28 mai 2009

Les parents proches de l’envie


Dans le langage courant, l’envie est souvent confondue avec l’un ou l’autre de ses proches cousins : la convoitise, l’émulation, la jalousie, l’indignation.

(i) la convoitise

Le Grand Robert définit la convoitise comme le « désir immodéré de posséder ». Elle fait l’objet du dernier commandement : "Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui appartient à ton prochain." (Ex 20, 17)

Comme le remarque René Girard, ce commandement se distingue de ceux qui le précèdent par son objet : « au lieu d'interdire une action, il interdit un désir » (1). Et il y a à cela une bonne raison : "Si le Décalogue consacre son commandement ultime à interdire le désir des biens du prochain, c'est parce qu'il reconnaît lucidement dans ce désir le responsable des violences interdites dans les quatre commandements qui le précèdent. Si on cessait de désirer les biens du prochain, on ne se rendrait jamais coupable ni de meurtre, ni d'adultère, ni de vol, ni de faux témoignage". (2)

Mais, selon une autre interprétation, le dixième commandement viserait seulement à prévenir les effets dévastateurs de la sorcellerie :

Coveting was not mentioned as an undesirable trait to be avoided because it is unethical, immoral or antisocial; it was recorded and made part of the Decalogue because the superstition prevailed in Hebrew tribal society that envious thoughts would bring ill luck and misfortune, through sorcery and witchcraft, to the person against whose property the "coveting" was directed. Covetous desires, they believed, would call into existence the malevolent spirits of the "evil eye," which by devious and diabolical methods would cause the loss of the coveted possessions. (3)

Il est vrai que, dans les temps bibliques, la croyance au mauvais oeil était très répandue, comme l’atteste le double sens du mot hébreu keshep qui signifie “convoiter”, mais aussi "jeter un sort", "empoisonner". Pour se protéger de la sorcellerie, les hommes portaient alors une amulette, appelée tefillin, qu’ils activaient chaque matin.

Quoiqu’il en soit, l’envie et la convoitise ont partie liée : on convoite toujours les biens ou les qualités de ceux que l’on envie. Mais la convoitise ne conduit pas toujours à l’envie ; elle peut aussi bien mener à l’émulation.

(ii) l’émulation

Le Grand Robert la définit ainsi : "Sentiment qui porte à égaler ou à surpasser quelqu’un, en vertu, en mérite, en savoir, en travail." Pour Aristote, l’émulation est une vertu de l’honnête homme, ce en quoi elle se distingue de l’envie :

L'émulation est la peine que nous éprouvons au vu de la présence de biens honorables – à l'acquisition desquels nous sommes éligibles – chez des gens dont la condition est semblable à la nôtre ; peine non pas qu'un autre les possède, mais que nous ne les possédions pas nous-mêmes. Aussi l'émulation est-elle un sentiment honnête et se rencontre-t-elle chez des gens honnêtes, tandis que l'envie est un sentiment vil et particulier aux âmes viles ; car le premier s'applique à obtenir les biens qu'il recherche et l'autre à empêcher le prochain de les avoir. (4)

Esprit aristocratique, le Chevalier de Jaucourt louait l’émulation, qui "pense à surpasser un rival par des efforts louables et généreux" lors que "l'envie ne songe à l'abaisser que par des routes opposées" (5). Cette noble vertu lui inspira ce poème :

"Je vois d'un œil égal croître le nom d'autrui,
Et tâche à m'élever aussi haut comme lui,
Sans hasarder ma peine à le faire descendre.
La gloire a des trésors qu'on ne peut épuiser ;
Et plus elle en prodigue à nous favoriser,
Plus elle en garde encore où chacun peut prétendre.
"

Hélas ! le puits de gloire ne sera jamais assez profond pour étancher la soif de tous les coureurs de gloire. La considération publique ne peut être distribuée également à tous. Si le sujet ne parvient pas à se hausser au niveau de son rival, le risque est grand qu’il devienne la proie de l’envie :

L’émulation est uniquement le désir ou l’espoir d’égaler ou de surpasser d’autres personnes avec lesquelles nous nous comparons... Mais elle dégénère en envie lorsque ce souhait ... ne peut être réalisé que dans l’abaissement de l’autre à notre propre niveau ou plus bas encore. (6)

Partant, la marge entre l’envie et l’émulation est étroite :

For envy is not an original temper, but the natural, necessary, and unavoidable effect of emulation, or a desire of glory. So that he who establishes the one in the minds of people, necessarily fixes the other there. And there is no other possible way of destroying envy, but by destroying emulation. (7)

(iii) l’indignation

Selon Aristote, « l’indignation est une réaction qu’on peut éprouver quand la fortune sourit à de mauvaises gens, tandis qu’on éprouve de l’envie du fait du bonheur des gens de bien ». On ressent de l'indignation « à la vue d'un succès immérité », tandis que l'envie s'éprouve à la vue d’un succès mérité (8).

En pratique, il n’est pas toujours aisé de distinguer l’indignation de l’envie. L’envieux invoque souvent la justice. Quand il compare sa situation à celle de l’envié et qu’il se demande : « pourquoi lui ? pourquoi pas moi ? », il a tendance à répondre « c’est injuste ! ». Ainsi pense Salieri :

Tous disent : « Il n'y a pas de justice sur la terre » ; mais il n'y a pas non plus de justice plus haut. Pour moi, cela est clair comme une simple gamme. Je suis né, moi, avec l'amour de l'art. Étant petit enfant, lorsque les sons de l'orgue retentissaient dans les hauteurs de notre vieille église, j'écoutais, et je ne pouvais me lasser d'entendre ; des larmes coulaient de mes yeux. Je repoussai de bonne heure les distractions futiles. Toute science étrangère à la musique me devint importune. Je m'en détournai avec obstination et fierté; je me donnai à la seule musique. Tout premier pas est difficile, et tout début de route ennuyeux. J'avais à vaincre des obstacles qui m'assaillirent tout d'abord. Je plaçais le métier pour base de l'art ; je me fis artisan. Je donnais à mes doigts une rapidité sèche et obéissante; je forçais mon oreille à être juste; je tuais les accords et j'anatomisais la musique comme un cadavre. Je pris enfin l'algèbre pour preuve de l'harmonie. Ce n'est qu'alors, après avoir traversé le creuset de la science, que j'osai me livrer à la volupté créatrice. Je me mis à créer, mais dans le mystère, dans l'isolement, sans me permettre de penser même à la gloire. Souvent, après avoir passé deux ou trois jours dans ma cellule silencieuse, où j'oubliais la nourriture et le sommeil, après avoir goûté les élans et les larmes de l'inspiration, je brûlais mon travail et je regardais froidement comment ma pensée et les sons que je venais de créer disparaissaient avec la légère fumée. Que dis-je ? Lorsque le grand Gluck apparut et nous dévoila de nouveaux mystères (mystères profonds, séduisants, enchanteurs), n'ai-je pas jeté tout ce que j'avais su auparavant, tout ce que j'avais aimé, tout ce que j'avais cru avec tant d'ardeur ? Et ne me suis-je pas mis à le suivre sans murmure, avec un nouveau courage, comme quelqu'un qui aurait perdu sa route, et qu'un autre voyageur remettrait dans le droit chemin ? Par une persévérance obstinée, pleine d'efforts, j'atteignis enfin un haut degré dans l'art infini. La gloire vint me sourire. Je trouvai dans le cœur des hommes un écho à mes créations. J'étais heureux; je jouissais paisiblement de mes travaux, de mes succès, de ma gloire, ainsi que des travaux et des succès de mes amis, de mes compagnons dans l'art éternel. Non, jamais je n'avais connu l'envie, jamais; ni lorsque Puccini sut enchanter l'oreille des sauvages Parisiens, ni même quand j'entendis les premiers accents de l'Iphigénie. Qui aurait pu dire que le fier Salieri deviendrait un misérable envieux, un serpent foulé aux pieds, qui, dans son abaissement, n'a plus de force que pour mordre la poussière et le sable ? Personne... Et maintenant, c'est moi-même qui le dis, je suis un envieux; oui, j'envie profondément, cruellement. O ciel ! où donc est la justice quand le don sacré, le génie immortel n’est pas envoyé en récompense de l’amour brûlant, de l’abnégation, du travail, de la patience, des supplications enfin, mais quand il illumine le front d'un viveur insouciant ! O Mozart ! Mozart !

Alexandre Pouchkine, Mozart et Salieri. in Poèmes dramatiques. Traduit du russe par Ivan Tourgueniev et Louis Viardot, Hachette 1862, p. 179-195

Salieri ne discute pas le talent de Mozart, qu’il ne connaît que trop bien. Il n’en trouve pas moins la situation injuste ! Ce qui l’indigne ici, ce n’est pas l’injustice des hommes, c’est l’injustice des dieux. Ce qui lui paraît injuste, ce n’est pas la rétribution des mérites, c’est leur distribution ! En vérité, Salieri envie Mozart, et l’envie à mort, justement parce qu’il mérite trop bien son succès.

(iv) la jalousie

« La jalousie, écrit Descartes, est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien » (9). Par exemple, un capitaine est jaloux de la place qu’il garde, "une honnête femme" est "jalouse de son honneur » (10).

La jalousie est donc clairement distincte de l’envie : "le jaloux est seulement jaloux de ce qu'il possède" (11), alors que l’envieux est envieux de celui qui possède ce qu’il n’a pas. On envie le mari d’une jolie femme ; le mari est jaloux de sa femme... En ce sens, la jalousie du mari est la contrepartie de l’envie qu’il inspire à ses rivaux : "Quand les autres sont conscients de notre envie, ils peuvent devenir jaloux de leur contexte meilleur et prendre des précautions contre les actes hostiles auxquels notre envie peut nous conduire" (12).

L'usage a progressivement confondu la jalousie avec l'envie. Du coup, les dictionnaires n'ont pu que s'aligner, et on se retrouve avec deux mots pour dire exactement la même chose. Au risque d'obscurcir le sens premier de jalousie, celui qu'ont retenu les moralistes et les écrivains. En clair, la jalousie, c'est Othello, et l'envie, c'est Iago (*).

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Notes
[1] René Girard, Je vois Satan tomber comme l'éclair, Grasset 1999. « Le terme hébreu traduit par « convoiter » signifie tout simplement « désirer ». C'est lui qui désigne le désir d'Eve pour le fruit défendu, le désir du péché originel. »
[2] ibid.
[3] Joseph Lewis, The ten commandments, Freethought Press Association, 1946
[4] Rhétorique, Livre 2, chap. XI
[5] L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert (article "Emulation")
[6] Joseph Butler : Sermons, cité par Helmut Shoeck, op. cit.
[7] William Law, A serious call to a devout and holy life, Chapter XVIII, Londres, 1728
[8] Topiques, 110, a, 2
[9] Les passions de l’âme, art. 167
[10] John Rawls, La théorie de la justice
[11] Littré (article "Envie")
[12] John Rawls, op. cit.

21 mai 2009

Les traits de l’envie

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Pieter Bruegel, Etude sur l’envie (16ème siècle), Musée des Beaux Arts, Bordeaux

L'envie est l'un des sept péchés capitaux, et même le pire de tous selon les théologiens, car délibérément introduit par le diable pour mieux perdre les hommes. Dans son sens premier, l'envie désigne la peine causée par le succès de nos semblables. Elle se distingue clairement de l'émulation et des autres formes de mimésis, par quatre traits élémentaires, présents simultanément dans le cœur de l’envieux : la souffrance, l'impuissance, le secret, et la malveillance.

(i) la souffrance

Comme l'atteste son étymologie, l’envie est « un voir qui fait mal » (1). Dans les sociétés traditionnelles, c'est au mauvais oeil, à la malveillance des envieux, que sont imputés tous les malheurs du monde. Mais, c'est encore à l’envieux que l'envie fait le plus de mal, tant il est vrai que « si elle fait du mal, elle n'en ressent pas moins, et qu'elle porte renfermée en elle-même le supplice de sa méchanceté » (2). Ecoutons Cyprien :

Quel ver rongeur pour l’âme, quel ulcère pour le coeur ! Envier dans un autre la vertu ou le bonheur, c’est-à-dire haïr en lui ses mérites ou les bienfaits divins; faire de la félicité d’autrui un tourment pour soi-même; trouver son châtiment et son supplice dans la prospérité et dans la gloire des autres; attacher à son coeur, à ses sens, à ses pensées comme des bourreaux qui fouillent, déchirent et torturent sans pitié; non, cette existence n’est pas possible. Dans cet état, la nourriture devient insipide; le temps s’écoule dans les soupirs, dans les gémissements; dans la souffrance; et, comme on est obligé de renfermer le fatal secret au fond de son coeur, il se venge de sa captivité en déchirant jour et nuit sa prison. (...) Vous donc, qui vous abandonnez aux fureurs de l’envie, poursuivez votre prochain de vos artifices, de vos persécutions, de vos fureurs, vous ne serez jamais l’ennemi de personne autant que de vous-même. Celui qui excite vos jalousies pourra toujours vous éviter; mais vous, vous ne pouvez vous fuir vous-même. Partout votre ennemi est avec vous; vous le portez dans votre poitrine: c’est là qu’il exerce sa domination; il vous ravit votre liberté; il vous charge de chaînes, comme un captif, et ne vous laisse aucun repos. Porter envie à un homme que Dieu a placé au nombre de ses enfants est un supplice de tous les jours; haïr un homme heureux est un malheur sans remède. (3)

(ii) l’impuissance

« Le seul regret de ne pas posséder ce qu'un autre possède et ce que je désire, ne suffit pas, en soi, à la faire naître, puisque aussi bien ce regret peut me déterminer à l'acquisition de la chose désirée ou d'une chose analogue, par le travail, l'achat, la violence ou le vol. L'envie ne naît que si l'effort requis pour mettre en œuvre ces moyens d'acquisition échoue en laissant un sentiment d'impuissance. »
Scheller, L'Homme de Ressentiment (4)

Celui qui désire ce qu’un autre possède essaiera, s’il le peut, de se hausser jusqu’au niveau de son rival. C’est seulement s’il n’y parvient pas qu’il devient la proie de l’envie : « L’émulation est uniquement le désir ou l’espoir d’égaler ou de surpasser d’autres personnes avec lesquelles nous nous comparons... Mais elle dégénère en envie lorsque ce souhait d’égaler quelqu’un ou de l’emporter sur lui ne peut être réalisé que dans l’abaissement de l’autre à notre propre niveau ou plus bas encore. » (5)

En proie à ce tourment, l’envieux peut bien s’évertuer, rien n’y fait : « L’envié se campe devant nous et nous rappelle notre impuissance. Sa présence est une invite, et un rappel : « c’est beau, c’est bon, c’est bien, mais tu ne l’auras pas » (6).

(iii) le secret

Though many an arraigned mortal has in hopes of mitigated penalty pleaded guilty to horrible actions, did ever anybody seriously confess to envy ?
Melville, Billy Budd
L’envie est un sentiment que l’on tait. Nous pouvons confesser la haine, la jalousie, la honte, la peur... pas l’envie. Sont ici en jeu « le respect de soi-même et le sentiment de sa propre valeur » (7). Il n’est pas facile de reconnaître et d'accepter la supériorité d’autrui : “In recognizing envy in himself, a person is acknowledging inferiority with respect to another; he measures himself against someone else, and find himself wanting. It is, I think, this implied admission of inferiority, rather than the admission of envy, that is so difficult for us to accept. » (8). De ce point de vue, l’envie a pour antidote la faculté d’admirer, la capacité d’apprécier chez autrui les qualités dont on est dépourvu.

Mais le secret est aussi une condition nécessaire à l’accomplissement de la vengeance de l’envieux. Ce dernier doit sans cesse donner le change ; il doit jouer la comédie de l’amitié avec la personne qu’il hait le plus au monde. C’est ce que fait Iago avec Othello, ou la Cousine Bette avec Adeline Hulot.

(iv) la malveillance

Aux dires de Descartes, "il n’y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes que celui de l’envie. Car outre que ceux qui en sont entachés s’affligent eux-mêmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres" (9) La malveillance constitue l’aspect le plus noir de l’envie, bien représenté dans la littérature (cf. Othello ou La Cousine Bette). Heinz Leymann nous donne un exemple près de chez nous :

Gertrude, ou du malheur d'être trop belle

Gertrude approche la trentaine. Très belle, elle a été mannequin un certain temps, avant de revenir à son métier : dessinatrice industrielle. Engagée à ce titre par une grande entreprise de bâtiment, elle partage un bureau avec une autre femme et trois collègues masculins. Au début, Gertrude ne s'inquiète pas que ses quatre collègues aillent déjeuner ensemble, sans lui proposer de se joindre à eux. Après tout, ils ne la connaissent pas encore. Mais, peu à peu, elle réalise qu'apparemment ses collègues ne l'aiment pas, particulièrement la femme qui l'agresse avec des remarques du genre : « Va donc plutôt boire un jus de carotte. Aujourd'hui il y a des croquettes de foie, ce n'est pas bon pour ta ligne », ce qui a le don de faire rire les hommes. De plus en plus fréquemment, Gertrude doit entendre de semblables inepties ; finalement, elle prend son courage à deux mains et aborde le sujet au cours d'une pause café. Réaction de sa collègue féminine : « Mais, dis donc, c'est toi qui as voulu garder tes distances. Avec tes allures de mannequin. Tu n'as pas peur de tacher ta robe ? L'encre, ça tache ! » Les hommes s'amusent de l'éclat. Mais cette tentative d'explication ne reste pas sans suite. Un jour, Gertrude croit entendre ses quatre collègues parler d'une autre personne ; puis elle réalise que c'est d'elle qu'on parle et de son travail. On parle d'elle en sa présence comme d'une tierce personne et d'une tierce personne de sexe masculin : « Est-ce qu'IL a fini son dessin? Va LE voir et vérifie. » A partir de ce jour, ses quatre collègues ne s'expriment plus que de cette manière : à la troisième personne et au masculin. Et la mise à l'écart se poursuit, se peaufine cruellement, jour après jour, jusqu'à ce que Gertrude, épuisée, donne sa démission. (10)

A la limite, l’envieux est prêt à souffrir une infortune si c’est le prix à payer pour infliger à l’envié une infortune plus grande. Plus généralement, « l’envieux, s’il ne peut posséder ce que l’autre possède, préfère que ce dernier ne la possède pas non plus ; il préfère que ni l’un ni l’autre n’en profite » (11). Comme dans la fable de l’envieux et de l’ambitieux : Élie (dans la version juive), ou St Martin (dans la version chrétienne), annonce à deux voyageurs que si l’un d’eux fait un vœu, ce voeu se réalisera mais son compagnon obtiendra double portion. Les deux voyageurs se disputent alors pour décider qui fera le vœu, et une bagarre s’ensuit. En désespoir de cause, à demi étranglé, le vaincu s’écrie : « faites donc que je sois borgne ! » (12)

Quand le malheur s’abat sur l’objet de son envie, l’envieux éprouve une joie mauvaise. C'est la shadenfreude, la seule récompense de l’envie, et aussi la seule circonstance où l’envie se découvre.

Pieter Bruegel, L’envie (1557)

Pour en savoir plus, cf. cette série de billets :

Notes:

[1] « envie » vient du latin « invidia, ae » (1. malveillance ; 2. envie) et « invidere » (1. regarder d’un oeil malveillant et funeste, jeter le mauvais oeil ; 2. être malveillant, vouloir du mal ; 3. [surtout] porter envie, jalouser), qui lui-même vient de « videre » (voir). Dictionnaire Latin-Français, Felix Gaffiot. L'expression "un voir qui fait mal" est de Pascale Hassoun-Lestienne, Malade d’envie, in L’envie et le désir, Autrement, coll. « Morales », 1998
[2] L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, article “Envie”, par le Chevalier de Jaucourt, selon qui « cette affection de l'âme » peut provoquer chez le sujet « la maigreur, l'atrophie » ; les envieux ont des « insomnies », ils « perdent l'appétit, et tombent dans un état de langueur qui est le plus souvent accompagné de fièvre lente. » En guise de remède, le Chevalier propose « les bains domestiques, les eaux minérales, le laitage, les anodyns » sans oublier « la philosophie et la religion », car il faut aussi « guérir l'esprit ».
[3] Traités de Cyprien – Traité XII : De la jalousie et de l’envie
[4] Max Scheler : L’homme de ressentiment (1912), Gallimard-nrf 1933.
[5] Joseph Butler : Sermons, cité par Helmut Shoeck, op. cit.
[6] Francesco Alberoni, Les envieux (1991), Plon 1995
[7] Jean-Pierre Dupuy, Le sacrifice et l’envie, 1992.
[8] George Foster, « Anatomy of envy », Current anthropology, 1972, – vol 13, n° 2
[9] Les passions de l’âme, art. 184
[10] Heinz Leymann, Mobbing (1993), Seuil 1996
[11] Robert Nozick, Anarchie, Etat et Utopie (1974), p. 294 trad. PUF 1988
[12] histoire rapportée par Francis Lee Utley. Commentaires de « Anatomy of envy », par George Foster, Current anthropology, 1972, – vol 13, n° 2

10 mai 2009

La guerre primitive

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"Les sociétés primitives furent les dernières sociétés d'abondance", disait Sahlins. Las ! les primitifs pouvaient bien satisfaire tous leurs besoins matériels à peu de frais, ils n'étaient pas à l'abri du manque et de la convoitise. Dans ces sociétés aussi, les biens les plus convoités étaient des biens positionnels, comme l'honneur, le prestige (cf. ce billet : La considération et l’inégalité). Chacun veut y prétendre, mais tous ne peuvent y accéder. D'où la guerre :

Source : 'War Before Civilization', Lawrence Keeley, Oxford UP, 1996

Le cas des Yanomamis

Napoléon Chagnon (*) a recueilli systématiquement les généalogies et l’histoire personnelle des 1 400 habitants de la douzaine de villages où il a séjourné entre 1964 et 1987. Concernant l’intensité de la violence, trois informations principales en ressortent :

- environ 40 % des hommes adultes ont participé à un meurtre. Dans la plupart des cas (60 %), ils n’ont tué qu’une fois. Mais un individu a participé à 16 meurtres ;

- le meurtre représente environ 30 % des causes de décès parmi les hommes adultes ;

- environ les deux tiers des adultes de plus de 40 ans ont perdu un proche (époux, enfant, parent) de cette façon (57 % ont perdu deux proches).

Mais l’information la plus surprenante tient à la corrélation observé entre réussite militaire et réussite reproductive. A chaque âge, les unokais -- i.e. qui ont activement participé à un meurtre – ont en moyenne plus d’épouses que les non-unokais, et par conséquent plus d’enfants :

Source : Chagnon, Napoleon (1988) ‘Life Histories, Blood Revenge, and Warfare in a Tribal Population’, Science 239: 985–92. NB : seuls les hommes en vie sont pris en compte dans l’échantillon.

L’interprétation de Napoléon Chagnon

Dans la culture yanomami, les unokais jouissent d'un prestige plus grand que les non-unokais, ce que la société manifeste en attribuant aux premiers plus de femmes qu’aux seconds. La réussite reproductive serait ainsi le produit de la réussite culturelle.

A contrario, dans les sociétés où ce sont de paisibles leaders religieux qui ont le plus de femmes et d’enfants, les hommes s’efforceront de devenir prêtre, ou shaman... Quand vos voisins sont tous de braves gens, c'est facile : on peut, sans risque, poursuivre des buts altruistes -- à l’image du prêtre ou du shaman --, et adhérer à des normes du genre « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Mais lorsque vos voisins convoitent vos biens et vos femmes, et sont prêts pour cela à user de la violence, l’altruisme ne paie plus. C’est sans doute pourquoi nous avons plus de soldats que de prêtres.

Au cours de leur histoire, les hommes ont basé leurs relations avec leurs voisins tantôt sur des stratégies altruistes ou religieuses, tantôt sur des stratégies prédatrices, en pesant les avantages et les coûts de chaque option. De fait, nous sommes capables d’adopter l’une comme l’autre. Mais dans un environnement peuplé de gens comme le féroce Möawä, tendre l’autre joue n'est pas une bonne stratégie, si du moins votre survie et celle de votre famille vous importe un tant soit peu. "Les gens qui se conduisent comme Möawä sont généralement qualifiés de guerriers, et ceux d’entre eux qui survivent sont généralement récompensés en terme de status, de richesse, ou de pouvoir, selon le genre de gratification que leur société valorise le plus. Nous-mêmes élisons ce type d’hommes au Congrès ou à la Présidence, et nous leurs décernons médailles et honneurs. Parmi les yanomamis, dont le système politique n’inclut ni Parlement ni Président, ces gens obtiennent plus de femmes et d’enfants que les autres. Biologiquement, nous sommes très proches, mais nos cultures sont différentes. Simplement, nous récompensons chacun nos guerriers selon la manière la plus appropriée aux circonstances culturelles qui sont les nôtres."

Est-ce à dire que les yanomamis font la guerre pour accumuler des femmes ? Si le rapt de femmes constitue d'ordinaire un bénéfice collatéral, et néanmoins attendu, de la guerre, il reste que les rapts ne sont pas le mode principal, loin s'en faut, d'accumulation des femmes. Selon les villages étudiés, ce sont au pire un tiers des femmes qui ont été enlevées (12 % en moyenne). En réalité, si les yanomamis font la guerre, c'est le plus souvent pour venger leurs morts et laver leur honneur. [Nb : à l'origine de la plupart des vendetta, on trouve un contentieux autour des femmes : un problème d'infidélité, une promesse de mariage non honorée, un rapt de filles ou d'épouses, etc.]

Pourquoi alors, les guerriers ont-ils plus de femmes que les autres ? Si les grands guerriers accumulent plus de femmes que les autres, c'est d'abord parce que les chefs de familles du voisinage trouvent avantage à leur donner leurs filles ou leurs sœurs ; ils se disent qu'avec de tels alliés, leur sécurité sera mieux assurée.

Notes

(*) Napoleon CHAGNON, Yanomamö, the last days of Eden, 1992 : 300 pages et 50 planches photographiques. Cet ouvrage, remarquablement bien écrit, peut-être le précis d'ethnologie le plus intelligent jamais écrit, synthétise de façon plaisante une vie de travail sur les yanomamis (dont soixante mois sur le terrain). La guerre n'occupe qu'un chapitre, les autres sont consacrés aux tribulations d'un ethnologue à Yanomamoland, à l'étude du système de parenté, du système d'alliance, des mythes, de la vie quotidienne, de la culture matérielle... Chagnon a été récemment l'objet d'attaques crapuleuses. Pour un exposé de la polémique, cf. "Darkness in El Dorado" (Café pédagogique)

D'autres références :

"Yanoama", la biographie d'Helena Valero, recueillie par Ettore Biocca (Terre Humaine, 1968). Ce trés beau récit constitue une illustration parfaite des thèses développées par Chagnon. Curieusement, ce livre, l'un des tous meilleurs de la collection Terre Humaine n'a jamais été réédité. On le trouve sur le marché de l'occasion (cf. abebooks ou livre-rare-book).

"The Ax Fight", un film de Timothy Asch et Napoléon Chagnon (1971) -- 13 minutes sur Google vidéo.

Les travaux de Chagnon sont corroborés par ceux d'autres anthropologues spécialistes de l'Amazonie : par exemple l'étude de Philippe Descola sur les Jivaros Achuar ("Les lances du crépuscule" - Terre Humaine, 1993) ; ou l'étude des Rorbachek sur les Waodanis (Waodani - the Contexts of Violence and War).