29 nov. 2005

Le mythe du trésor caché

En 2003, les opposants à la réforme des retraites faisaient remarquer que la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises aurait baissé de 10 points depuis 1981. Pourquoi devrait-on allonger la durée de cotisation, réduire les pensions ou augmenter les prélèvements sur les salariés quand les profits sont au plus haut ? Taxer le capital, voilà la solution !

Récemment, Laurent Mauduit évoquait ainsi « une déformation historique du partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits » (Le Monde du 5/02/05) . Selon lui, « la part des richesses créées par les entreprises et revenant aux salaires est tombée de 70 % à 60 % dans le courant des années 1980. Et la part des profits a fait le chemin inverse, grimpant de 30 % à 40 %. Depuis, à quelques petites variations près d'une année sur l'autre, le partage est resté à peu près le même, très favorable au capital, très défavorable au travail. »

Le problème est que les chiffres cités sont fallacieux. En premier lieu, il faut garder à l'esprit que les années 1980-83, base de la comparaison, furent pour les profits les pires années depuis la guerre (tableau 1 et graph. 1).

Tableau 1. Evolution du taux de marge des sociétés françaises depuis 1949 (en %)

Moyennes périodiques
1949-74 : 32.5
1975-85 : 28.5
1986-98 : 34.8

Minimum
1980-83 : 27.4
Maximum
1996-98 : 35.0
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d'après les données de Thomas Piketty – Les hauts-revenus en France au 20ème siècle, Grasset 2001

lire ainsi : en 1996-98, l’excédent brut d’exploitation représentait 35 % de la valeur ajoutée des sociétés. C’est la part du capital : elle rémunère les apporteurs de capitaux, permet d’autofinancer l’investissement (et aussi de payer l’impôt sur les sociétés).

Au mieux (si l'on s'arrête à 1996-1998), la part du capital est supérieure de 2,5 points à son niveau moyen des trente glorieuses (graph. 1). On est loin des dix points évoqués par Mauduit.

Thomas Piketty, op. cit.

De même, il faut garder à l'esprit que le taux de marge a baissé régulièrement depuis le point haut de 1998 : pour les sociétés non-financières, il est passé de 33.4 à 30.8 en 2004 (graph. 2). Autrement dit, l’essentiel des "surprofits" a déjà fondu.
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Insee, indicateurs annuels

En second lieu, le taux de marge (Excédent brut d’exploitation/Valeur ajoutée) est égal au produit du taux de rentabilité économique (Excédent brut d’exploitation/Capital fixe) et du coefficient de capital (Capital fixe/Valeur ajoutée), qui mesure l'intensité capitalistique. Or, c'est l'augmentation de cette dernière qui explique que le taux de marge soit aujourd'hui deux points au dessus de son niveau de long terme. En revanche, la rentabilité des entreprises françaises reste inférieure à son niveau des années 1965-73 !


Tableau 2. Rentabilité économique brute du capital fixe productif du secteur privé
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1965-73 : 20.6 %
1990-99 : 19.1 %

Source : Economie et Statistiques, n° 341-2, 2001
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Lire ainsi : sur la période 1965-73, 100 € de capital fixe immobilisé rapportait chaque année 20.6 € de profit (EBE).
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Les profits d'aujourd'hui ne sont donc pas particulièrement élevés. L'examen de la répartition de la valeur ajoutée depuis 1981 confirme cette interprétation (tableau 3).
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Tableau 3. Répartition de la valeur ajoutée des sociétés non financières
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d'après Xavier Timbeau, Le partage de la valeur ajoutée en France, Rev. de l'OFCE janv. 2002, complété avec les indicateurs annuels de l'Insee 2005

Entre 1981 et 1995, la part des salaires a baissé de 7.8 points, qui sont allés à l’impôt (1.1 point) et, surtout, à l’autofinancement (+ 6 points). Depuis 1995, les salaires ont repris 1.7 points et l’impôt 1 point tandis que, sous l'effet du désendettement et de la baisse des taux, le poids des intérêts s'est réduit de 3.6 points. Corrélativement, l’augmentation de la part des dividendes traduit le retour à une situation bénéficiaire. L'un dans l'autre, la part des revenus du capital était en 2004 inférieure de 2 points à son niveau de 1981...
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Bref, on a beau scruter la répartition de la valeur ajoutée, on ne découvre pas de trésor caché. Les profits ne sont pas aujourd’hui si élevés qu’on puisse les taxer impunément.

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