19 août 2005

Texte : ANOMIE - MERTON

Deux éléments confondus dans la réalité doivent être distingués par l’analyse. Le premier est constitué par les buts, les intentions et les intérêts définis par la civilisation : ce sont les objectifs légi­times, proposés par la société à ses membres. Ces objectifs sont plus ou moins intégrés dans une hiérarchie de valeurs. Les objectifs les plus appréciés sont en rapport avec des sentiments et des aspira­tions. Ils concernent les choses « qui en valent la peine ». Ils cons­tituent en partie ce que Linton a appelé designs for group living (modèles pour la vie en société). (...)

Le second élément de la structure sociale est une définition et un contrôle des moyens “ légitimes ” pour atteindre ces buts. Ces moyens réglés par la société ne sont pas nécessairement des règles techniques d’efficacité. Car, hors des conduites permises, on trouve de nombreux procédés, comme la violence, la fraude, la puis­sance, qui, d’un point de vue individuel, peuvent sembler plus efficaces que les autres. (...)

L’équilibre entre ces deux aspects de la structure sociale est maintenu aussi longtemps que les individus peuvent obtenir des satisfactions provenant à la fois de la réalisation des objectifs et de l’utilisation des moyens socialement acceptés.

[Toutefois,] il peut se produire qu’une société accorde plus d’importance à certains objectifs qu’aux procédures correspondantes. La société peut amener les individus à concentrer leur force de convic­tion et d’émotion sur les objectifs qu’elle approuve, sans les inciter à défendre avec la même force les méthodes prescrites pour parvenir à ces fins. Dans ce cas beaucoup d’individus soumettront leur conduite aux exigences de l’efficacité technique : la pro­cédure la plus efficace, qu’elle soit légitime ou non, sera en général préférée à la conduite prescrite par les institutions. Au fur et à mesure que cet état d’esprit s’accentue, la société devient de plus en plus instable et présente des phénomènes toujours plus nom­breux de ce que Durkheim a appelé “anomie” (ou absence de normes).

Quelques faits banals permettent de se faire aisément une idée de ce processus qui conduit une société à l’anomie. Dans les compétitions sportives par exemple, lorsqu’il s’agit de “gagner” plus que de “gagner selon les règles du jeu”, l’usage de moyens illégitimes, mais efficaces, est implicitement récompensé. Il arrive par exemple que le lutteur neutralise son adversaire par des moyens ingénieux mais illicites ; les élèves d’une université subventionnent de prétendus “étudiants” qui font plus de sport que d’études. De même, un joueur de poker peut satisfaire son désir de gagner en réussissant à mêler habilement les cartes comme dans une réussite. L’impression de léger malaise qu’il res­sent dans ce dernier cas et le caractère subreptice des délits publics montrent bien que les règles du jeu sont connues par celui qui les enfreint. Mais l’importance exagérée accordée au succès amène à se désintéresser des règles.

Ce qui est visible dans les compétitions sportives ou les jeux à l’échelle d’un microcosme existe aussi dans le macrocosme social. Ce processus d’exaltation des fins entraîne une démoralisation (au sens littéral du mot). C’est le cas en particulier de la civi­lisation américaine contemporaine, où l’argent a, dans une large mesure, été consacré comme une valeur en soi. L’argent a toutes les qualités nécessaires pour devenir un symbole de prestige. Il possède en effet un haut degré d’abstraction et d’impersonnalité. Quelle que soit la manière dont on l’a acquis, par la fraude ou selon les règles, il peut servir à acheter les mêmes biens et les mêmes services. Le caractère anonyme des sociétés urbaines s’ajoutant à ces qualités particulières de l’argent, des richesses peuvent s’accu­muler sans que la collectivité dans laquelle vit le ploutocrate con­naisse l’origine de sa richesse ; ou, si elle la connaît, elle peut l’oublier. (...)

La grande importance que la civilisation accorde au succès invite les individus à utiliser des moyens interdits mais souvent efficaces pour arriver ne serait-ce qu’à un simulacre de réussite richesse et pouvoir. Cette réaction a lieu lorsque l’individu a accepté le but prescrit mais n’a pas fait siennes les normes sociales et les procédures coutumières.

L’individu tendu vers un but est prêt à prendre des risques, quelle que soit sa position dans la société; mais on peut se demander dans quels cas la structure sociale, par sa nature même, prédispose les individus à adopter un comportement déviant.

Chez les individus d’un niveau économique élevé, il n’est pas rare que la pression en faveur de l’innovation rende imprécise la dis­tinction entre les pratiques régulières et irrégulières. Comme Veblen l’a fait remarquer : « Dans certains cas il est difficile, parfois impossible jusqu’au jugement du tribunal, de dire s’il s’agit d’une habileté commerciale digne d’éloges ou d’une malhonnêteté qui mérite la prison ». L’histoire des grandes fortunes américaines est celle d’individus tendus vers des innovations d’une légitimité dou­teuse. L’admiration que les gens éprouvent malgré eux pour ces hommes malins et habiles (smart), et qui réussissent, s’exprime souvent en privé et même en public : c’est le produit d’une civili­sation dans laquelle la fin sacro-sainte justifie les moyens. Ce n’est pas nouveau, Charles Dickens notait déjà :

Combien de fois n’ai-je pas eu, avec un interlocuteur, le dialogue suivant “ N’est-il pas très regrettable qu’un homme comme Un Tel soit en train de devenir fabuleusement riche en agissant de la façon la plus infâme et la plus odieuse, et qu’en dépit de tous les crimes dont il s’est rendu coupable, il soit toléré et même encouragé par vos compatriotes. C’est une calamité publique, ne trouvez-vous pas ? — Si, monsieur. — C’est un menteur reconnu, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur. — N’est-il pas sans hon­neur, sans dignité et sans moralité ? — Si, monsieur. — Alors, quels peuvent bien être ses mérites ? — Eh bien, monsieur, il est smart.

(...)

Cependant, d’après notre analyse, les plus fortes pressions en faveur de la déviance s’exercent certainement sur les couches sociales infé­rieures. Plusieurs recherches ont montré que certaines formes du vice et du crime constituent une réaction « normale » à une si­tuation dans laquelle les individus se trouvent dans la quasi-impossibilité d’employer des moyens légitimes et traditionnels qui leur permettraient de réaliser la réussite financière que la civilisation leur présente comme un but désirable. Les possibilités professionnelles de ces individus sont en général limitées aux emplois les moins nobles. Étant donné le mépris des Américains pour le travail manuel — mépris qui est uniformément partagé par toutes les classes sociales — et le peu d’espoir qu’il y a à ce niveau de s’élever socialement, il est normal que l’on tende à adopter un comportement déviant. Le revenu et les promesses de puissance que peuvent apporter à l’individu le vice organisé, les rackets et les crimes sont sans commune mesure avec sa situation actuelle.

Bien que notre idéologie des classes ouvertes et de la mobilité sociale persiste à le nier, pour ceux qui sont situés au plus bas niveau de la structure sociale, la civilisation impose des exigences contradictoires. D’une part, on leur demande d’orienter leur conduite vers la richesse et d’autre part, on leur en refuse les moyens légaux. La consé­quence de cette incohérence est une proportion élevée de compor­tements déviants. Dans ce contexte, Al Capone représente le triomphe de l’intelligence amorale sur les “ échecs ” dus à une conduite morale dans une société où les canaux qui assurent la mobilité sociale sont fermés ou trop étroits, et où tous les individus sont invités à concourir pour obtenir le grand prix de la réussite économique et sociale.

Nous touchons ici un point d’une extrême importance; ce n’est pas seulement le manque de possibilités ou l’estime exagérée pour le succès financier qui provoquent une haute fréquence de comportements déviants. Une structure de classes plus rigides, une société organisée suivant des castes limiterait peut-être les possibilités des individus défavorisés beaucoup plus que ne le fait la structure actuelle de la société américaine. Mais dans celle-ci les buts sont censés transcender l’ordre des classes alors que l’or­ganisation sociale actuelle laisse en fait subsister des différences entre les classes dans les possibilités d’atteindre ces buts. Dans cet état de choses, la vertu cardinale, l’ambition est à l’origine du vice cardinal américain, le comportement déviant.

Extraits (tronqués) d’Eléments de théorie et de méthode sociologique, Robert K. MERTON, 1957 (traduction d’Henri Mendras)

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