5 nov. 2005

Comment je n'ai pas rencontré Bourdieu

Sur la photo de ma classe de CM2, je ne compte que six camarades qui aient fréquenté le lycée d’enseignement général. Les autres n’ont pas eu cette chance. Ils sont devenus malgré tout mécanicien, facteur, sergent-chef dans les paras, restaurateur, garagiste, viticulteurs, menuisier, peintre en bâtiment, plombier zingueur, chauffeur routier, ouvriers... presque tous sont restés au pays. Si on les avait forcés à faire des études, ils seraient devenus malgré eux comptable, contrôleur des postes, chef de rayon, technicien... ou fonctionnaire et malheureux dans une banlieue d’exil. Franchement, qu’ont-ils perdu ?

Il faut dire qu’à l’école mes copains n'avaient pas beaucoup de "facilités", ce dont les instituteurs, les parents se rendaient vite compte. Mais puisqu'on pouvait encore se passer de diplômes, chacun se faisait vite une raison. C'était plus compliqué quand le môme était "doué" : il fallait s'occuper de son avenir. Alors on l’emmenait à la bibliothèque des bonnes sœurs, on achetait Tout l'univers, on commençait à suivre de plus près ce qu'il fabriquait à l'école, on prenait conseil auprès des instituteurs, du curé, du docteur, d'une dame patronnesse, d’une cousine bachelière...

Pour les parents, les bons résultats scolaires du petit étaient un motif de fierté : les copains de l'usine, les voisins, la parentèle, tout le monde savait que le fils untel "marchait bien à l'école"... Et si les enfants et leurs parents manquaient d'ambition, les instituteurs et les professeurs du collège en avaient pour eux.

Le passage du village au lycée a pu poser à certains quelques problèmes d'adaptation, lié au déracinement social et géographique. Pourtant, la distance entre "Eux" et "Nous" avait considérablement rétréci depuis le temps où le petit Bourdieu intégrait le lycée de Pau. Aujourd’hui, mes petits cousins retrouvent au lycée leurs copains du collège, et les catégories bourdivines des "dominés" et des "dominants" sont désormais impuissantes à décrire leur expérience.

Il se trouve que j'ai grandi pas loin de l'endroit où fut élevé Pierre Bourdieu -- son père était receveur des Postes dans le village voisin. Comme lui, j'ai été interne à Pau. Mais trente ou quarante ans avaient passé, et, la pelote basque mise à part, je ne retrouve pas grand chose de mon vécu dans ses souvenirs à lui : ni l'anti-intellectualisme primaire des camarades d'internat (intellectuels, les miens l'étaient moins encore que les siens, et cependant, aucun n'a jamais moqué le fait que je lisais Le Monde pendant l'étude du soir, ou que j'allais lire dans les douches la nuit) ; ni le mépris des externes, citadins et bourgeois, pour les pauvres ploucs de l'internat, ces différences s'étant considérablement estompées depuis les années 40 :

"J’ai compris récemment que ma très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales, – dont mes meilleures amitiés, forgées dans la bagarre et le chahut, fils d’artisans, de petits commerçants, plus ou moins tôt perdus tout au long du cursus. Pris entre les deux univers, et leurs valeurs inconciliables, et un peu dégoûté par l’anti-intellectualisme doublé de machisme paillard et gueulard qui faisait les délices de mes compagnons d’internat, je lisais souvent pendant les récréations, quand je ne jouais pas à la pelote basque, et surtout les dimanches, pendant les colles."

"Pierre par Bourdieu" (Nouvel Obs, 31 janv.)

Sa sociologie aurait-elle été différente s'il était né dans les années 60 ? C'est possible. En particulier, il aurait sans doute moins souffert de ce qu'un journaliste de Libé appelait sa "névrose de classe" :

"Forgée en 1987 par Vincent de Gaulejac, elle désigne cette structure psychique particulière qui touche les individus dont la promotion sociale, à travers l'école notamment, a été vécue douloureusement. Un passage contrarié d'une classe sociale à l'autre, ressentie comme une trahison des parents, un éloignement du milieu d'origine, une rupture d'identification très fréquente chez les intellectuels dont Jean-Paul Sartre disait qu'ils étaient des produits loupés des classes moyennes."

Névrose qui peut, dans certains cas, se transformer en "haine de classe". Selon l'écrivain Dominique Noguez, qui fut khâgneux en même temps que Bourdieu :

"Bourdieu était un "provincial", moi un "Parisien". Sur tous les provinciaux, il tranchait, affichant sa provincialité avec une ostentation agressive. Gonflé déjà, malgré sa bouille toute ronde, de ressentiment contre les "bourgeois" (ou crus tels) que leur aisance de langage, de manières "distingue"."

Mon parcours à moi fut plus modeste, et se situe une ou deux générations plus tard, ce qui explique peut-être que je n'ai jamais ressenti ni haine, ni névrose, liée à ma condition. Par le fait, la rencontre de Bourdieu ne m'a pas apporté la "révélation" attendue.

Un jour, un professeur entreprit de forcer nos barrières naturelles face à ce que mes copains et moi percevions finement comme des « conneries tout juste bonnes pour les babs »... Désignant implicitement l'une de nos camarades, il nous expliqua qu'on n’avait pas grand mérite à décrocher son bac quand on vivait dans le quartier de T, qu’on avait un papa PDG, une maman lettrée en guise de précepteur, un grand parc pour s’aérer la tête, une chambre et sans doute un bureau rien que pour soi, et des cours particuliers en veux-tu en voilà... La pauvre était effondrée. C’était une jolie fille, douce et bonne, qui m'offrait sans façon ses cigarettes ; elle avait redoublé sa seconde, ses parents divorçaient ; pour elle, tout n'allait pas comme sur des roulettes. Nous sortîmes écœurés.

Ce jour-là, j'eus la "révélation" que le système de Bourdieu avait quelque chose à voir avec la haine du bourgeois.


PS : Didier Eribon témoigne que « quelques mois avant sa mort, alors qu’il était déjà immobilisé par la maladie, il me disait, à propos de tous ceux que ses écrits et ses actions dérangeaient : Qu’ils ne se réjouissent pas trop vite ! Je n’ai pas fini de les faire chier ! » (Obs. du 31 janv). Je crois qu’on tient là l’essence même du combat de Pierre Bourdieu. C’était quelqu’un qui voulait faire chier les bourgeois...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Il est toujours intéressant de comparer la vie des auteurs avec leurs théories
( Platon contre la démocratie parce que parent avec bcp de tyrans par ex.)
Néanmoins le débat intellectuel suppose aussi d'opposer des arguments aux arguments et non de la psychologie aux arguments
Ainsi pour un penseur de la taille de Bourdieu dire qu'il avait une haine des bourgeois n'explique rien :
Pourquoi a-t-il cette épistémologie si particulière et si rigoureuse ( reprise par des gens de sensibilité politique différente d'ailleur...) ?
Son travail sur l'oppression symbolique des femmes à profondément renouvelé pour bpc de sociologue l'approche du féminisme ect...
LA SOCIOLOGIE EST UN SPORT DE COMBAT !!!

Anonyme a dit…

mooui, humhum...bof.
Un peu cour(t) de recre.