Parmi les causes du "retard" des nations pauvres, les économistes classiques ont isolé des facteurs externes, comme le système mercantiliste, et des facteurs internes, parmi lesquels une préférence marquée pour le loisir. Ainsi JS Mill pensait-il que le "désir effectif d'accumulation" et le désir effectif de travailler (*) étaient, dans "les nations attardées", moins élevés qu'en Angleterre, où "les individus épargnent beaucoup pour un profit modéré" et "travaillent durement pour une faible rémunération".
Comment expliquer pareilles différences dans les systèmes de préférences des nations avancées et des nations attardées ?
¤ Une première raison tiendrait au fait que la désutilité de l'effort serait plus grande chez ces dernières. La libéralité de la nature produirait en ces contrées un climat diffus d'aversion pour le travail, une "insouciance" mère de misère.
Ce "penchant à l'indolence", Malthus l'explique ainsi : "si la facilité d'obtenir des subsistances fait naître des habitudes d'oisiveté, ces habitudes doivent faire préférer le luxe de l'oisiveté à celui des objets qui embellissent la vie" (les "superfluités").
A l'inverse, "c'est dans les climats moins favorisés par la nature et où le sol produit seulement pour ceux qui travaillent, et en proportion de l'industrie de chacun, que nous pouvons attendre de grandes multitudes", notait Sir James Steuart en 1767. Dans la même veine, JS Mill écrira : "le moteur naturel du labeur, de l'inventivité, de la maitrise et du développement d'un jugement sûr, ce sont les difficultés qu'impose la vie".
Toutefois, Malthus croit aussi qu'il existe chez ses semblables une "disposition naturelle à l'oisiveté" :
"Tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à croire que cette préférence donnée à l'oisiveté est trés générale dans l'enfance des sociétés, et qu'elle n'est pas du tout rare dans les pays les plus avancés en civilisation".
¤ Ensuite, l'utilité marginale du revenu serait plus faible dans les nations pauvres, en raison de la faiblesse des besoins matériels.
Selon Ricardo, "le travailleur anglais considèrerait son salaire comme inférieur au taux naturel et comme insuffisant pour entretenir une famille s'il ne lui permettait pas d'acheter d'autre nourriture que des pommes de terre et d'avoir pour demeure autre chose qu'une misérable hutte en terre ; néanmoins, des exigences aussi faibles seront souvent jugées suffisantes dans les pays où la vie est bon marché et où l'homme n'a qu'un petit nombre de besoins aisément satisfaits".
Ainsi une hausse des salaires conduiraient les Irlandais à fournir moins d'efforts eu égard à "leurs maigres besoins" ; de même les populations d'Asie et du Pacifique "préfèrent la facilité et l'inactivité présentes, même si elles ne leur offrent pas de garantie contre les risques de famine, à des efforts modérés résultant dans une abondance de nourriture et de biens indispensables".
JS Mill le formulera brillamment : "Un peuple peut se trouver dans un état de tranquillité, d’indolence et d’ignorance ; ses besoins étant très faibles ou pleinement satisfaits, il peut renoncer à mettre en oeuvre l’entièreté de ses énergies productives, faute de désirs suffisants".
De tout cela, il ressort que la pensée classique trouve de "bonnes raisons" à la propension à l'indolence des nations attardées. Il est dans la nature de l'homme de préférer le loisir à l'effort, et dans les pays où la nature est généreuse, il faudra une "révolution des besoins" (Myrdal) pour stimuler la propension au travail et à l'accumulation. "Pour civiliser un sauvage, il faut lui infuser de nouveaux besoins et lui inspirer de nouveaux désirs", soutient JS Mill.
Il suffirait donc d'instiller dans le coeur des hommes le poison du besoin pour les mener sur la voie de la civilisation.
Pour les classiques, l'échelle de la civilisation est en effet indexée sur celle des besoins, le degré d'avancement de la civilisation se mesurant à la quantité de besoins que l'on peut satisfaire. Aux stades antérieurs de l'évolution, les peuples sauvages "jouissent des biens que le ciel leur envoie et, sans murmurer, se passent de ceux que le ciel leur refuse", constate JB Say. En cela, leur condition est "plus proche de celle des bêtes que de celles des hommes". Car "se passer de ce qu'on n'a pas, est la vertu des moutons ; mais il convient à des hommes de se procurer ce qui leur manque" (id.). Ou le travail comme impératif moral...
C'est en prenant la peine du travail que les hommes s'élèveront sur l'échelle de la civilisation. Reste à proposer aux peuples attardés des "stimulants" appropriés pour impulser la "révolution des besoins".
L'idée se trouve chez Malthus. Selon lui, si la civilisation a commencé là où "le besoin même réveille l'industrie", la civilisation ne progressera que par "l'action graduelle et lente de stimulants puissants et efficaces". Ce sera le rôle du commerce international :
"La plus grande de toutes les difficultés qui se présentent lorsqu'il s'agit de convertir des pays barbares et mal peuplés en Etats civilisés et populeux, c'est de leur inspirer les besoins les mieux calculés pour diriger leurs efforts vers la production de la richesse. Un des plus grand bienfaits du commerce extérieur, et la raison qui qui l'a toujours fait regarder comme un élément presqu'indispensable pour le progrès de la richesse, c'est la tendance qu'il a d'inspirer de nouveaux besoins, de faire naître de nouveaux goûts et de fournir des stimulants nouveaux pour l'activité et l'industrie de tous".
JS Mill poussera plus avant la réflexion sur le sujet :
"En familiarisant un tel peuple avec de nouveaux objets, en faisant miroiter devant lui la plus grande aisance avec laquelle peuvent être désormais obtenus des objets auxquels il ne pensait pas pouvoir accéder auparavant, l’ouverture au commerce extérieur est parfois à l’origine d’une sorte de révolution industrielle dans des pays dont les ressources sont restées jusqu’ici sous-exploitées par manque d’énergie et d’ambition chez leurs habitants : des individus qui se contentaient antérieurement d’un faible niveau de confort et se limitaient à l’accomplissement d’une quantité réduite d’efforts productifs, cette ouverture au commerce extérieur les incite à travailler plus sérieusement pour la satisfaction de leurs nouveaux besoins, et même à épargner et à accumuler du capital en vue d’une satisfaction encore plus complète de ces besoins à l’avenir".
Pour autant, "l'effet international de démonstration" (Nurkse) suffira-t-il ?
Say en doutait :
"Ces sauvages d'Australasie confinent avec les possessions des habitants venus originairement d'Europe : ils voient qu'on est mieux abrité dans des maisons bien couvertes et bien fermées, où l'on se garantit de la pluie, du froid, de l'ardeur du soleil, que dans des huttes de roseaux, exposées à la rigueur des saisons. Ils ne peuvent pas faire autrement que de s'apercevoir que l'on dort plus confortablement sur des matelas, dans des draps blancs, que tout nu sur une terre brulante en été, humide en hiver, (...) Cependant, ils paraissent complètement indifférents à ces douceurs, ils ne les désirent pas. Deux ou trois sortes de marchandises ont seules trouvé grâce à leurs yeux : des ornements, tels que les verroteries ; des moyens de défense ou d'attaque, tels que les armes, la poudre à tirer ; et les liqueurs distillées, seul aliment capable de flatter leur palais engourdi."
Des "incitants grossiers" certes, mais dans lesquels JS Mill verra "le seul aiguillon capable d'inciter" [les noirs émancipés de Jamaique] "à fournir spontanément des efforts systématiques et, partant, à acquérir ou entretenir des habitudes industrieuses volontaires qui, par la suite, pourront être canalisées vers des objectifs plus valables".
Au demeurant, Say souscrit lui-aussi à la thèse des vertus civilisatrices du "doux commerce" :
"Les habitants des Iles Sandwich étaient au nombre des plus féroces insulaires qu'eût visité le Capitaine Cook. Ce furent eux qui massacrèrent cet habile navigateur, il y a un demi - siècle à peine ; et déjà l'exemple de l'industrie européenne civilise ces peuples naguère anthropophages. On aborde maintenant chez eux, non seulement sans danger, mais avec profit. (...) Ils fournissent des marins pour faire le commerce de la côte nord-ouest d'Amérique ; ils vont trafiquer jusqu'en Chine".
Ainsi, les "stimulants matériels" et autres "incitants grossiers" ont eu raison des habitants des Iles Sandwich ; mais comment expliquer que l'introduction de biens nouveaux n'ait pu vaincre en tous lieux l'indolence des hommes ?
D'abord, remarquons qu'il n'était pas toujours nécessaire de travailler dur, moins encore d'investir, pour accéder aux biens de traite : il suffisait souvent de dilapider le capital humain (esclaves) et le capital naturel (en Amérique, nous dit Malthus, "les bêtes sauvages ont subi une dépopulation au moins égale à celle de l'espèce humaine"). Evoquant les temps peu glorieux de l'esclavage, Marx aura ainsi beau jeu de ridiculiser le rêve de Montesquieu et des économistes classiques : "Das ist der doux commerce".
Plus fondamentalement, dans "l'état rude et violent" des sociétés précoloniales, font défaut des institutions garantes des libertés économiques. Tel est le second facteur interne à l'origine du retard économique.
Pour les classiques, l'insécurité est en effet incompatible avec l'activité économique :
"Parler de l'insécurité des personnes et de la propriété, écrit JS Mill, revient à parler de l'incertitude qui entoure le lien entre tous les efforts et tous les sacrifices de l'homme et les fins en vue desquelles ils ont été consentis : c'est l'incertitude quant au point de savoir si l'on récoltera ce que l'on sème, si l'on disposera de ce que l'on produit et si on profitera demain de ce à quoi on renonce aujourd'hui. Cela signifie que la route vers l'acquisition de richesses passe par la violence et non par le labeur et la frugalité."
Partout où "la spoliation se révèle moins onéreuse que le travail" (Bastiat), il paraît bien vain de travailler. Il en va de même là où l'Etat, au lieu d'étendre le champ de la Justice, répand l'injustice et la "spoliation légale" :
"Des nations ont acquis un certain degré de richesse, poursuit JS Mill, et accompli certains progrès qui se trouvaient pourtant dans des situations sociales proches de l'anarchie ; mais on n'a jamais vu, même conserver leurs richesses et maintenir leur activité économique, des pays où les individus sont exposés sans limite aux exactions arbitraires des fonctionnaires du gouvernement".
Au commencement de l'économie politique, Adam Smith l'avait souligné avec force : quand "l'oppression des pauvres sert à établir le monopole des riches", l'accumulation du capital et la division du travail sont empêchées, et le pays végète dans un "état stationnaire" artificiel. Mais pour peu que soient garantis le droit de propriété et la liberté du commerce, alors :
"L’effort naturel de chaque individu pour améliorer sa condition, quand on laisse à cet effort la faculté de se développer avec liberté et confiance, est un principe si puissant que, seul et sans assistance, il est non seulement capable de conduire la Société à la prospérité et à l’opulence, mais qu’il peut encore surmonter mille obstacles absurdes dont la sottise des lois humaines vient souvent entraver sa marche."
Parce qu'il est dans la nature de l'homme de chercher à améliorer sa condition, parce que de ce penchant universel "dérive l'opulence privée mais aussi la prospérité publique", il suffit de laisser faire : l'Homme fera le reste.
Selon les classiques, il revenait au despotisme éclairé du colonisateur d'instituer dans les "nations attardées" ces deux prérequis du développement : le Marché libre et l'Etat de Droit. Deux siècles plus tard, alors qu'une bonne partie du continent africain, régressant sur "l'échelle de la civilisation", s'enfonce un peu plus chaque jour dans la barbarie, il ne se trouve plus grand monde pour invoquer "la mission civilisatrice de l'Occident". C'est que les congolais, les angolais, les rwandais, les soudanais, les sierra-leonnais, ... ont aussi régressé dans l'échelle de nos préoccupations.
Notes (*)
Le "désir effectif d'accumulation" définit chez JS Mill "le degré latent de volonté des individus ou des nations de sacrifier un bien présent en vue d'un bien futur" ; dans cet esprit, le désir effectif de travailler serait alors la volonté de sacrifier un peu de loisir présent en vue de quelque autre satisfaction, présente ou future.
NB : l'essentiel des citations sont issues de Jean Philippe PLATTEAU : "Les économistes classiques et le sous développement", volume 1 (Smith, Say, James Mill), volume 2 (Malthus, John Stuart Mill, et une synthèse de 100 pages), PUF 1978.
Comment expliquer pareilles différences dans les systèmes de préférences des nations avancées et des nations attardées ?
¤ Une première raison tiendrait au fait que la désutilité de l'effort serait plus grande chez ces dernières. La libéralité de la nature produirait en ces contrées un climat diffus d'aversion pour le travail, une "insouciance" mère de misère.
Ce "penchant à l'indolence", Malthus l'explique ainsi : "si la facilité d'obtenir des subsistances fait naître des habitudes d'oisiveté, ces habitudes doivent faire préférer le luxe de l'oisiveté à celui des objets qui embellissent la vie" (les "superfluités").
A l'inverse, "c'est dans les climats moins favorisés par la nature et où le sol produit seulement pour ceux qui travaillent, et en proportion de l'industrie de chacun, que nous pouvons attendre de grandes multitudes", notait Sir James Steuart en 1767. Dans la même veine, JS Mill écrira : "le moteur naturel du labeur, de l'inventivité, de la maitrise et du développement d'un jugement sûr, ce sont les difficultés qu'impose la vie".
Toutefois, Malthus croit aussi qu'il existe chez ses semblables une "disposition naturelle à l'oisiveté" :
"Tout ce que nous savons sur les nations, aux différentes époques de leur civilisation, nous porte à croire que cette préférence donnée à l'oisiveté est trés générale dans l'enfance des sociétés, et qu'elle n'est pas du tout rare dans les pays les plus avancés en civilisation".
¤ Ensuite, l'utilité marginale du revenu serait plus faible dans les nations pauvres, en raison de la faiblesse des besoins matériels.
Selon Ricardo, "le travailleur anglais considèrerait son salaire comme inférieur au taux naturel et comme insuffisant pour entretenir une famille s'il ne lui permettait pas d'acheter d'autre nourriture que des pommes de terre et d'avoir pour demeure autre chose qu'une misérable hutte en terre ; néanmoins, des exigences aussi faibles seront souvent jugées suffisantes dans les pays où la vie est bon marché et où l'homme n'a qu'un petit nombre de besoins aisément satisfaits".
Ainsi une hausse des salaires conduiraient les Irlandais à fournir moins d'efforts eu égard à "leurs maigres besoins" ; de même les populations d'Asie et du Pacifique "préfèrent la facilité et l'inactivité présentes, même si elles ne leur offrent pas de garantie contre les risques de famine, à des efforts modérés résultant dans une abondance de nourriture et de biens indispensables".
JS Mill le formulera brillamment : "Un peuple peut se trouver dans un état de tranquillité, d’indolence et d’ignorance ; ses besoins étant très faibles ou pleinement satisfaits, il peut renoncer à mettre en oeuvre l’entièreté de ses énergies productives, faute de désirs suffisants".
De tout cela, il ressort que la pensée classique trouve de "bonnes raisons" à la propension à l'indolence des nations attardées. Il est dans la nature de l'homme de préférer le loisir à l'effort, et dans les pays où la nature est généreuse, il faudra une "révolution des besoins" (Myrdal) pour stimuler la propension au travail et à l'accumulation. "Pour civiliser un sauvage, il faut lui infuser de nouveaux besoins et lui inspirer de nouveaux désirs", soutient JS Mill.
Il suffirait donc d'instiller dans le coeur des hommes le poison du besoin pour les mener sur la voie de la civilisation.
Pour les classiques, l'échelle de la civilisation est en effet indexée sur celle des besoins, le degré d'avancement de la civilisation se mesurant à la quantité de besoins que l'on peut satisfaire. Aux stades antérieurs de l'évolution, les peuples sauvages "jouissent des biens que le ciel leur envoie et, sans murmurer, se passent de ceux que le ciel leur refuse", constate JB Say. En cela, leur condition est "plus proche de celle des bêtes que de celles des hommes". Car "se passer de ce qu'on n'a pas, est la vertu des moutons ; mais il convient à des hommes de se procurer ce qui leur manque" (id.). Ou le travail comme impératif moral...
C'est en prenant la peine du travail que les hommes s'élèveront sur l'échelle de la civilisation. Reste à proposer aux peuples attardés des "stimulants" appropriés pour impulser la "révolution des besoins".
L'idée se trouve chez Malthus. Selon lui, si la civilisation a commencé là où "le besoin même réveille l'industrie", la civilisation ne progressera que par "l'action graduelle et lente de stimulants puissants et efficaces". Ce sera le rôle du commerce international :
"La plus grande de toutes les difficultés qui se présentent lorsqu'il s'agit de convertir des pays barbares et mal peuplés en Etats civilisés et populeux, c'est de leur inspirer les besoins les mieux calculés pour diriger leurs efforts vers la production de la richesse. Un des plus grand bienfaits du commerce extérieur, et la raison qui qui l'a toujours fait regarder comme un élément presqu'indispensable pour le progrès de la richesse, c'est la tendance qu'il a d'inspirer de nouveaux besoins, de faire naître de nouveaux goûts et de fournir des stimulants nouveaux pour l'activité et l'industrie de tous".
JS Mill poussera plus avant la réflexion sur le sujet :
"En familiarisant un tel peuple avec de nouveaux objets, en faisant miroiter devant lui la plus grande aisance avec laquelle peuvent être désormais obtenus des objets auxquels il ne pensait pas pouvoir accéder auparavant, l’ouverture au commerce extérieur est parfois à l’origine d’une sorte de révolution industrielle dans des pays dont les ressources sont restées jusqu’ici sous-exploitées par manque d’énergie et d’ambition chez leurs habitants : des individus qui se contentaient antérieurement d’un faible niveau de confort et se limitaient à l’accomplissement d’une quantité réduite d’efforts productifs, cette ouverture au commerce extérieur les incite à travailler plus sérieusement pour la satisfaction de leurs nouveaux besoins, et même à épargner et à accumuler du capital en vue d’une satisfaction encore plus complète de ces besoins à l’avenir".
Pour autant, "l'effet international de démonstration" (Nurkse) suffira-t-il ?
Say en doutait :
"Ces sauvages d'Australasie confinent avec les possessions des habitants venus originairement d'Europe : ils voient qu'on est mieux abrité dans des maisons bien couvertes et bien fermées, où l'on se garantit de la pluie, du froid, de l'ardeur du soleil, que dans des huttes de roseaux, exposées à la rigueur des saisons. Ils ne peuvent pas faire autrement que de s'apercevoir que l'on dort plus confortablement sur des matelas, dans des draps blancs, que tout nu sur une terre brulante en été, humide en hiver, (...) Cependant, ils paraissent complètement indifférents à ces douceurs, ils ne les désirent pas. Deux ou trois sortes de marchandises ont seules trouvé grâce à leurs yeux : des ornements, tels que les verroteries ; des moyens de défense ou d'attaque, tels que les armes, la poudre à tirer ; et les liqueurs distillées, seul aliment capable de flatter leur palais engourdi."
Des "incitants grossiers" certes, mais dans lesquels JS Mill verra "le seul aiguillon capable d'inciter" [les noirs émancipés de Jamaique] "à fournir spontanément des efforts systématiques et, partant, à acquérir ou entretenir des habitudes industrieuses volontaires qui, par la suite, pourront être canalisées vers des objectifs plus valables".
Au demeurant, Say souscrit lui-aussi à la thèse des vertus civilisatrices du "doux commerce" :
"Les habitants des Iles Sandwich étaient au nombre des plus féroces insulaires qu'eût visité le Capitaine Cook. Ce furent eux qui massacrèrent cet habile navigateur, il y a un demi - siècle à peine ; et déjà l'exemple de l'industrie européenne civilise ces peuples naguère anthropophages. On aborde maintenant chez eux, non seulement sans danger, mais avec profit. (...) Ils fournissent des marins pour faire le commerce de la côte nord-ouest d'Amérique ; ils vont trafiquer jusqu'en Chine".
Ainsi, les "stimulants matériels" et autres "incitants grossiers" ont eu raison des habitants des Iles Sandwich ; mais comment expliquer que l'introduction de biens nouveaux n'ait pu vaincre en tous lieux l'indolence des hommes ?
D'abord, remarquons qu'il n'était pas toujours nécessaire de travailler dur, moins encore d'investir, pour accéder aux biens de traite : il suffisait souvent de dilapider le capital humain (esclaves) et le capital naturel (en Amérique, nous dit Malthus, "les bêtes sauvages ont subi une dépopulation au moins égale à celle de l'espèce humaine"). Evoquant les temps peu glorieux de l'esclavage, Marx aura ainsi beau jeu de ridiculiser le rêve de Montesquieu et des économistes classiques : "Das ist der doux commerce".
Plus fondamentalement, dans "l'état rude et violent" des sociétés précoloniales, font défaut des institutions garantes des libertés économiques. Tel est le second facteur interne à l'origine du retard économique.
Pour les classiques, l'insécurité est en effet incompatible avec l'activité économique :
"Parler de l'insécurité des personnes et de la propriété, écrit JS Mill, revient à parler de l'incertitude qui entoure le lien entre tous les efforts et tous les sacrifices de l'homme et les fins en vue desquelles ils ont été consentis : c'est l'incertitude quant au point de savoir si l'on récoltera ce que l'on sème, si l'on disposera de ce que l'on produit et si on profitera demain de ce à quoi on renonce aujourd'hui. Cela signifie que la route vers l'acquisition de richesses passe par la violence et non par le labeur et la frugalité."
Partout où "la spoliation se révèle moins onéreuse que le travail" (Bastiat), il paraît bien vain de travailler. Il en va de même là où l'Etat, au lieu d'étendre le champ de la Justice, répand l'injustice et la "spoliation légale" :
"Des nations ont acquis un certain degré de richesse, poursuit JS Mill, et accompli certains progrès qui se trouvaient pourtant dans des situations sociales proches de l'anarchie ; mais on n'a jamais vu, même conserver leurs richesses et maintenir leur activité économique, des pays où les individus sont exposés sans limite aux exactions arbitraires des fonctionnaires du gouvernement".
Au commencement de l'économie politique, Adam Smith l'avait souligné avec force : quand "l'oppression des pauvres sert à établir le monopole des riches", l'accumulation du capital et la division du travail sont empêchées, et le pays végète dans un "état stationnaire" artificiel. Mais pour peu que soient garantis le droit de propriété et la liberté du commerce, alors :
"L’effort naturel de chaque individu pour améliorer sa condition, quand on laisse à cet effort la faculté de se développer avec liberté et confiance, est un principe si puissant que, seul et sans assistance, il est non seulement capable de conduire la Société à la prospérité et à l’opulence, mais qu’il peut encore surmonter mille obstacles absurdes dont la sottise des lois humaines vient souvent entraver sa marche."
Parce qu'il est dans la nature de l'homme de chercher à améliorer sa condition, parce que de ce penchant universel "dérive l'opulence privée mais aussi la prospérité publique", il suffit de laisser faire : l'Homme fera le reste.
Selon les classiques, il revenait au despotisme éclairé du colonisateur d'instituer dans les "nations attardées" ces deux prérequis du développement : le Marché libre et l'Etat de Droit. Deux siècles plus tard, alors qu'une bonne partie du continent africain, régressant sur "l'échelle de la civilisation", s'enfonce un peu plus chaque jour dans la barbarie, il ne se trouve plus grand monde pour invoquer "la mission civilisatrice de l'Occident". C'est que les congolais, les angolais, les rwandais, les soudanais, les sierra-leonnais, ... ont aussi régressé dans l'échelle de nos préoccupations.
Notes (*)
Le "désir effectif d'accumulation" définit chez JS Mill "le degré latent de volonté des individus ou des nations de sacrifier un bien présent en vue d'un bien futur" ; dans cet esprit, le désir effectif de travailler serait alors la volonté de sacrifier un peu de loisir présent en vue de quelque autre satisfaction, présente ou future.
NB : l'essentiel des citations sont issues de Jean Philippe PLATTEAU : "Les économistes classiques et le sous développement", volume 1 (Smith, Say, James Mill), volume 2 (Malthus, John Stuart Mill, et une synthèse de 100 pages), PUF 1978.
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