29 nov. 2005

Le mythe du trésor caché

En 2003, les opposants à la réforme des retraites faisaient remarquer que la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises aurait baissé de 10 points depuis 1981. Pourquoi devrait-on allonger la durée de cotisation, réduire les pensions ou augmenter les prélèvements sur les salariés quand les profits sont au plus haut ? Taxer le capital, voilà la solution !

Récemment, Laurent Mauduit évoquait ainsi « une déformation historique du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits » (Le Monde du 5/02/05) . Selon lui, « la part des richesses créées par les entreprises et revenant aux salaires est tombée de 70 % à 60 % dans le courant des années 1980. Et la part des profits a fait le chemin inverse, grimpant de 30 % à 40 %. Depuis, à quelques petites variations près d'une année sur l'autre, le partage est resté à peu près le même, très favorable au capital, très défavorable au travail. »

Le problème est que les chiffres cités sont fallacieux. En premier lieu, il faut garder à l'esprit que les années 1980-83, base de la comparaison, furent pour les profits les pires années depuis la guerre (tableau 1 et graph. 1).

Tableau 1. Evolution du taux de marge des sociétés françaises depuis 1949 (en %)

Moyennes périodiques
1949-74 : 32.5
1975-85 : 28.5
1986-98 : 34.8

Minimum
1980-83 : 27.4
Maximum
1996-98 : 35.0
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d'après les données de Thomas Piketty – Les hauts-revenus en France au 20ème siècle, Grasset 2001

lire ainsi : en 1996-98, l’excédent brut d’exploitation représentait 35 % de la valeur ajoutée des sociétés. C’est la part du capital : elle rémunère les apporteurs de capitaux, permet d’autofinancer l’investissement (et aussi de payer l’impôt sur les sociétés).

Au mieux (si l'on s'arrête à 1996-1998), la part du capital est supérieure de 2,5 points à son niveau moyen des trente glorieuses (graph. 1). On est loin des dix points évoqués par Mauduit.

Thomas Piketty, op. cit.

De même, il faut garder à l'esprit que le taux de marge a baissé régulièrement depuis le point haut de 1998 : pour les sociétés non-financières, il est passé de 33.4 à 30.8 en 2004 (graph. 2). Autrement dit, l’essentiel des "surprofits" a déjà fondu.
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Insee, indicateurs annuels

En second lieu, le taux de marge (Excédent brut d’exploitation/Valeur ajoutée) est égal au produit du taux de rentabilité économique (Excédent brut d’exploitation/Capital fixe) et du coefficient de capital (Capital fixe/Valeur ajoutée), qui mesure l'intensité capitalistique. Or, c'est l'augmentation de cette dernière qui explique que le taux de marge soit aujourd'hui deux points au dessus de son niveau de long terme. En revanche, la rentabilité des entreprises françaises reste inférieure à son niveau des années 1965-73 !


Tableau 2. Rentabilité économique brute du capital fixe productif du secteur privé
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1965-73 : 20.6 %
1990-99 : 19.1 %

Source : Economie et Statistiques, n° 341-2, 2001
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Lire ainsi : sur la période 1965-73, 100 € de capital fixe immobilisé rapportait chaque année 20.6 € de profit (EBE).
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Les profits d'aujourd'hui ne sont donc pas particulièrement élevés. L'examen de la répartition de la valeur ajoutée depuis 1981 confirme cette interprétation (tableau 3).
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Tableau 3. Répartition de la valeur ajoutée des sociétés non financières
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d'après Xavier Timbeau, Le partage de la valeur ajoutée en France, Rev. de l'OFCE janv. 2002, complété avec les indicateurs annuels de l'Insee 2005

Entre 1981 et 1995, la part des salaires a baissé de 7.8 points, qui sont allés à l’impôt (1.1 point) et, surtout, à l’autofinancement (+ 6 points). Depuis 1995, les salaires ont repris 1.7 points et l’impôt 1 point tandis que, sous l'effet du désendettement et de la baisse des taux, le poids des intérêts s'est réduit de 3.6 points. Corrélativement, l’augmentation de la part des dividendes traduit le retour à une situation bénéficiaire. L'un dans l'autre, la part des revenus du capital était en 2004 inférieure de 2 points à son niveau de 1981...
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Bref, on a beau scruter la répartition de la valeur ajoutée, on ne découvre pas de trésor caché. Les profits ne sont pas aujourd’hui si élevés qu’on puisse les taxer impunément.

24 nov. 2005

Séparation des parents et réussite scolaire des enfants

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Dans quelle mesure la séparation des parents affecte-t-elle la réussite scolaire des enfants ?

Selon une étude de l’INED, publiée il y a trois ans, le taux de bacheliers parmi les jeunes dont les parents étaient séparés lorsqu’ils avaient 18 ans, était sensiblement plus bas que celui des jeunes dont les parents étaient restés unis :

Tableau. % des jeunes de 20 à 25 ans ayant eu leur bac, selon que leurs parents étaient unis ou séparés à 18 ans, et selon l'origine sociale
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Père Cadre & Mère diplômée du supérieur (N = 548)
Parents unis : 93
Parents séparés : 85
Ecart (en points) : - 8
Père Cadre & Mère sans diplôme supérieur (N = 1 920)
Parents unis : 63
Parents séparés : 52
Ecart (en points) : - 11
Père Ouvrier & Mère diplômée (N = 752)
Parents unis : 33
Parents séparés : 28
Ecart (en points) : - 5
Père Ouvrier & Mère sans diplôme (N = 2 712)
Parents unis : 20
Parents séparés : 14
Ecart (en points) : - 6
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D’après Paul Archambault - INED, Population et Sociétés, n° 379, mai 2002. Source: INSEE, enquête Jeunes 1992.
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Reste à savoir si la séparation des parents est la cause des difficultés scolaires de l'enfant ou si ce sont plutôt les circonstances antérieures au divorce qui sont à l'origine de ces difficultés. Le divorce ne serait alors qu'un révélateur d'un climat familial déjà défavorable à la réussite scolaire.

Pour le savoir, Thomas Piketty a étudié le devenir scolaire d’une cohorte d’élèves entre 1992 et 2001. Le taux d’élèves à l’heure sert ici d’indicateur du niveau scolaire.

S’il se confirme que les élèves dont les parents sont séparés sont plus souvent à l'heure que ceux dont les parents sont unis (l’écart est de 8 points), il apparaît aussi qu’on ne saurait imputer à la séparation des parents la moins bonne réussite scolaire des enfants.

Parmi les élèves dont les parents sont unis au moment de l’enquête, ceux dont les parents vont se séparer dans les deux ans sont en effet aussi souvent en retard que ceux dont les parents étaient déjà séparés au moment de l’enquête. L'écart de taux avec les élèves dont les parents vont rester unis ressort là encore à 8 points.
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Graphique. Proportion d’élèves à l’âge normal, parmi les élèves de 15-20 ans vivant avec leurs deux parents au moment de l’enquête, selon que leurs parents se sont séparés ou non dans les deux ans qui ont suivi.

Lire ainsi : le taux d’élèves à l’heure est de 40 % pour les jeunes dont les parents seront restés unis, mais de 32.7 % pour ceux dont les parents se seront séparés dans l’année suivant l’enquête…

Source: Thomas Piketty, The Impact of Divorce on School Performance – Evidence from France, 1968-2002, CEPR, décembre 2003

En somme, la séparation (ou le divorce) n'est pas coupable. La réussite scolaire des enfants est plus vraisemblablement affectée par la mauvaise entente entre les parents, prélude au divorce :

21 nov. 2005

Pourquoi les dealers vivent-ils chez leur maman ?


A écouter certains, l'économie souterraine, en particulier le trafic de drogue, serait florissante dans les cités. Les pauvres n’y seraient pas si pauvres que ça… Mais si les dealers des cités ne sont pas si pauvres que ça, pourquoi vivent-ils chez leurs mamans ?

C'est la question que s’est posé Steven Levitt dans un chapitre savoureux de Freakonomics. La réponse est donnée par une étude consacrée aux finances des gangs, réalisée avec le sociologue Sudhir A. Venkatesh, et parue dans le prestigieux Quarterly Journal of Economics.

I. La sociologie est un sport dangereux

L’histoire commence en 1989 lorsque Venkatesh, fraîchement diplômé d’un master en Mathématiques, décide de préparer un doctorat de sociologie à l’université de Chicago. Recueillir des données sur le terrain, cet aspect ingrat du travail du sociologue, n’intéressait pas Venkatesh, qui se passionnait à l’époque pour la façon dont les jeunes construisaient leur identité. Il venait de passer les trois derniers mois à suivre la tournée américaine du Grateful Dead...

Mais son directeur de thèse, Julius Wilson, ne l’entendait pas de cette oreille. Il l’envoya derechef dans l’une des cités les plus pauvres de Chicago, avec un questionnaire à choix multiples qui débutait ainsi : Comment ressentez-vous le fait d’être noir et pauvre ? Très mal, Mal, Ni mal ni bien, Plutôt bien, Très bien

Un jour, Venkatesh visitait un immeuble particulièrement délabré, sans ascenseur, où quelques familles misérables s'agglutinaient dans les premiers étages. Par acquis de conscience, il alla prospecter les étages supérieurs, et tomba inopinément sur le QG des Black Gangster Disciple Nation.

Après avoir joué quelque temps avec ses nerfs, les membres du gang comprirent qu’il n’était ni un espion, ni un flic, et finirent par l'intégrer à leur beer-party. Pour tuer le temps, ils demandèrent même à être interviewés. Venkatesh confiera plus tard à ses collègues que le questionnaire était mal libellé. En particulier, la question à choix multiples « Comment ressentez-vous le fait d’être noir et pauvre ? » n'avait pas prévu la réponse : Fuck you !

A peine libéré, Venkatesh sentit qu’il tenait là un sujet. Le temps de prendre une douche, il revint sur les lieux pour proposer à J.T., le boss local, d'être incorporé dans le gang -- comme observateur s'entend. J.T. lui dit d’abord qu’il était fou, mais, lui-même diplômé d’un MBA, il finit par accepter. Moyennant quoi, Venkatesh passera les six années suivantes avec les membres du gang, dormira dans leur famille, les suivra dans leur vie quotidienne, gagnant au fil du temps la confiance de chacun. Au point qu'un jour, Bootie, le trésorier local, lui remis la comptabilité complète du gang depuis quatre ans ! L'homme se savait menacé (il sera tué peu après), et souhaitait mettre en ordre sa conscience...

II. L’environnement social du gang

Si l’on compare les caractéristiques socio-démographiques du quartier contrôlé par le gang avec celles de l’ensemble national (chiffres du recensement 1990), on mesure à quel point il s’agit d’un quartier défavorisé.

  • % de noirs dans la population : 99.6 (vs 12.0)
  • Taux de chômage des hommes : 35.8 (vs 6.5)
  • % des enfants pauvres : 56.2 (vs 18.3)
  • % des enfants en famille monoparentale : 77.6 (vs 21.5)
  • Revenu familial médian ($) : 15 077 (vs 35 225)
  • % propriétaires de leur logement : 10.4 (vs 64.2)
  • % qui vivaient dans un autre comté il y a 5 ans : 2.9 (vs 21.3)
  • % des adultes n’ayant pas atteint ou terminé le lycée : 49.3 (vs 24.8)
  • % des adultes titulaires d’une licence : 4.7 (vs 20.3)

Voir les photos des Robert Taylor Homes public housing development avant leur destruction

III. L’organisation sociale du gang

Le gang est dirigé par un board of directors composé d’une vingtaine de directeurs – dont quatre à six sont spécialisés dans les relations avec les fournisseurs et les autres gangs affiliés, et une douzaine sont responsables de la collecte des redevances, de la supervision du recrutement, de la mise au pas des mauvais sujets, et de la liaison entre les différentes branches du gang.

On compte pas moins d'une centaine de branches (sur le modèle des franchises). Chacune est dirigée par un chef local (à l’image de J.T.), qui paie tribut au board en échange de la permission de vendre du crack sur un territoire donné, d’une garantie de protection en prison et en ville, de l’accès à une offre stable de drogue de qualité et, aussi, de la possibilité de s’élever dans la hiérarchie du gang.

Le chef d'une branche locale est assisté de trois lieutenants : un trésorier qui gère les liquidités, un responsable des approvisionnements (runner), et un responsable de la sécurité (enforcer). Au bas de la hiérarchie se trouvent les clockers : les dealers de crack. Selon la saison et le territoire couvert, J.T. avait sous ses ordres une moyenne de 25 à 75 clockers, âgés de 16 à 22 ans, soit environ un quart des jeunes du quartier... Ces derniers travaillent en équipe de six, avec un chef d’équipe supervisant deux préparateurs, un vendeur, un coursier, un guetteur. Ce dernier job correspond à un emploi de débutant et est donc le moins bien rémunéré.

A la base de la pyramide, on trouve l'armée de réserve des aspirants clockers, et les prostituées, commerçants, trafiquants, dealers d’héroïne… qui tous paient tribut au gang. Soit environ 200 personnes.

Enfin, les clients habitent généralement dans le secteur, dont 30 % environ sur le territoire de 12 blocs sur 12 couvert par le gang.
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IV. Les finances du gang

Voici le détail des revenus et des charges du gang pour les quatre années couvertes par la comptabilité de Bootie :


Les revenus proviennent essentiellement de la vente du crack. Si dignes de foi que soient ces comptes, force est de constater que certains revenus ne sont pas toujours scrupuleusement comptabilisés : par exemple, J.T. et ses lieutenants escamotent une partie du produit du racket (en particulier des dealers d’héroïne). De même, selon les informations glanées auprès des intéressés par Venkatesh, les clockers étouffent environ 15 % du produit de leurs ventes (par exemple, en pigeonnant certains clients, ils parviennent à tirer un peu plus que le chiffre attendu, correspondant au nombre de bags écoulés).

En année moyenne, les dépenses non salariales représentent 41 % des revenus du gang, dont 16.5 % pour acheter la drogue, 13 % au titre du tribut versé au bureau des directeurs, et 11 % au titre des dépenses de guerre (achats d’armes, location de mercenaires, obsèques et indemnités -- 5 000 $ en moyenne -- versées aux familles des membres morts au combat).

Les salaires payés aux membres du gang représentent en moyenne 39 % des revenus du gang. Le reste, soit 20 %, constitue le profit revenant au chef local (J.T.).

V. Les revenus des membres du gang

Le revenu moyen de J.T. s’élève à près de 100 000 $ par an, soit six à sept fois le revenu médian d’une famille du quartier. Mais c’est encore trois fois moins que ce que perçoit un directeur. Si les cent agences locales font remonter chacune 4 à 5 000 $ par mois, chacun des vingt directeurs reçoit environ 240 à 300 000 $ par an, soit vingt fois le revenu médian d’une famille du quartier.

Au total, ces 120 membres dirigeants, qui représentent environ 2 % des membres du gang, accaparent la moitié des revenus. Le reste revient aux 300 lieutenants et près de 5 000 clockers...

Le montant des salaires versés par J.T. à ses 3 lieutenants et à près de 50 clockers en moyenne est à peine supérieur à son revenu à lui. Un lieutenant gagne environ 1 000 $ par mois, pour un emploi à temps plein. Pendant les trois premières années, avant l'extension de la guerre des gangs, un clocker gagnait environ 200 $ par mois pour environ 20 heures de travail, soit 3,30 $ de l’heure, moins que le salaire minimum fédéral !

La dernière année a vu doubler leur rémunération, à 470 $ par mois, en raison de la guerre des gangs. Comme l’explique un jeune clocker, le risque doit être rémunéré:

Would you stand around here when all this shit is going on? No, right? So if I gonna be asked to put my life on the line, then front me the cash, man. Pay me more ‘cause it ain’t worth my time to be here when warring.

De plus, en temps de guerre, il importe plus que jamais de s’assurer la loyauté de ses hommes. Un chef de gang explique pourquoi J.T. a doublé les salaires de ses clockers :

You never forget the n... that got you where you are. You always got to treat them good ‘cause you never know when you need them. That n... {J.T.} don’t know if he can trust yet, so he gotta be real careful. If he don’t take care of his own boys, he ain’t gonna be up there very long, so he pays them real nice, you know. He just has to cause n... got all these folks under him. It ain’t easy to watch all them, so you gotta make sure they on your side.

On comprend à présent pourquoi les dealers habitent chez leurs mamans… et aussi pourquoi plus des trois quarts d’entre eux exercent aussi un petit boulot dans le secteur légal.

VI. Les risques du métier

Pour les membres du gang en activité depuis le début de l’étude, le taux de décès par mort violente s’est élevé à 28 % au cours des quatre années couvertes par l'étude ! En moyenne, les membres du gang ont été blessés à 2 ou 3 reprises, et arrêtés 6 fois ! Même parmi les directeurs, à tout moment, un tiers d’entre eux est en prison.

Difficile de trouver aux Etats-Unis un métier plus dangereux !

Mais alors, si le métier de clocker est tout à la fois le plus dangereux et le moins payé des Etats-Unis, pourquoi diable devient-on clocker ?

VII. Pourquoi devient-on clocker ?

Une partie de l’explication tient à la faible valeur accordée à la vie dans le ghetto. "La vie ici, c'est la guerre", explique ce jeune:

It’s a war out here, man. I mean everyday people struggling to survive, so you know, we just do what we can. We ain’t got no choice, and if that means getting killed, well shit, it’s what n... do around here to feed their family.

Mais l’essentiel de l’explication est sans doute ailleurs. Les jeunes du ghetto deviennent clockers pour la même raison qu'une jeune paysanne du Wisconsin s'en va à Hollywood, ou que de jeunes africains prennent tous les risques pour rejoindre l'Europe. Tous veulent tenter leur chance dans un jeu extrêmement compétitif avec des lots en nombre restreint mais suffisamment gros pour enflammer l’imagination. Qu’importent les risques, qu’importe la misère pour celui qui rêve d'accéder au paradis des stars.

A la longue, toutefois, la plupart des joueurs finissent par sortir du jeu, quand ils réalisent qu’ils n’arriveront jamais au sommet. C'est ce qu'explique très lucidement ce jeune clocker :

You think I wanta be selling drugs on the street my whole life? No way. But I know these n... are making more money, and it’s like, people don’t last long doing this shit. So you know, I figure I got a chance to move up. But if not, shit, I get me a job doin’ something else.

Dans le ghetto, J.T. incarne la réussite sociale. Après six années passées comme chef de la branche locale, il a réussi à intégrer le board des directeurs. Il est devenu une star. Mais, et c’est la grande différence avec Hollywood, J.T. est aujourd’hui en prison…

Conclusion

L’étude de Levitt et Venkatesh éclaire les politiques publiques dans leur lutte contre le trafic de drogue. Si les dealers rêvent de devenir très riches, on peut penser que ni la baisse du chômage, ni la hausse des revenus du travail (par exemple avec la revalorisation de la prime pour l’emploi) ne suffiront à les détourner du bizness. Pour cela, il faudra aussi transformer radicalement la structure des incitations, soit en sanctionnant lourdement les usagers, de façon à réduire la demande, soit en légalisant la vente de drogue, de façon à réintroduire cette activité dans l’économie formelle.

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Sources :
- Freakonomics, chap. 3, par Steven Levitt et Stephen Dubbner, 2005.
- Levitt, Steven D. & Sudhir A. Venkatesh, 2000, An Economic Analysis of a Drug-Selling Gang's Finance (pdf), The Quarterly Journal of Economics, August, 755-789

19 nov. 2005

Les riches n'ont plus besoin des pauvres

L’idée que les riches n’auraient plus besoin des pauvres est devenu un pont aux ânes de l’anti-économie. On la trouvait déjà chez Viviane FORRESTER, qui écrivait dans L’horreur économique (1996) :

Il faut, pour « mériter » de vivre, se démontrer « utile » à la société, du moins à ce qui la gère, la domine : l’économie plus que jamais confondue avec les affaires, soit donc l’économie de marché. « Utile » y signifie presque toujours « rentable », c’est-à-dire profitable au profit. En un mot, « employable » (« exploitable » serait de mauvais goût !). ... Est-il « utile » de vivre si l’on n’est pas profitable au profit ? ... Alors, sourd la crainte insidieuse, l’effroi, de voir des êtres humains en grand nombre, ou même de voir le plus grand nombre tenus pour superflus.

Plus surprenant, cette idée se rencontre aussi chez d’honorables économistes. Par exemple, Rémy PRUD’HOMME a commis autrefois dans Le Monde un article intitulé « Les nantis n’ont plus besoin des pauvres » (cf. annexe).

Mais le pire est atteint quand la sociologie recycle ce sophisme pour expliquer la crise des banlieues. C’est ce que fait Ulrich BECK dans Le Figaro d’hier (cf. ici) :

Jadis, les riches avaient besoin des pauvres pour devenir riches. A l'heure de la mondialisation, les riches n'ont plus besoin des pauvres. C'est la raison pour laquelle les enfants français d'origine africaine ou nord-africaine pâtissent d'une complète absence de perspective dans les banlieues des grandes villes.

Las ! Si Beck, Forrester et Prud’homme avaient raison, on ne comprend pas comment les pauvres trouvent encore à s’employer au Royaume-Uni ou en Scandinavie. En vérité, le chômage d’exclusion est un problème français, pas une fatalité occidentale.

Les causes en sont connues depuis belle lurette. Le financement de notre système de protection sociale pèse trop lourdement sur les salariés du bas de l’échelle (1). Pour justifier le SMIC et les charges sociales qui lui sont adossées, un travailleur sans qualification doit rapporter à son employeur au moins 1 800 euros par mois. A ce prix, l’un des plus élevés du monde, nos travailleurs non qualifiés sont inemployables.

Pour les remettre en emploi, il suffirait d’abaisser fortement les charges qui pèsent sur leur travail, quitte à faire supporter davantage le coût de la protection sociale par les français plus aisés. Malheureusement, il semble que cette forme de solidarité ne soit pas payante électoralement...

[A noter que, même en mettant les choses au pire -- la fin du travail pour les non qualifiés --, les riches auraient encore besoin des pauvres. Pour preuve, les marchés du sexe, des jeux du stade, de la drogue... où l'offre des pauvres rencontre traditionnellement la demande des riches !]

Dans ces conditions, comment expliquer que des gens intelligents puissent développer des âneries aussi considérables ? Et comment expliquer que ces âneries rencontrent autant d’écho dans l’opinion ?

Paul KRUGMAN déplorait l’existence d’un double standard dans l’attitude des intellectuels vis-à-vis des savants :

« Les intellectuels qui s’intéressent à la politique économique ont à l’égard de la théorie économique une attitude tout à fait spéciale. Beaucoup de gens ont une opinion sur les questions juridiques, ou sur les problèmes de défense, mais ils admettent généralement que, pour discuter intelligemment de ces problèmes, il faut posséder un certain bagage spécialisé. On demande donc à celui qui doit commenter une affaire juridique d’avoir un diplôme de droit, ou à celui qui commentera les problèmes de défense d’avoir fait une carrière militaire, ou de fournir des preuves qu’il a étudié la question, etc. Mais lorsqu’il s’agit d’économie, et surtout de commerce international, l’opinion dominante est qu’il n’y faut aucune formation préalable. Les juristes, les spécialistes des sciences politiques, les historiens offrent joyeusement leur opinion et donnent souvent l’impression d’être parfaitement certains que tout ce que les professeurs d’économie peuvent avoir à dire sur le sujet (lequel est soigneusement maintenu dans le flou le plus artistique) est empreint de naïveté et tout simplement faux. »
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La mondialisation n'est pas coupable, La découverte

En l’espèce, Ulrich BECK est simplement passé à côté de l’une des lois les mieux admises des sciences économiques : la loi des avantages comparatifs (2).

Cette théorie est l'une des plus largement acceptée parmi les économistes. C'est aussi l'une des moins bien comprises des non économistes, qui confondent avantages comparatifs et avantages absolus. Ainsi affirme-t-on souvent que certains pays, certains individus ne disposeraient d'aucun avantage comparatif dans quelque domaine que ce soit. Ce qui est impossible.

En 1817, David Ricardo a démontré que tout un chacun, riche ou pauvre, dispose d'un avantage comparatif. Autrement dit, chacun peut trouver à s'insérer dans la division du travail.

Les économistes démontrent mathématiquement cette proposition (3). Mais on peut aussi l’exposer très simplement. C’est ce que fait Grégory MANKIW dans son remarquable manuel :

Michael Jordan est un des meilleurs joueurs de basket de la NBA. Il est probablement meilleur que la plupart des gens pour tout un tas d’activités. Par exemple, il pourrait tondre son jardin plus vite que quiconque. Cela suffit-il à justifier qu’il le fasse ? Supposons que Jordan puisse tondre son jardin en 2 heures. Dans le même temps, il pourrait tourner une publicité pour des chaussures de sport et gagner 10 000 dollars. A côté, sa voisine Jennifer pourrait tondre la pelouse de Jordan en 4 heures. Dans le même temps, elle pourrait gagner 20 dollars en travaillant chez McDonald’s.

Le coût d’opportunité de la tonte est de 10 000 $ pour Jordan et de 20 $ pour Jennifer. Jordan bénéficie d’un avantage absolu car il peut tondre sa pelouse plus rapidement que Jennifer, mais celle-ci jouit d’un avantage comparatif car son coût d’opportunité est moindre. L’intérêt de l’échange dans cet exemple est immense. Plutôt que de tondre sa pelouse, Jordan doit aller tourner sa publicité et embaucher Jennifer pour s’occuper du jardin. Tant qu’il la paie plus de 20 $ et moins de 10 000 $, chacun des deux est gagnant.

Grégory MANKIW / Principes de l’économie, 1998.

Moralité :

Depuis La Fontaine, on savait qu'

Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde.
On a souvent besoin d'un plus petit que soi.

Mais depuis Ricardo, chacun devrait savoir qu' On a toujours besoin d'un plus petit que soi.
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Las ! deux siècles plus tard, à écouter certains, la "fin du travail" privera bientôt de toute utilité économique les pauvres de France comme d'Afrique ! A l'évidence, la "difficile idée de Ricardo" demeure une idée neuve... Le combat continue...

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
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Notes

(1) Les meilleurs économistes spécialistes du sujet, de droite comme de gauche, s’accordent là-dessus: Bernard Salanié (Columbia), Thomas Piketty (EHESS), Pierre Cahuc (CREST) … Du reste, les analystes étrangers de la crise des banlieues ne s’y sont pas trompés -- Cf. Newsweek: It's About Jobs ; Wall Street Journal : French Lessons - How to create a Muslim underclass

(2) Paul Samuelson fut un jour mis au défi par le mathématicien Stanislaw Ulam de "nommer au moins une proposition des sciences sociales qui serait vraie sans être triviale." Il fallut à Samuelson plusieurs années pour trouver la réponse - la loi des avantages comparatifs : "That it is logically true need not be argued before a mathematician ; that it is not trivial is attested by the thousands of important and intelligent men who have never been able to grasp the doctrine for themselves or to believe it after it was explained to them."
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(3) Le producteur qui a le coût d’opportunité le plus faible bénéficie d’un avantage comparatif pour la production de ce bien. Dans cet exemple, il est mathématiquement impossible à une même personne d’avoir un avantage comparatif sur les deux biens à la fois. Comme le coût d’opportunité d’un bien est l’inverse du coût d’opportunité de l’autre, un coût d'opportunité plus élevé pour l’un des biens se traduira par un coût plus faible pour l’autre ... Cqfd
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ANNEXE
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Les nantis n’ont plus besoin des pauvres
Rémy Prud’homme (Univ. Paris-XII) - Le Monde-Eco, 29 nov. 1994

Hier, les riches avaient besoin des pauvres. C’était vrai des familles, des régions et des pays. La richesse des uns reposait au moins en partie sur la pauvreté des autres. « Le tout des riches est la somme du rien des pauvres », disait Victor Hugo. Il y avait de l’emphase et de l’exagération dans ces formules. Mais elles reflétaient des réalités. Le prince prélevait des impôts sur ses sujets. Le capitaliste asseyait son profit sur la plus-value. La métropole s’assurait des marchés et des matières premières dans ses colonies. Marx est le plus célèbre théoricien de ces relations de dépendance et d’exploitation des pauvres par les riches.

Aujourd’hui, dans nos sociétés développées, on peut dire que les vrais pauvres sont ceux qui n’ont pas d’emploi et pas de qualification, pas d’emploi parce que pas de qualification. Les processus de production sont devenus si perfectionnés, si rapides, si changeants, si techniques, qu’ils ont de plus en plus de mal à intégrer les laissés-pour-compte de l’école et de l’entreprise. C’est ce qui rend si dramatique le chômage, et largement vaines beaucoup des solutions proposées. Le partage du travail ? On ne partage pas un emploi nécessitant, par exemple, la connaissance du japonais entre quelqu’un qui connaît le japonais et quelqu’un qui ne le connaît pas. La réduction du coût du travail des chômeurs sans qualification ? Elle aiderait sûrement, mais la plupart des entreprises n’ont tout simplement pas besoin de ces travailleurs-là, même à 6 000 francs par mois.

Il en va de même des rapports entre nations. Le commerce a longtemps été présenté comme le vecteur de l’exploitation, l’échange était dit « inégal ». Cette thèse néo-marxiste, longtemps reflétée dans les manuels de géographie ou d’économie de nos lycées, a de moins en moins de croyants. Même Castro supplie les Etats-Unis de suspendre l’embargo, c’est-à-dire de faire du commerce. Mais Cuba n’a rien à vendre, si ce n’est un peu de soleil. Regardez le commerce international. Il se compose à 80 % d’échanges entre pays développés. La France achète et vend presque deux fois plus à la Belgique qu’à toute l’Afrique.

Cette nouvelle situation est dramatique, car elle n’est pas autocorrective. Lorsque les riches avaient besoin des pauvres, ils s’occupaient d’eux. L’exploitation impliquait en quelque sorte la solidarité. Ajoutez à cela, au moins à l’intérieur des nations, les mécanismes de la démocratie. Tant que les pauvres étaient majoritaires et électeurs, il arrivait que leurs élus obligent les riches à composer, à modérer l’exploitation, à redistribuer. Il en résultait un monde imparfait, certes, mais humain. Maintenant que les pauvres sont minoritaires et inutiles (aux riches), qui se souciera d’eux ? Comment éviter un monde complètement dichotomique et cauchemardesque dont les villes américaines - banlieues riches et centres misérables - offrent une préfiguration ?

Le pire n’est pas toujours sûr. La ligne entre pauvreté et richesse, entre ignorance et connaissance, n’est pas imperméable. Avec de l’éducation et de l’effort, il y a des familles, des régions, des pays, qui la franchissent. Reste que le problème de la pauvreté se pose dorénavant dans des termes très nouveaux. Le fondement de la solidarité ne peut plus être l’intérêt bien compris : il doit être la compassion désintéressée.

18 nov. 2005

Emeutes et anomie

Ce n'est pas un défaut d'intégration, mais sa réussite même, qui fait paradoxalement le lit de la haine et de la violence. C'est – plus exactement – la contradiction entre le degré d'assimilation culturelle et l'exclusion sociale de cette jeunesse. Ces adolescents assimilés, dont les parents sont venus s'installer dans nos pays, ne sont guère différents, par leurs aspirations et leurs idées, du reste des adolescents de leur classe d'âge : au contraire, ils sont particulièrement proches d'eux. C'est à l'aune de cette similitude que le racisme d'exclusion ressenti par ces groupes hétérogènes d'adolescents est une expérience si amère...

Ulrich Beck, Le Figaro, 18 novembre 2005

[NB: On aura reconnu la célèbre théorie mertonienne de l'anomie. Extraits ici]

Pour montrer la pertinence de cette idée (qui, bien entendu, n'épuise pas le sujet), je m'appuierai sur les données d'une étude récente d'Education et Formation (cf. le compte rendu du Monde). Où l'on voit que les familles maghrébines ouvrières/employées ont des aspirations scolaires supérieures à leurs homologues d'origine française, mais que leurs enfants sont en moyenne nettement moins bons (cf. les tableaux ci-après).
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Comment expliquer ce paradoxe ?

Une partie de l'explication tient au fait que ces jeunes sont concentrés dans certains collèges, où le niveau scolaire est très en deçà des standards nationaux et où, d'une façon ou d'une autre, les professeurs sont amenés à surnoter les élèves (cf. cet article de
Libé). Résultat : on voit des élèves qui, en toute bonne foi, s’estiment bons ou excellents échouer ensuite au lycée, voire à la Fac (cf. le cas de Nassim et ses copains dans "80 % au Bac et après" de Stéphane Beaud)...

De ce découplage entre les aspirations et les possibilités objectives naît un sentiment de frustration, voire d'injustice -- ainsi, les jeunes des familles immigrés sont plus nombreux que les autres à trouver injustes les décisions du Conseil de classe.

Cela dit, de la frustration à l'émeute, il y a un pas...

Si nos jeunes émeutiers se sont joyeusement livrés à cette orgie de destructions, c'est aussi parce qu'ils avaient le sentiment que tout cela ne leur coûterait pas cher... Que risque aujourd'hui un jeune de 15 ans quand il cède à la tentation de faire potlacht avec le bien des autres ? Réponse : pas grand chose. Au pire, certains policiers vont s'employer à lui laisser un petit souvenir... Mais, comme l'ont montré les évènements récents, ces policiers trop zélés risquent gros...
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Niveau scolaire des enfants et aspirations des parents dans les familles ouvrières et employées d’origine française et maghrébine (en fin de 3ème)

% des parents qui souhaitent que leur enfant décroche un Bac général
Parents français d’origine
G 20.8
F 36.2
Parents maghrébins
G 39.6
F 54.2

% d’enfants à l’heure ou en avance
Parents français d’origine
G 52.4
F 65.1
Parents maghrébins
G 40
F 60.2
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Résultats au brevet en français :
Parents français d’origine
% d’enfants ayant obtenu des notes > 12 : 40.6
% d’enfants ayant obtenu des notes < 8 : 8.6
Parents maghrébins
% d’enfants ayant obtenu des notes > 12 : 27.8
% d’enfants ayant obtenu des notes < 8 : 22.8

Résultats au brevet en maths
Parents français d’origine
% d’enfants ayant obtenu des notes > 12 : 43.5
% d’enfants ayant obtenu des notes < 8 : 17.4
Parents maghrébins
% d’enfants ayant obtenu des notes > 12 : 30.9
% d’enfants ayant obtenu des notes < 8 : 25.0

Jugement de l’élève sur son niveau scolaire
Parents français d’origine
Grosses difficultés : 19.6
Excellent : 15.5
Parents maghrébins
Grosses difficultés : 23.5
Excellent : 17.9

Le Conseil de classe a été injuste avec moi (% de réponses « d’accord » et « plutôt d’accord »)
Parents français d’origine : 17.9
Parents maghrébins : 24.8

Champ : Familles stables composées de deux parents, qui ont répondu à l’Enquête Famille 1998 et dont les enfants ont répondu à l’Enquête Jeunes 2002. Source: Revue Education et Formation, sept. 2005 : "les aspirations éducatives des familles immigrées" (not. les tableaux 3, 7, 9)
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16 nov. 2005

La préférence pour le loisir et le sous-développement chez les Classiques

Parmi les causes du "retard" des nations pauvres, les économistes classiques ont isolé des facteurs externes, comme le système mercantiliste, et des facteurs internes, parmi lesquels une préférence marquée pour le loisir. Ainsi JS Mill pensait-il que le "désir effectif d'accumulation" et le désir effectif de travailler (*) étaient, dans "les nations attardées", moins élevés qu'en Angleterre, où "les individus épargnent beaucoup pour un profit modéré" et "travaillent durement pour une faible rémunération".

Comment expliquer pareilles différences dans les systèmes de préférences des nations avancées et des nations attardées ?

¤ Une première raison tiendrait au fait que la désutilité de l'effort serait plus grande chez ces dernières. La libéralité de la nature produirait en ces contrées un climat diffus d'aversion pour le travail, une "insouciance" mère de misère.

Ce "penchant à l'indolence", Malthus l'explique ainsi : "si la facilité d'obtenir des subsistances fait naître des habitudes d'oisiveté, ces habitudes doivent faire préférer le luxe de l'oisiveté à celui des objets qui embellissent la vie" (les "superfluités").

A l'inverse, "c'est dans les climats moins favorisés par la nature et où le sol produit seulement pour ceux qui travaillent, et en proportion de l'industrie de chacun, que nous pouvons attendre de grandes multitudes", notait Sir James Steuart en 1767. Dans la même veine, JS Mill écrira : "le moteur naturel du labeur, de l'inventivité, de la maitrise et du développement d'un jugement sûr, ce sont les difficultés qu'impose la vie".

Toutefois, Malthus croit aussi qu'il existe chez ses semblables une "disposition naturelle à l'oisiveté" :

"Tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à croire que cette préférence donnée à l'oisiveté est trés générale dans l'enfance des sociétés, et qu'elle n'est pas du tout rare dans les pays les plus avancés en civilisation".

¤ Ensuite, l'utilité marginale du revenu serait plus faible dans les nations pauvres, en raison de la faiblesse des besoins matériels.

Selon Ricardo, "le travailleur anglais considèrerait son salaire comme inférieur au taux naturel et comme insuffisant pour entretenir une famille s'il ne lui permettait pas d'acheter d'autre nourriture que des pommes de terre et d'avoir pour demeure autre chose qu'une misérable hutte en terre ; néanmoins, des exigences aussi faibles seront souvent jugées suffisantes dans les pays où la vie est bon marché et où l'homme n'a qu'un petit nombre de besoins aisément satisfaits".

Ainsi une hausse des salaires conduiraient les Irlandais à fournir moins d'efforts eu égard à "leurs maigres besoins" ; de même les populations d'Asie et du Pacifique "préfèrent la facilité et l'inactivité présentes, même si elles ne leur offrent pas de garantie contre les risques de famine, à des efforts modérés résultant dans une abondance de nourriture et de biens indispensables".

JS Mill le formulera brillamment : "Un peuple peut se trouver dans un état de tranquillité, d’indolence et d’ignorance ; ses besoins étant très faibles ou pleinement satisfaits, il peut renoncer à mettre en oeuvre l’entièreté de ses énergies productives, faute de désirs suffisants".

De tout cela, il ressort que la pensée classique trouve de "bonnes raisons" à la propension à l'indolence des nations attardées. Il est dans la nature de l'homme de préférer le loisir à l'effort, et dans les pays où la nature est généreuse, il faudra une "révolution des besoins" (Myrdal) pour stimuler la propension au travail et à l'accumulation. "Pour civiliser un sauvage, il faut lui infuser de nouveaux besoins et lui inspirer de nouveaux désirs", soutient JS Mill.

Il suffirait donc d'instiller dans le coeur des hommes le poison du besoin pour les mener sur la voie de la civilisation.

Pour les classiques, l'échelle de la civilisation est en effet indexée sur celle des besoins, le degré d'avancement de la civilisation se mesurant à la quantité de besoins que l'on peut satisfaire. Aux stades antérieurs de l'évolution, les peuples sauvages "jouissent des biens que le ciel leur envoie et, sans murmurer, se passent de ceux que le ciel leur refuse", constate JB Say. En cela, leur condition est "plus proche de celle des bêtes que de celles des hommes". Car "se passer de ce qu'on n'a pas, est la vertu des moutons ; mais il convient à des hommes de se procurer ce qui leur manque" (id.). Ou le travail comme impératif moral...

C'est en prenant la peine du travail que les hommes s'élèveront sur l'échelle de la civilisation. Reste à proposer aux peuples attardés des "stimulants" appropriés pour impulser la "révolution des besoins".

L'idée se trouve chez Malthus. Selon lui, si la civilisation a commencé là où "le besoin même réveille l'industrie", la civilisation ne progressera que par "l'action graduelle et lente de stimulants puissants et efficaces". Ce sera le rôle du commerce international :

"La plus grande de toutes les difficultés qui se présentent lorsqu'il s'agit de convertir des pays barbares et mal peuplés en Etats civilisés et populeux, c'est de leur inspirer les besoins les mieux calculés pour diriger leurs efforts vers la production de la richesse. Un des plus grand bienfaits du commerce extérieur, et la raison qui qui l'a toujours fait regarder comme un élément presqu'indispensable pour le progrès de la richesse, c'est la tendance qu'il a d'inspirer de nouveaux besoins, de faire naître de nouveaux goûts et de fournir des stimulants nouveaux pour l'activité et l'industrie de tous".

JS Mill poussera plus avant la réflexion sur le sujet :

"En familiarisant un tel peuple avec de nouveaux objets, en faisant miroiter devant lui la plus grande aisance avec laquelle peuvent être désormais obtenus des objets auxquels il ne pensait pas pouvoir accéder auparavant, l’ouverture au commerce extérieur est parfois à l’origine d’une sorte de révolution industrielle dans des pays dont les ressources sont restées jusqu’ici sous-exploitées par manque d’énergie et d’ambition chez leurs habitants : des individus qui se contentaient antérieurement d’un faible niveau de confort et se limitaient à l’accomplissement d’une quantité réduite d’efforts productifs, cette ouverture au commerce extérieur les incite à travailler plus sérieusement pour la satisfaction de leurs nouveaux besoins, et même à épargner et à accumuler du capital en vue d’une satisfaction encore plus complète de ces besoins à l’avenir".

Pour autant, "l'effet international de démonstration" (Nurkse) suffira-t-il ?

Say en doutait :

"Ces sauvages d'Australasie confinent avec les possessions des habitants venus originairement d'Europe : ils voient qu'on est mieux abrité dans des maisons bien couvertes et bien fermées, où l'on se garantit de la pluie, du froid, de l'ardeur du soleil, que dans des huttes de roseaux, exposées à la rigueur des saisons. Ils ne peuvent pas faire autrement que de s'apercevoir que l'on dort plus confortablement sur des matelas, dans des draps blancs, que tout nu sur une terre brulante en été, humide en hiver, (...) Cependant, ils paraissent complètement indifférents à ces douceurs, ils ne les désirent pas. Deux ou trois sortes de marchandises ont seules trouvé grâce à leurs yeux : des ornements, tels que les verroteries ; des moyens de défense ou d'attaque, tels que les armes, la poudre à tirer ; et les liqueurs distillées, seul aliment capable de flatter leur palais engourdi."

Des "incitants grossiers" certes, mais dans lesquels JS Mill verra "le seul aiguillon capable d'inciter" [les noirs émancipés de Jamaique] "à fournir spontanément des efforts systématiques et, partant, à acquérir ou entretenir des habitudes industrieuses volontaires qui, par la suite, pourront être canalisées vers des objectifs plus valables".

Au demeurant, Say souscrit lui-aussi à la thèse des vertus civilisatrices du "doux commerce" :

"Les habitants des Iles Sandwich étaient au nombre des plus féroces insulaires qu'eût visité le Capitaine Cook. Ce furent eux qui massacrèrent cet habile navigateur, il y a un demi - siècle à peine ; et déjà l'exemple de l'industrie européenne civilise ces peuples naguère anthropophages. On aborde maintenant chez eux, non seulement sans danger, mais avec profit. (...) Ils fournissent des marins pour faire le commerce de la côte nord-ouest d'Amérique ; ils vont trafiquer jusqu'en Chine".

Ainsi, les "stimulants matériels" et autres "incitants grossiers" ont eu raison des habitants des Iles Sandwich ; mais comment expliquer que l'introduction de biens nouveaux n'ait pu vaincre en tous lieux l'indolence des hommes ?

D'abord, remarquons qu'il n'était pas toujours nécessaire de travailler dur, moins encore d'investir, pour accéder aux biens de traite : il suffisait souvent de dilapider le capital humain (esclaves) et le capital naturel (en Amérique, nous dit Malthus, "les bêtes sauvages ont subi une dépopulation au moins égale à celle de l'espèce humaine"). Evoquant les temps peu glorieux de l'esclavage, Marx aura ainsi beau jeu de ridiculiser le rêve de Montesquieu et des économistes classiques : "Das ist der doux commerce".

Plus fondamentalement, dans "l'état rude et violent" des sociétés précoloniales, font défaut des institutions garantes des libertés économiques. Tel est le second facteur interne à l'origine du retard économique.

Pour les classiques, l'insécurité est en effet incompatible avec l'activité économique :

"Parler de l'insécurité des personnes et de la propriété, écrit JS Mill, revient à parler de l'incertitude qui entoure le lien entre tous les efforts et tous les sacrifices de l'homme et les fins en vue desquelles ils ont été consentis : c'est l'incertitude quant au point de savoir si l'on récoltera ce que l'on sème, si l'on disposera de ce que l'on produit et si on profitera demain de ce à quoi on renonce aujourd'hui. Cela signifie que la route vers l'acquisition de richesses passe par la violence et non par le labeur et la frugalité."

Partout où "la spoliation se révèle moins onéreuse que le travail" (Bastiat), il paraît bien vain de travailler. Il en va de même là où l'Etat, au lieu d'étendre le champ de la Justice, répand l'injustice et la "spoliation légale" :

"Des nations ont acquis un certain degré de richesse, poursuit JS Mill, et accompli certains progrès qui se trouvaient pourtant dans des situations sociales proches de l'anarchie ; mais on n'a jamais vu, même conserver leurs richesses et maintenir leur activité économique, des pays où les individus sont exposés sans limite aux exactions arbitraires des fonctionnaires du gouvernement".

Au commencement de l'économie politique, Adam Smith l'avait souligné avec force : quand "l'oppression des pauvres sert à établir le monopole des riches", l'accumulation du capital et la division du travail sont empêchées, et le pays végète dans un "état stationnaire" artificiel. Mais pour peu que soient garantis le droit de propriété et la liberté du commerce, alors :

"L’effort naturel de chaque individu pour améliorer sa condition, quand on laisse à cet effort la faculté de se développer avec liberté et confiance, est un principe si puissant que, seul et sans assistance, il est non seulement capable de conduire la Société à la prospérité et à l’opulence, mais qu’il peut encore surmonter mille obstacles absurdes dont la sottise des lois humaines vient souvent entraver sa marche."

Parce qu'il est dans la nature de l'homme de chercher à améliorer sa condition, parce que de ce penchant universel "dérive l'opulence privée mais aussi la prospérité publique", il suffit de laisser faire : l'Homme fera le reste.

Selon les classiques, il revenait au despotisme éclairé du colonisateur d'instituer dans les "nations attardées" ces deux prérequis du développement : le Marché libre et l'Etat de Droit. Deux siècles plus tard, alors qu'une bonne partie du continent africain, régressant sur "l'échelle de la civilisation", s'enfonce un peu plus chaque jour dans la barbarie, il ne se trouve plus grand monde pour invoquer "la mission civilisatrice de l'Occident". C'est que les congolais, les angolais, les rwandais, les soudanais, les sierra-leonnais, ... ont aussi régressé dans l'échelle de nos préoccupations.


Notes (*)

Le "désir effectif d'accumulation" définit chez JS Mill "le degré latent de volonté des individus ou des nations de sacrifier un bien présent en vue d'un bien futur" ; dans cet esprit, le désir effectif de travailler serait alors la volonté de sacrifier un peu de loisir présent en vue de quelque autre satisfaction, présente ou future.


NB : l'essentiel des citations sont issues de Jean Philippe PLATTEAU : "Les économistes classiques et le sous développement", volume 1 (Smith, Say, James Mill), volume 2 (Malthus, John Stuart Mill, et une synthèse de 100 pages), PUF 1978.

13 nov. 2005

Qu'elle était belle cette utopie


Ex-agent du Komintern, Jacques Rossi a passé 24 ans au goulag. "Qu'elle était belle cette utopie" (Le cherche midi, 1997) est le récit de ces années. Ecrit sans haine, d'une plume alerte, à la manière des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, le livre se clôt avec ces mots :

"Il y a 70 ans, je me suis engagé corps et âme dans le mouvement communiste, sincèrement persuadé de défendre la cause de la justice sociale, à laquelle je me suis toujours attaché. Ayons le courage de le reconnaître : je me suis fourvoyé. Et il est de mon devoir de mettre en garde les honnêtes gens : Attention ! Ne vous engagez pas sur cette voie qui aboutit fatalement à une catastrophe économique, sociale, politique, culturelle, écologique... Peut-être que, sans mes années de goulag, j'aurai eu du mal à le comprendre."

A ceux qui voudraient distinguer entre l'intention et les conséquences, entre la "belle utopie" et les crimes commis en son nom, Jacques Rossi rétorque qu' "on juge une révolution comme un arbre, d'après ses fruits". Et comme, "depuis 1917, tous les régimes communistes ont été des régimes criminels" (L'Histoire, octobre 2000), il nous faut bien admettre que le mal est dans la "cause", et que la violence des conséquences est toute entière contenue dans la violence de l'intention...
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Extrait: Pourquoi le communisme ne peut pas marcher

C'est déjà la troisième fois que nos chemins se croisent. La première, c'était dans la cale d'une péniche. Nous étions plus d'un millier, serrés comme des sardines, en route vers le nord. Au bout de dix-sept ou dix-huit jours, on nous avait débarqués sur une berge déserte, dans la toundra arctique. Le camp de Norilsk. J'avais la sensation glaçante d'être projeté à l'extrême bout du monde. Coupé de tout. Alors que beaucoup de mes compagnons d'infortune ne se laissaient pas impressionner par ce nouveau malheur, un parmi tant d'autres. Un homme, surtout, m'avait frappé. Une barbe hirsute, poivre et sel. L'air parfaitement indifférent. Je l'ai retrouvé trois ans plus tard, dans une équipe de terrassiers. Toujours aussi calme, aussi impassible. J'étais impressionné par l'aisance avec laquelle il maniait la pioche et la barre de fer de mine. A l'occasion de l'appel, j'ai appris son nom : Sémione lévlampiévitch.

Aujourd'hui, bien des années plus tard, nous voilà couchés à même le sol, coincés sous les bat-flanc d'une baraque disciplinaire. Les bat-flanc, eux, sont occupés par les voyous et les truands, comme c'est la règle. On échange des informations. J'apprend qu'avant le coup d'Etat d'octobre 1917, Sémione lévlampiévitch faisait partie des « Tolstoïens », un mouvement assez confus de paysans influencés par les enseignements de Tolstoï. Sa première expérience du Goulag remonte au début des années trente, lors de la collectivisation forcée. A peine libéré, il a été happé par la Grande Purge de 1937. Il en a pris pour dix ans.

Il a immédiatement décelé en moi un étranger, un fils à papa, et communiste, par-dessus le marché. Dans sa grande générosité, non seulement il ne m'en veut pas, mais il m'explique avec indulgence que l'idéal marxiste-léniniste est une chimère irréalisable. Pourquoi ? Parce que les mains de l'homme sont faites comme ça...
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... Toujours tirer vers soi.
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¤ Extraits de son Manuel du Goulag (Le cherche-midi, 1996) :

A l'entrée "Communisme" :
"Ici c'est le communisme, vous ne possédez plus rien". C'est ainsi que les truands accueillent les nouveaux dans les camps.

nb: comme tant d'autres avant lui (Gustaw Herling, Jean Pasqualini), Rossi a dû attendre plus de dix ans avant de trouver un éditeur français qui accepte de le publier. C'est là encore un journal anglo-saxon qui le fera connaître (l'Int. Herald Tribune en 1995).

6 nov. 2005

Le paradoxe du vote


Dans "Freakonomics”, leur excellente chronique mensuelle du New York Times magazine, Stephen J. Dubner et Steven D. Levitt nous font découvrir le monde merveilleux des économistes. Cette semaine, ils rendent compte d’une étude de Mme Patricia Funk, de la Stockholm School of Economics, qui tente de résoudre l’un des problèmes les plus délicats jamais posés aux économistes : le paradoxe du vote.

On trouvera ci-après ma traduction de la chronique de Levitt & Dubner, avec quelques illustrations tirées des études citées (cf. Annexes).

Pourquoi voter ?
Stephen J. Dubner et Steven D. Levitt,
New York Times magazine, 6 Novembre 2005
(traduit par moi)

Dans les départements d’économie de certaines universités, circule une blague célèbre. Deux économistes se rencontrent un dimanche au bureau de vote. « Que faites-vous là ? », demande l’un. « Ma femme m’a forcé », répond l’autre. Le premier économiste acquiesce : “Pareil pour moi”. Passé un moment de gêne, ce dernier arrête un plan: "si vous me promettez de ne jamais dire à personne que vous m'avez vu ici, je ne dirai jamais à personne que je vous ai vu." Là-dessus, ils se serrent la main et s’en vont voter…

Pourquoi un économiste est-il si embarrassé d’être vu au bureau de vote ? L'économie enseigne que voter est un acte coûteux – en termes de temps, d’effort, de productivité sacrifiés – qui ne rapporte pas grand-chose, si ce n’est peut-être la vague satisfaction d’avoir accompli son "devoir civique." Dans ces conditions, écrit l'économiste Patricia Funk dans un papier récent, "tout individu rationnel devrait s'abstenir de voter."

La probabilité que votre voix affecte réellement le résultat d'une élection est en effet très, très, très mince. Ce point a été bien documenté par les économistes Casey Mulligan et Charles Hunter, qui ont analysé plus de 56 000 élections au Congrès et aux assemblées d’Etat. Les médias ont beau se passionner pour les élections serrées, celles-ci sont excessivement rares. L’écart médian entre le vainqueur et son challenger lors des élections au Congrès ressort à 22 % ; il est de 25 % dans les élections d’Etat. Il est rarissime que le résultat se joue à une voix. Le cas s’est présenté à sept reprises en 40 000 élections aux assemblées d'Etat, et une fois seulement lors des 16 000 élections au Congrès – en 1910, à Buffalo. Cf. Annexe 1.

Mais il faut aussi prendre en compte le fait capital que plus une élection est serrée, et plus elle a tendance à se jouer devant les tribunaux – l’exemple le plus saisissant étant naturellement l’élection présidentielle en 2000. Il est vrai que le résultat de cette élection a tenu à une poignée de voix, mais il s'agit de celles des juges Kennedy, O'Connor, Rehnquist, Scalia et Thomas, qui ont fait penché la balance en faveur de G. Bush.

Et pourtant, les gens votent. Pourquoi ?

Trois possibilités viennent à l'esprit:

1. Peut-être ne sommes-nous pas très intelligents, et croyons-nous, incorrectement, que notre voix peut décider du sort d’une élection.

2. Peut-être votons-nous comme nous jouons au loto. Après tout, nos chances de gagner au loto et de faire basculer une élection sont probablement assez proches. Financièrement, acheter un billet de loterie n'est pas un bon investissement. Mais c’est amusant et relativement bon marché: pour le prix d'un billet, vous achetez le droit d’imaginer tout ce que vous pourriez faire si vous gagniez le gros lot. De même, vous pouvez imaginer, en mettant un bulletin dans l'urne, que cela affectera la politique du pays.

3. Peut-être avons-nous été socialisés dans l'idée que voter est un devoir civique, que c'est une bonne chose pour la société si les gens votent, quand bien même chacun n’aurait rien à y gagner personnellement. Dès lors, nous nous sentirions coupables en n’allant pas voter.

Mais attendez une minute, dites-vous. Si chacun raisonnait comme les économistes, il n’y aurait plus d’élection du tout…

Nous sommes là en effet en terrain glissant. Un comportement individuel, apparemment anodin, peut, par effet d’agrégation, produire des effets désastreux. Pour donner un exemple comparable, imaginez que vous et votre fille de huit ans vous promeniez au jardin botanique et, qu’à un moment, elle cueille une jolie fleur. "Tu ne devrais pas faire ça," lui dites-vous.

- "Pourquoi pas?", demande-t-elle.

- "Et bien, parce que si chacun faisait comme toi, il n'y aurait plus de fleurs du tout."

- "Ouais, mais tout le monde ne cueille pas de fleurs," dit-elle avec un regard en coin. "Juste moi..."

Il fut un temps où, pour convaincre les électeurs d’aller voter, les grands partis recouraient à des incitations plus pragmatiques. Ils rétribuaient 5 à 10 $ le fait d’avoir bien voté. Parfois le paiement avait lieu en nature, sous la forme d’une dame-jeanne de whiskey, d’un baril de farine, voire, comme pour les élections de 1890 dans le New Hampshire, un cochon vivant !

Aujourd'hui comme alors, on se préoccupe du faible taux de participation – à peine plus d’un électeur sur deux a participé à la dernière élection présidentielle. Mais l'on devrait plutôt se demander pourquoi, sachant que leur voix a si peu d’importance, il se trouve encore tant de gens pour aller voter ?

La réponse se trouve peut-être en Suisse. C'est là que Patricia Funk a découvert une expérience naturelle merveilleuse qui nous permet de mieux comprendre le comportement des électeurs.

Les Suisses adorent voter - aux élections législatives, aux référendums, à tout propos… Mais la participation a, là-bas aussi, commencé à décliner. Aussi, une nouvelle formule a été récemment introduite: le vote par courrier. Alors qu’aux Etats-Unis, le citoyen doit faire la démarche de s’inscrire sur les listes électorales, ce n'est pas le cas en Suisse, où chacun reçoit automatiquement un bulletin de vote par courrier -- qu’il n’a plus alors qu’à compléter et retourner par la poste.

Pour le scientifique, ce nouveau système est une aubaine: comme il a été introduit dans les 26 cantons suisses à des moments différents, on peut procéder à une analyse sophistiquée de ses effets sur la participation.

Avec le nouveau système, l’électeur suisse n’a plus besoin de se rendre au bureau de vote par mauvais temps, et le coût du vote a significativement baissé. On pourrait donc s’attendre à ce que le taux de participation ait augmenté. Or ce n’est pas ce qui s'est produit.

En fait, le taux de participation a souvent diminué, particulièrement dans les cantons les moins peuplés et dans les villages les plus petits de chaque canton. Voilà qui devrait faire réfléchir les partisans du vote par Internet, censé devoir faciliter le vote et donc stimuler la participation. L'exemple suisse indique qu’il n’en va pas nécessairement ainsi.

Comment est-ce possible ? Pourquoi les gens voteraient-ils moins quand le coût du vote diminue ?

Pour le comprendre, il nous faut revenir aux incitations derrière le vote. Si un vote individuel est sans effet sur le sort d’une élection, pourquoi voter ? En Suisse, comme aux Etats-Unis, nous dit Funk, "il existe une norme sociale assez forte en vertu de laquelle un bon citoyen doit voter. Aussi longtemps qu’il doit pour cela se déplacer jusqu’au bureau de vote, il est incité à voter afin que chacun voit bien qu'il a voté. Entrent ici en jeu le souci de l'estime sociale, le désir de passer pour un bon citoyen, ou simplement d’éviter certaines sanctions informelles. Ces bénéfices de l'adhésion aux normes sociales sont particulièrement élevés dans les petites communautés -- où les gens se connaissent mieux et peuvent davantage s’adonner au commérage discriminatoire." Cf. Annexe 2

En d'autres termes, nous votons par intérêt personnel - une conclusion qui satisfera les économistes - mais pas nécessairement le même type d’intérêt que celui qui décide du choix d'un candidat plutôt qu’un autre… L'étude suisse suggère que, s’agissant du vote, les incitations sociales importent davantage que les incitations monétaires. Il se pourrait bien que le principal bénéfice attendu du vote tienne simplement au fait d’être vu au bureau de vote par vos amis et vos collègues.

A moins, bien sûr, que vous soyez économiste...

Annexe 1 - L'impact d'une voix sur le sort d'une élection

Congrès

Nombre d’élections : 16 577
Période étudiée : 1898-1992
Ecart médian en voix : 18 021
Ecart médian en % : 22
Suffrages exprimés, en moyenne : 111 370
NB : Elections avec un candidat unique (exclues du panel) : 3 221

Etat

Nombre d’élections : 40 036
Période étudiée : 1968-1989
Ecart médian en voix : 3 257
Ecart médian en % : 25
Suffrages exprimés, en moyenne : 23 658
NB : Elections avec un candidat unique (exclues du panel) : 11 226

Dans les élections au Congrès, la probabilité qu’une voix soit décisive se situe entre 2 pour 10 000 et 3 pour 1 000 000 selon la taille de la circonscription. Dans les élections d’Etat, la probabilité qu’une voix soit décisive se situe entre 2,5 pour 1 000 et 2 pour 100 000 selon la taille de la circonscription.


Source : "The Empirical Frequency of a Pivotal Vote," by Casey B. Mulligan and Charles G. Hunter, 2000 : http://www.freakonomics.com/MulliganPivotalVote.pdf

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Annexe 3 - Le poids des normes sociales dans la décision de voter

On doit à Anthony Downs la théorie de l’électeur rationnel. Dans son modèle, le gain net de la participation est égal à pB − C, où p représente la probabilité de faire basculer l’élection et B le bénéfice net qu’en retire l’individu (la différence entre la situation où son favori l’emporterait et celle où il perdrait). Comme p est proche de zéro, le bénéfice espéré du vote est également proche de zéro, et définitivement inférieur à C, le coût de la participation. D’où la prédiction: "un individu rationnel devrait s'abstenir de voter." Et pourtant les gens votent.

De façon générale, les économistes ont cherché à résoudre le paradoxe de vote, en s'écartant du cadre standard de la maximisation de l’utilité, ou en supposant, comme Downs, que l’acte de voter apporte à l’individu certaines satisfactions non matérielles, en particulier la satisfaction de contribuer au fonctionnement de la démocratie et d'accomplir son devoir civique. Ce type de satisfaction présuppose l’existence d’une norme sociale, que certains individus auraient intériorisée, en vertu de laquelle un bon citoyen doit voter. De fait, les enquêtes confirment que les citoyens avec une conscience civique forte votent davantage.

Mais si la littérature sur le paradoxe du vote intègre à présent les bienfaits de l’expression civique (“expressive benefits”) pour les citoyens consciencieux, l'impact de la pression sociale ou des récompenses sociales sur les citoyens moins consciencieux a été largement ignoré.

La thèse pionnière de Patricia Funk est que certaines personnes vont voter pour qu’on les voit voter. Il s’agit pour eux d'échapper à des sanctions sociales ou d'obtenir les récompenses sociales -- ces bienfaits externes de l’adhésion aux normes dépendant de la visibilité du vote, Funk les appelle des bienfaits de signalement (signaling benefits).

Son modèle peut être brièvement décrit comme suit. Dans chaque communauté, on rencontre deux types d'individus : certains plutôt enclins à la coopération (les cooperators) et d’autres plutôt enclin à la défection (les defectors). Les premiers ont intériorisé la norme sociale du vote et trouvent une certaine satisfaction dans l'accomplissement de leur devoir civique. Les seconds sont seulement motivés par la perspective de récolter les bienfaits de signalement. Comme ces derniers sont plus élevés dans les petites communautés, où l’interraction sociale est plus forte, on observe une relation négative entre la participation et la taille de la communauté.

Dans ces conditions, l'introduction du vote postal devrait produire deux effets, de sens contraire, sur la participation: il réduit les coûts de la participation, ce qui renforce l’incitation à voter, mais il réduit aussi l’effet de signalement et, partant, l’incitation à voter. Dans les grandes communautés, il est probable que le premier effet prime et la participation devrait augmenter. Dans une petite communauté, le deuxième effet sera sans doute beaucoup plus sensible, et la participation pourrait baisser. C’est effectivement ce que l’on constate.

Le canton de Zurich comprend 171 communautés, dont plus de 20 % avec moins de 1000 habitants. Ce Canton ayant introduit le vote postal en 1994, il est intéressant de comparer la participation aux élections précédentes (en 1991) et aux élections suivantes (en 1995). La confrontation des deux graphiques ci-après fait clairement apparaître une baisse du taux de participation dans les petites communautés (comparez les deux graphs).

Source: "Theory and Evidence on the Role of Social Norms in Voting," by Patricia Funk: http://www.freakonomics.com/FunkVoting.pdf

5 nov. 2005

Comment je n'ai pas rencontré Bourdieu

Sur la photo de ma classe de CM2, je ne compte que six camarades qui aient fréquenté le lycée d’enseignement général. Les autres n’ont pas eu cette chance. Ils sont devenus malgré tout mécanicien, facteur, sergent-chef dans les paras, restaurateur, garagiste, viticulteurs, menuisier, peintre en bâtiment, plombier zingueur, chauffeur routier, ouvriers... presque tous sont restés au pays. Si on les avait forcés à faire des études, ils seraient devenus malgré eux comptable, contrôleur des postes, chef de rayon, technicien... ou fonctionnaire et malheureux dans une banlieue d’exil. Franchement, qu’ont-ils perdu ?

Il faut dire qu’à l’école mes copains n'avaient pas beaucoup de "facilités", ce dont les instituteurs, les parents se rendaient vite compte. Mais puisqu'on pouvait encore se passer de diplômes, chacun se faisait vite une raison. C'était plus compliqué quand le môme était "doué" : il fallait s'occuper de son avenir. Alors on l’emmenait à la bibliothèque des bonnes sœurs, on achetait Tout l'univers, on commençait à suivre de plus près ce qu'il fabriquait à l'école, on prenait conseil auprès des instituteurs, du curé, du docteur, d'une dame patronnesse, d’une cousine bachelière...

Pour les parents, les bons résultats scolaires du petit étaient un motif de fierté : les copains de l'usine, les voisins, la parentèle, tout le monde savait que le fils untel "marchait bien à l'école"... Et si les enfants et leurs parents manquaient d'ambition, les instituteurs et les professeurs du collège en avaient pour eux.

Le passage du village au lycée a pu poser à certains quelques problèmes d'adaptation, lié au déracinement social et géographique. Pourtant, la distance entre "Eux" et "Nous" avait considérablement rétréci depuis le temps où le petit Bourdieu intégrait le lycée de Pau. Aujourd’hui, mes petits cousins retrouvent au lycée leurs copains du collège, et les catégories bourdivines des "dominés" et des "dominants" sont désormais impuissantes à décrire leur expérience.

Il se trouve que j'ai grandi pas loin de l'endroit où fut élevé Pierre Bourdieu -- son père était receveur des Postes dans le village voisin. Comme lui, j'ai été interne à Pau. Mais trente ou quarante ans avaient passé, et, la pelote basque mise à part, je ne retrouve pas grand chose de mon vécu dans ses souvenirs à lui : ni l'anti-intellectualisme primaire des camarades d'internat (intellectuels, les miens l'étaient moins encore que les siens, et cependant, aucun n'a jamais moqué le fait que je lisais Le Monde pendant l'étude du soir, ou que j'allais lire dans les douches la nuit) ; ni le mépris des externes, citadins et bourgeois, pour les pauvres ploucs de l'internat, ces différences s'étant considérablement estompées depuis les années 40 :

"J’ai compris récemment que ma très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales, – dont mes meilleures amitiés, forgées dans la bagarre et le chahut, fils d’artisans, de petits commerçants, plus ou moins tôt perdus tout au long du cursus. Pris entre les deux univers, et leurs valeurs inconciliables, et un peu dégoûté par l’anti-intellectualisme doublé de machisme paillard et gueulard qui faisait les délices de mes compagnons d’internat, je lisais souvent pendant les récréations, quand je ne jouais pas à la pelote basque, et surtout les dimanches, pendant les colles."

"Pierre par Bourdieu" (Nouvel Obs, 31 janv.)

Sa sociologie aurait-elle été différente s'il était né dans les années 60 ? C'est possible. En particulier, il aurait sans doute moins souffert de ce qu'un journaliste de Libé appelait sa "névrose de classe" :

"Forgée en 1987 par Vincent de Gaulejac, elle désigne cette structure psychique particulière qui touche les individus dont la promotion sociale, à travers l'école notamment, a été vécue douloureusement. Un passage contrarié d'une classe sociale à l'autre, ressentie comme une trahison des parents, un éloignement du milieu d'origine, une rupture d'identification très fréquente chez les intellectuels dont Jean-Paul Sartre disait qu'ils étaient des produits loupés des classes moyennes."

Névrose qui peut, dans certains cas, se transformer en "haine de classe". Selon l'écrivain Dominique Noguez, qui fut khâgneux en même temps que Bourdieu :

"Bourdieu était un "provincial", moi un "Parisien". Sur tous les provinciaux, il tranchait, affichant sa provincialité avec une ostentation agressive. Gonflé déjà, malgré sa bouille toute ronde, de ressentiment contre les "bourgeois" (ou crus tels) que leur aisance de langage, de manières "distingue"."

Mon parcours à moi fut plus modeste, et se situe une ou deux générations plus tard, ce qui explique peut-être que je n'ai jamais ressenti ni haine, ni névrose, liée à ma condition. Par le fait, la rencontre de Bourdieu ne m'a pas apporté la "révélation" attendue.

Un jour, un professeur entreprit de forcer nos barrières naturelles face à ce que mes copains et moi percevions finement comme des « conneries tout juste bonnes pour les babs »... Désignant implicitement l'une de nos camarades, il nous expliqua qu'on n’avait pas grand mérite à décrocher son bac quand on vivait dans le quartier de T, qu’on avait un papa PDG, une maman lettrée en guise de précepteur, un grand parc pour s’aérer la tête, une chambre et sans doute un bureau rien que pour soi, et des cours particuliers en veux-tu en voilà... La pauvre était effondrée. C’était une jolie fille, douce et bonne, qui m'offrait sans façon ses cigarettes ; elle avait redoublé sa seconde, ses parents divorçaient ; pour elle, tout n'allait pas comme sur des roulettes. Nous sortîmes écœurés.

Ce jour-là, j'eus la "révélation" que le système de Bourdieu avait quelque chose à voir avec la haine du bourgeois.


PS : Didier Eribon témoigne que « quelques mois avant sa mort, alors qu’il était déjà immobilisé par la maladie, il me disait, à propos de tous ceux que ses écrits et ses actions dérangeaient : Qu’ils ne se réjouissent pas trop vite ! Je n’ai pas fini de les faire chier ! » (Obs. du 31 janv). Je crois qu’on tient là l’essence même du combat de Pierre Bourdieu. C’était quelqu’un qui voulait faire chier les bourgeois...

1 nov. 2005

L’innovation, clef d'une croissance durable

Eléments de cours sur la théorie de la croissance, illustrée par des textes traduits de Paul Romer.
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A technologie constante, la croissance rencontre nécessairement deux types de limites. La première tient à l'apparition de goulots d'étranglement. Certains facteurs deviennent limitants : la main d'oeuvre, du fait du plein-emploi ou de la pénurie de certaines catégories de travailleurs; certaines sources d'énergie, certaines matières premières, la terre dans une économie agricole, du fait de leur épuisement. De ce point de vue, la révolution industrielle anglaise est un cas d’école :

L’expansion dans le cadre des techniques traditionnelles se heurte à un certain nombre de goulets d’étranglement. Le plus caractéristique concerne la métallurgie : l’épuisement des ressources forestières entraîne une forte augmentation du prix du charbon de bois, et la hausse du coût de production tend à bloquer la croissance ; seul l’accroissement rapide des importations de fer russe et suédois permet de maintenir l’activité des forges. Plus généralement, l’épuisement relatif des ressources de main-d’oeuvre, au moins dans les régions les plus actives, pénalise de nombreuses branches à travers un accroissement sensible des coûts salariaux (même si les salaires, dans l’absolu, restent très bas). La révolution industrielle peut être considérée comme le résultat d’efforts systématiques pour surmonter ces facteurs de blocage, grâce à un ensemble d’innovations assurant des gains de productivité sans précédent.
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Jean-Charles Asselain, Histoire économique de la France. Point Histoire

Face aux goulots d'étranglement, il a fallu trouver de nouvelles combinaisons productives, de nouvelles "recettes" :

Une métaphore parlante est celle de la cuisine. Pour préparer un plat, nous combinons divers ingrédients selon quelque recette. Mais en s’en tenant aux seules recettes connues, la quantité que l’on peut cuisiner est limitée par l’offre d’ingrédients. La solution consiste à inventer de nouvelles recettes, qui utilisent de nouveaux ingrédients ou font la part plus belle à ceux disponibles en abondance.

Paul ROMER, Economic Growth, Fortune Encyclopedia of Economics (trad. par moi).

Ainsi, l'économie anglaise s'est adaptée en substituant des ressources abondantes (le coton du nouveau monde, le charbon anglais) à d'autres devenues rares (la laine, le bois...), le capital (la machine à vapeur) au travail...


L'autre limite de la croissance, ce sont les rendements décroissants.

Exemple 1 : le capital technique

Une économie qui accumulerait toujours plus d’unités d’une même espèce de capital fixe butterait sur le problème des rendements décroissants. Ainsi, un chariot élévateur est un engin très utile, et aussi longtemps qu’une entreprise n’est pas bien équipée, investir dans l’achat d’un chariot supplémentaire demeure rentable. Néanmoins, au fur et à mesure que croît le parc de chariots élévateurs, le rendement marginal décroît rapidement. A la limite, un chariot de plus devient complètement inutile. Il suit de là que la croissance économique ne saurait venir de l’accumulation continue des biens d’équipement existants.

Exemple 2 : le capital humain

Si j’ai arrêté mes études au lycée et que j’envoie mon fils à l’université, je suis en droit d’espérer qu’il bénéficiera d’un meilleur niveau de vie que le mien. Mais si chaque famille fait de même, ce type de stratégie vient butter sur le problème des rendements décroissants. Supposons qu’il n’y ait eu aucune innovation technologique depuis le 18ème siècle, nous aurions eu beau scolariser toujours plus d’enfants, toujours plus longtemps, accumulant ainsi du capital humain, nous devrions bien admettre qu'une économie où l'on se déplace encore en charrette à boeufs n’a tout simplement pas besoin d'autant de diplômés !

Paul ROMER, Beyond classical & keynesian policy, Policy options, 1994 (trad. par moi).


Face aux rendements décroissants, il faut un changement de technique pour relancer la croissance :

Un nageur investit dans son temps de piscine un peu comme une économie investit en capital. Il ne peut année après année améliorer indéfiniment ses performances simplement en s’entraînant davantage. Il y a des limites physiques au développement de la puissance musculaire et des capacités d’aérobie. Pourtant, depuis les années 50, le nombre de records du monde battus chaque année est demeuré à peu près le même. Fondamentalement, à l’origine de ces améliorations des performances, on trouve la même source en natation qu’en économie : le perfectionnement des techniques. Ainsi, en 1875, date de la 1ère traversée de la Manche à la nage, la brasse passait pour la meilleure technique du moment ! Mais bientôt des nageurs australiens et anglais découvrirent et développèrent une technique utilisée jusque là par les aborigènes et les habitants de Ceylan : le crawl.
Ibid.

En résumé, nous dit Paul Romer, une croissance durable passe par l'invention et la diffusion de meilleures recettes et de meilleures techniques :

Les progrès du niveau de vie obtenus tout au long de ce siècle furent possibles uniquement parce que des découvertes et innovations ont permis à du nouveau capital fixe et à du nouveau capital humain d’être alloués à de nouvelles activités hautement profitables.

Paul ROMER, Economic Growth, op. cit.

Las ! Le progrès technique ne va pas de soi :

On imagine souvent que le progrès technologique survient en deux temps : une découverte héroïque et puis une grande transformation économique. Ainsi, quand John Bardeen, Walter Brattain et William Shockley ont inventé le transistor, cela fut suffisant pour que nous suivions la fameuse Loi de Moore et descendions la courbe des coûts tel un skieur sur une piste noire. La révolution informatique en découle... Mais la Loi de Moore -- selon laquelle la puissance des microprocesseurs double tous les 18 mois --, masque l’énorme quantité d’efforts prodigués par les hommes pour produire de meilleures puces ; elle nous empêche de voir que la rapidité des progrès varie en fonction de la quantité d’efforts consentis.

L’autre face de l’imagerie traditionnelle de la découverte héroïque tient au caractère nécessaire des grandes découvertes. Mais Robert Fogel, un éminent historien, a montré que si le chemin de fer n’avait pas vu le jour au 19ème siècle, les américains auraient investi massivement dans le creusement de canaux, la construction de routes, etc. Au bout du compte, le rythme de croissance économique n’aurait pas été très différent. En fait, il y a bien plus de voies de la découverte qu’on ne l’imagine. (...)

Par suite, les prouesses technologiques comme le chemin de fer ou le transistor ne constituent pas la cause de la croissance. Nos vies sont devenues meilleures parce que quelque chose a poussé des hommes à chercher des moyens qui l’ont rendue meilleure. Et ce quelque chose, c’est le marché et les incitations spéciales qu’il crée.

Toutes les opportunités existantes dans la nature demeureraient inexploitées si l’on n’avait trouvé un moyen de motiver et de coordonner les efforts des hommes. Bardeen, Brattain et Shockley n’ont pas cherché à rendre la vie des hommes plus plaisante. Ce qu’ils voulaient, c’étaient obtenir pour leur compte, et celui de leur compagnie, un profit. Ce faisant, eux et des milliers d’autres ont contribué à améliorer la qualité de ma vie.

La clef de l’histoire des microprocesseurs ne se trouve donc pas du côté de la Loi de Moore, ni dans les dons uniques de certains inventeurs. La clef, c’est que les hommes ont créé le système du marché qui, avec des institutions hybrides comme les Universités et les laboratoires de recherche, a permis de convertir l’intérêt privé en une puissante force capable d’améliorer la vie de tous. Cette invention humaine est beaucoup plus importante que le transistor ou la machine à vapeur, car elle nous a donné ces inventions là et toutes les autres aussi...

Paul ROMER, "Incentives and Innovation" - Outlook, Sept 1998 (trad. par moi).

De là découle le rôle principal du bon Gouvernement : pour maintenir l'économie nationale sur le sentier de croissance, l’Etat doit d’abord veiller à ne pas entraver le processus de destruction créatrice…

Le risque et le gain
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Paul Romer commence son allocution par cette petite blague :

Un samedi, un docteur, un pasteur, et un économiste patientaient sur le parcours de golf. Juste devant eux, un groupe s'évertuait : ils étaient si maladroits que leurs balles se perdaient, partaient dans toutes les directions, et ils avaient un mal fou à les retrouver. Dégoûtés, las d’attendre, nos trois amis s’en retournent au clubhouse, non sans laisser tomber quelques commentaires peu flatteurs à l’adresse des importuns : le docteur suggéra qu'ils commencent par prendre des leçons, le pasteur proposa que, la prochaine fois, ils réservent en semaine, et l’économiste observa qu’il faut être sans vergogne pour se présenter sur un parcours en jouant si mal... Au clubhouse, ils avisent le directeur et lui font vertement part de leur mécontentement. Et le directeur répondit : « mais n’avez-vous pas vu les panneaux ? Aujourd’hui est un jour réservé aux athlètes handicapés... Ces gens devant vous étaient aveugles ! » A ces mots, le pasteur fut submergé par la honte et promit au directeur de donner un peu de son temps pour accompagner ces personnes sur le parcours ; le docteur, qui regrettait lui-aussi ses propos, promit de donner 5 000 $ pour cette bonne cause. Tous se tournèrent alors vers l’économiste. Après un silence, ce dernier observa : « Ne serait-il pas plus efficient de faire jouer ces gens la nuit ? »

Comme vous savez, l’économie est la science des choix : accepter quelque chose de mauvais pour obtenir quelque chose de bon. Une "histoire de dilemme" comme disait l’un de mes étudiants ("that tradeoff thing..."). Disserter sur le conflit risque/rendement est une manière fructueuse d’évoquer quelques uns des choix les plus importants auxquels chacun de vous devra faire face tout au long de sa vie. Cela rappellera qu’on ne peut obtenir des gains élevés sans prendre quelques risques.

Ce n’est que dans les années 50, à propos des marchés d’actions, que les économistes ont commencé véritablement à s’intéresser à cette question. Jusque là, si incroyable que cela puisse paraître, les analyses des marchés financiers ne mentionnaient pas cette observation fondamentale : à savoir qu’en moyenne, on ne peut espérer un rendement plus élevé qu’au prix d’un risque plus élevé. Vous pouvez placer vos économies en sicav monétaires ou en certificats de dépôts, mais si vous achetez des obligations, qui vous exposent à un risque plus important, vous pouvez espérer un meilleur rendement, et si vous investissez en actions, vous pouvez espérer gagner encore plus ; en ce cas, vous risquez de perdre de l’argent certaines années, ou sur certains titres, il n’y a pas de garantie - c’est en cela que consiste le risque, il n’y a aucune garantie. Néanmoins, si l’on se réfère à l’expérience historique, les économistes vous assurent que l’investissement action rapporte en moyenne et sur longue période plus que toutes les formes de placements moins risquées : en somme, le risque paie.

Cet exemple saisit l’essence de la perspective économique sur le risque. Le risque est un aspect inévitable de l’existence. On vit avec. Autant que possible, on fait avec. Par dessus tout, on l’exploite. Le risque, c’est l’autre face des opportunités.

Maintenant, je voudrais confronter au regard économique, la perspective journalistique sur le risque. C’est ici que ma blague autour du cours de golf entre en scène. La réaction de l’économiste est en effet exemplaire. A mon point de vue, la mission fondamentale de qui enseigne l’économie, c’est de développer chez les étudiants cette aptitude à se défier des émotions et à s’en remettre à la raison.

Or, autant la perspective économiste sur le risque est affaire de raison, autant la perspective journalistique est affaire d’émotions. On voudrait nous faire croire qu’il faut craindre le risque, que nous devons nous en préserver ; qu’en cas d’infortune, il est légitime d’exiger des autres une réparation, que c’est là une affaire de justice, de solidarité. Et quel est le risque qui préoccupe aujourd’hui les médias ? Le genre de risque que vous, étudiants, rencontrerez bientôt pour la première fois de votre vie : le risque de perdre son emploi.
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Comme à leur habitude, pour nous conter leur version de l’histoire, les médias s’en remettent à l’éternelle fable des bons et des méchants. Pendant la campagne électorale, les étrangers et les immigrants ont tenu le rôle des méchants. Désormais, ce sont les managers, surpayés et engagés dans des politiques de « downsizing ». Qu’importe si, dans les faits, l’ancienneté moyenne dans l’emploi des travailleurs américains n’a pas changé depuis dix ans.

L’approche des médias sur cette question s’inscrit dans le grand registre des peurs collectives. Quelque chose dans notre économie serait en train de basculer, menaçant de précipiter nos enfants dans un avenir sinistre. Ce créneau a toujours été exploité par les médias. De même que les adolescents se délectent de films d’épouvante, de même leurs parents se passionnent pour les récits annonçant « la fin du travail », la mort du capitalisme, et plus généralement l’agonie prochaine de la civilisation occidentale.

Au fil du temps, la menace change de visage, mais le pessimisme demeure. La mode fut un temps aux « limites de la croissance » : la raréfaction des ressources naturelles annoncerait la fin de la croissance. Malthus prophétisait déjà sur le sujet il y a deux cent ans. Aujourd’hui, nous aurions au contraire trop de croissance ; le changement technologique serait trop rapide et compromettrait l’emploi et le niveau de vie du plus grand nombre ; une fracture sociale se développerait entre les « haves » et les « have nots ». Cela aussi est une vieille lune : qu’on pense aux Luddites qui s’opposaient à l’introduction des machines dans les fabriques...
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Pourtant, une analyse dépassionnée, raisonnée, suggère que le changement et ses perturbations sont consubstantiels au processus de croissance économique. Changement et croissance ont partie liée comme le risque et le gain sur les marchés d’actions. Car il n’est tout simplement pas possible de créer plus de richesses en se contentant de reproduire les façons de faire d'autrefois.
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Nous n’aurions pu au 20ème siècle augmenter autant notre niveau de vie avec les techniques et les recettes de jadis. L’extension de l’ancien mode de production aurait tôt ou tard épuisé le stock des ressources utiles, et les dommages collatéraux (eg, la pollution) seraient peu à peu devenus insupportables. Pour le coup, les Cassandre qui pointaient du doigt les limites de la croissance auraient eu raison.

Une croissance durable suppose la mise en œuvre de nouvelles façons d’exploiter des ressources rares. Il fut un temps où l’on ne savait utiliser l’oxyde de fer que comme pigment dans l’art rupestre (comme dans les grottes de Lascaux). Plus tard, le silicium ne servait qu’à la fabrication du verre. Aujourd’hui, nous utilisons l’oxyde de fer pour stocker des données dans les disques durs de nos ordinateurs et le silicium pour fabriquer des composants électroniques. Et il existe une infinité de découvertes de ce type, d’opportunités technologiques, à exploiter. Du fait de ce processus incessant de découverte, la croissance est virtuellement sans limites.

Mais nous ne tirerons avantage de ces innovations que si nous acceptons de changer nos modes de vie et nos façons de travailler. De tels changements peuvent être très perturbants. Certains travailleurs voient leurs compétences dévaluées, d’autres doivent changer d’emplois, voire de carrières. On demande assez peu de peintres rupestres et de souffleurs de verre de nos jours, mais la demande est forte en ce qui concerne les artistes graphistes ou les techniciens dans l’industrie des semi-conducteurs.

Certes, nous pourrions conjurer tout risque en écoutant les néo-Luddites. Nous pourrions fermer nos frontières, arrêter la course à la productivité, aux fins de préserver les emplois actuels. Mais le prix que nous devrions payer serait considérable : nous devrions en effet renoncer à la croissance.

Or, la croissance ne permet pas seulement l’augmentation du niveau de vie, elle contribue aussi à mettre en valeur le meilleur de la nature humaine. Dans un monde sans croissance, comme dans un jeu à somme nulle, une personne ne peut gagner que ce qu’elle prend aux autres. Pensez-y. Dans un monde sans croissance, le seul moyen pour vous d’offrir à vos enfants une vie meilleure sera de forcer les enfants des autres à une vie moins bonne. Notre histoire est jalonnée de ce type de spoliations, petites ou grandes. Mais dans un monde en croissance, il n’est plus illogique d’espérer un avenir meilleur pour nos enfants et aussi pour tous les enfants du monde. La croissance économique autorise tout à la fois l’ambition pour les siens et la générosité envers les autres.

Aussi, souhaitons que l’hystérie actuelle des médias autour du thème de l’insécurité économique passe de mode. Si nous pouvons préserver un climat économique et social qui tolère le risque et le changement, vous continuerez de vivre dans une économie qui assure une augmentation continue du niveau de vie. Si vous avez des enfants, vous les verrez bénéficier d’avantages matériels et tirer profit d’opportunités que vous ne pourriez pas même imaginer aujourd’hui. Mais chacun de vous sera exposé au risque de perdre son job. Et ceux d’entre vous qui travailleront dans les secteurs les plus dynamiques de l’économie seront plus exposés que les autres ; en contrepartie, ils gagneront davantage. Vous voyez, c’est encore « that trade-off thing ».

Risk and Return par Paul Romer (traduction personnelle) - Discours de remise des diplômes, Albertson College, juin 1996
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Mais l’Etat a aussi un rôle plus positif. Pour que le progrès technique suive son cours, l'Etat doit s’efforcer de créer les conditions institutionnelles favorables à l'innovation en protégeant les brevets (grâce auxquels l’innovateur percevra les fruits de son innovation) ou en développant le capital risque ; il doit aussi investir dans la connaissance, en particulier dans la recherche et dans l’éducation supérieure. C'est bien là tout le problème français (*).
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NB: Sur ce sujet, on consultera avec profit les articles en ligne de Paul Romer, les synthèses et conférences érudites de Joel Mokyr (historien économiste grand spécialiste de l'histoire de l'innovation), The Conquest of nature, un grand livre sur la révolution industrielle de Gregory Clark et The Handbook of Economic Growth édité par Philippe Aghion. Enfin, le site d' Angus Maddison comprend des liens vers ses principales publications et les données qu'il a patiemment recueillies sur l'histoire de la croissance économique.