Fresque de la chapelle des Scrovegni, Padoue, vers 1306
Lisbeth a grandi à l’ombre de la belle Adeline, la cousine que l’oncle Fisher avait recueillie à la mort de son frère.
Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge.
La famille qui vivait en commun avait immolé la fille vulgaire à la jolie fille, le fruit âpre à la fleur éclatante. Lisbeth travaillait à la terre, quand sa cousine était dorlotée ; aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher son nez, un vrai nez grec que les vieilles femmes admiraient.
Quoique battue pour ce méfait, elle n’en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de la privilégiée. (p. 56) [1]
Depuis, Adeline a épousé le riche baron Hulot, dont elle a eu deux beaux enfants. Bette a sa place à la table des Hulot, où son couvert est toujours mis ; le baron lui paie le bois du chauffage ; on lui offre des cadeaux pour sa fête et pour le jour de l’an... Bette fait partie de la famille.
Elle semble s’être fait une raison. Brisée par la vie, convaincue d’ « être peu de choses dans cet immense mouvement d’hommes, d’intérêts et d’affaires qui fait de Paris un enfer et un paradis », Bette paraît domptée. Elle a perdu « toute idée de lutte et de comparaison avec sa cousine, après en avoir senti les diverses supériorités ».
Mais Balzac nous prévient : « l’envie resta cachée dans le fond du coeur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager une ville, si l’on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé » (p. 58).
Loin des yeux, loin du coeur, dit-on. Mais la Bette a chaque jour la belle Adeline sous les yeux. Et il y a un monde entre sa vie et celle d’Adeline. Aussi lui arrive-t-il de penser : « Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaient frères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde » (p. 58).
Un jour, Hulot lui rend visite dans sa mansarde :
« Le baron embrassa tout, d’un coup d’oeil, vit la signature de la médiocrité dans chaque chose, depuis le poêle en fonte jusqu’aux ustensiles de ménage, et il fut pris d’une nausée en se disant à lui-même : - Voilà donc la Vertu ! » (p. 119-20).
Pour réveiller l’envie latente, pour la muer en haine, il faut un évènement catalyseur : une ultime provocation. Cet évènement, ce sera le mariage d’Hortense, la fille d’Adeline, avec Wenceslas, l’amour secret de Bette.
Car Bette avait un jardin secret, en la personne d’un artiste fauché, un polonais naufragé à Paris, comme tant d’autres de ses compatriotes à l’époque. Après l’avoir sauvé du suicide, Bette dépensera toutes ses économies pour le nourrir, lui payer un apprentissage de sculpteur à la Maison Florent.
« La Lorraine surveillait cet enfant du Nord avec la tendresse d’une mère, avec la jalousie d’une femme et l’esprit d’un dragon ; ainsi, elle s’arrangeait pour lui rendre toute folie, toute débauche impossible, en le laissant toujours sans argent. Elle aurait voulu garder sa victime et son compagnon pour elle, sage comme il était par force, et elle ne comprenait pas la barbarie de ce désir insensé, car elle avait pris, elle, l’habitude de toutes les privations. Elle aimait assez Steinbock pour ne pas l’épouser, et l’aimait trop pour le céder à une autre femme ; elle ne savait pas se résigner à n’en être que la mère, et se regardait comme une folle quand elle pensait à l’autre rôle. Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur de posséder un homme à elle, tout agitait démesurément le coeur de cette fille. Eprise réellement depuis quatre ans, elle caressait le fol espoir de faire durer cette vie inconséquente et sans issue » (p. 98).
Et voilà que Wenceslas rencontre la belle Hortense et en tombe sur le champ amoureux. C’est le coup de grâce. Quand sa voisine lui apprend la nouvelle des fiançailles du beau Polonais du Troisième avec la fille du baron Hulot, elle devient « pâle comme une morte », et laisse échapper ce cri du coeur : « Adeline ! Oh ! Adeline, tu me le payeras, je te rendrai plus laide que moi ! »
Devant la stupeur de Mme Marneffe, Bette lui ouvre alors son coeur :
« Oh ! vous ne savez pas, vous, reprit Lisbeth, vous ne savez pas ce que c’est que cette manigance-là ! c’est le dernier coup qui tue ! En ai-je reçu des meurtrissures à l’âme ! vous ignorez que depuis l’âge où l’on sent, j’ai été immolée à Adeline ! On me donnait des coups, et on lui faisait des caresses ! J’allais mise comme un souillon, et elle était vêtue comme une dame. Je piochais le jardin, j’épluchais les légumes, et elle, ses dix doigts ne se remuaient que pour arranger des chiffons !... Elle a épousé le baron, elle est venue briller à la cour de l’Empereur, et je suis restée jusqu’en 1809 dans mon village, attendant un parti sortable, pendant quatre ans ; ils m’en ont tirée, mais pour me faire ouvrière et pour me proposer des employés, des capitaines qui ressemblaient à des portiers !... J’ai eu pendant vingt six ans tous leurs restes... Et voilà que, comme dans l’Ancien Testament, le pauvre possède un seul agneau qui fait son bonheur, et le riche qui a des troupeaux envie la brebis du pauvre et la lui dérobe !... sans le prévenir, sans la lui demander. Adeline me filoute mon bonheur ! Adeline !... Adeline, je te verrai dans la boue, et plus bas que moi ! » (p. 128-29).
La très belle et très légère Mme Marneffe sera l’instrument de sa vengeance, l’exécutrice d’un plan machiavélique visant à la destruction d’Adeline.
« Madame Marneffe était la hache, et Lisbeth était la main qui la manie, et la main démolissait à coup pressés cette famille qui, de jour en jour, lui devenait de plus en plus odieuse » (p. 187).
Acte 1. Madame Marneffe va « faire le baron ». Elle y réussit si bien qu’Adeline se retrouve bientôt sans mari et sans fortune. Bette, qui lui rend régulièrement visite, est témoin de la solitude et du désarroi de sa cousine. Elle en vient à se dire : « Adeline va, comme moi, travailler pour vivre » (p. 194).
Acte 2. Après avoir plumé le mari, Madame Marneffe va s’employer à séduire le gendre. Elle y parvient sans mal, nous dit Balzac, car il y avait en elle « l’esprit dans la forme et le piquant du Vice ». Tandis que le dévouement d’une épouse est « en quelque sorte le pain quotidien de l’âme », « l’infidélité séduit comme une friandise » (p. 247). Informée de l’infidélité de son époux, Hortense décide d’élever seule son enfant.
Bette triomphe. Les Hulot sont aux abois. Aussi presse-t-elle Adeline et ses enfants d’intercéder pour elle auprès du vieux Maréchal Hulot :
« Songeons à l’avenir. Le Maréchal est vieux, mais il ira loin, il a un beau traitement ; sa veuve, s’il mourrait, aurait une pension de six mille francs. Avec cette somme, moi, je me chargerais de vous faire vivre tous ! Use de ton influence sur le bonhomme pour nous marier. Ce n’est pas pour être madame la maréchale, je me soucie de ces sornettes comme de la conscience de madame Marneffe ; mais vous aurez tous du pain. Je vois qu’Hortense en manque, puisque tu lui donnes le tien » (p. 192).
A force de ruse et de cajoleries, le Maréchal accepte le marché.
« Lisbeth triomphait donc ! Elle allait atteindre au but de son ambition, elle allait voir son plan accompli, sa haine satisfaite. Elle jouissait par avance du bonheur de régner sur la famille qui l’avait si longtemps méprisée. Elle se promettait d’être la protectrice de ses protecteurs, l’ange sauveur qui ferait vivre la famille ruinée, elle s’appelait elle-même madame la comtesse ou madame la maréchale ! en se saluant dans la glace. Adeline et Hortense achèveraient leurs jours dans la détresse, en combattant la misère, tandis que la cousine Bette, admise aux Tuileries, trônerait dans le monde » (p. 310).
Mais la Bette avait « trop bien réussi ».
Le maréchal meurt quatre jours avant la publication des baux du mariage. Ce fut pour Lisbeth « le coup de foudre qui brûle la moisson engrangée avec la grange » (p. 354). La ruine de la maison Hulot et la conduite du baron avaient beaucoup affecté le maréchal. La révélation des opérations frauduleuses du baron lui porta un coup fatal : le vieux soldat ne put supporter de voir son nom déshonoré.
Peu après, c’est Mme Marneffe qui est empoisonnée par un amant jaloux. Défigurée par l’action du poison, elle veut se réconcilier avec Dieu. Sur son lit de mort, elle confie à Bette : « je ne puis maintenant plaire qu’à Dieu ! je vais tâcher de me réconcilier avec lui, ce sera ma dernière coquetterie ! Oui, il faut que je fasse le bon Dieu ! » (p. 442).
A cet effet, elle lègue sa fortune à la baronne Hulot, en compensation du mal qu’elle lui a fait. La baronne fait rechercher le baron, qui se terre dans le faubourg pour échapper à la meute des créanciers. Le roman s’achève avec le retour du père prodigue, et la réconciliation de la famille Hulot.
Pour Bette, c’en est trop. « Déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille, [elle] ne put soutenir cet évènement heureux » (p. 458). Elle tombe malade. Au vu de « l’espèce de vénération que le baron témoignait à sa femme, dont les souffrances lui avaient été racontées par Hortense et par Victorin », Bette finit par se dire : « elle va finir par être heureuse ! »
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Et Balzac d’écrire : « Ce sentiment hâta la fin de la cousine Bette, dont le convoi fut mené par toute une famille en larmes » (p. 459).
[1] les numéros de page renvoient à l’édition Folio.
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