21 janv. 2006

De la shadenfreude


Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas.
M. de La Rochefoucauld

Dans sa contribution à l'ouvrage Seven deadly sins, Angus Wilson observe qu’à la différence des autres péchés capitaux, l’envie n’apporte aucune satisfaction, joie ou plaisir [1]. Les seules émotions qu’éprouvent l’envieux sont la haine, l’amertume, la souffrance. Pourtant, il arrive aussi que l’envie réserve à l’envieux quelques gratifications. En fait, « l’envie peut comporter une part de plaisir quand elle voit son objet frappé par le malheur » :

Envy that does with misery reside,
The joy and the revenge of ruin’d pride
[2]

Wilson a oublié la schadenfreude.

Schadenfeude est un mot allemand, sans équivalent en français. Il signifie la joie que l’on éprouve au vu de l’infortune ou de la peine d’autrui.

Le mot est passé en anglais [3]. L’Oxford Dictionnary of English le signale en 1852 sous la plume de l’archevêque Trench, qui déplorait qu’un tel mot puisse exister dans une langue -- “for the existence of the word bears testimony to the existence of the thing” [4]. La langue anglaise disposait pourtant d’un synonyme avec « epicaricacy », d’après le grec epicharikaky (de epichareia : ‘joie’ et kakos ‘mal, mauvais’). Mais le mot était peu usité, on ne le trouve que dans le Universal Etymological English Dictionary de Nathan Bailey (1721) qui le définit ainsi : "A Joy at the Misfortunes of others" [5].

En dépit de cette étymologie redoutable, la schadenfreude n’est pas une joie intrinsèquement « mauvaise ».

La preuve en est qu’on peut éprouver de la schadenfreude en l’absence d’envie ou de méchanceté.

C’est en particulier le cas quand la shadenfreude naît du sentiment que, d’une certaine façon, « justice est faite ». Ainsi, nous dit St Thomas d’Aquin, « les saints se réjouiront que les méchants soient punis, car ils y verront l’ordre de la justice divine et leur propre délivrance, et cela les remplira de joie » [6].

De même que nous sommes indignés quand la roue de la fortune récompense des personnes qui, de notre point de vue, n’ont pas mérité leur bonheur, de même éprouvons-nous une schadenfreude quand ces mêmes personnes subissent un revers de fortune : de notre point de vue, cela rétablit quelque peu la balance naturelle des mérites et des récompenses. Le monde nous parait alors moins injuste.

L'historien Peter Gay raconte dans son autobiographie « My German question » la joie qu’il éprouva lorsqu’avec son père, il assista à la défaite de l’équipe féminine allemande de relais aux Jeux de Berlin. On était en 1936, sa famille s’appelait encore Fröhlich ; ils étaient juifs, et s’apprêtaient à émigrer aux Etats-Unis :

As long as I live I shall hear my father’s voice as he leaped to his feet, one of the first to see what has happened : Die Mädchen haben den Stab verloren ! he shouted, -- The girls have dropped the baton ! As Helen Stevens loped to the tape to give the Americans yet another gold medal, the unbeatable model of nazi womanhood cried their German hearts out. A number of years ago, in a brief reminiscence, I wrote that seeing this calamity “remains one of the great moments of my life”. [7]

Les jeux de Berlin avaient jusque là célébré le nazisme. La victoire de l’équipe américaine mettait un terme à l’invincibilité allemande. Aussi la joie de l’enfant vient-elle de ce que le bien a finalement triomphé du mal.

Loin d’être une disposition générale à éprouver de la joie au vu du malheur d’autrui, la schadenfreude repose sur une certaine idée de ce qui est juste. Ainsi, on ressentira une joie mauvaise quand le chauffard qui vient de nous faire une queue de poisson a été arrêté par la maréchaussée. Mais pas s’il a un accident. Il y a là une question de mesure. La schadenfreude s’accompagne de l’idée qu’il a eu ce qu’il méritait.

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Notes
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[1] "All the seven deadly sins are self destroying, morbid appetites, but in their early stages at least, lust and gluttony, avarice and sloth know some gratification, while anger and pride have power, even though that power eventually destroys itself. Envy is impotent, numbed with fear, never ceasing in its appetite, and it knows no gratification, but endless self torment. It has the ugliness of a trapped rat, which gnaws its own foot in an effort to escape". Angus Wilson et al., Seven deadly sins, Beaufort Books, 1976
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[2] Encyclopédie anglaise de la religion et de l’éthique (1912) cité par Helmut Schoeck, L’Envie, Belles-Lettres ; les vers sont de Dryden.

[3] "Malicious enjoyment of another’s misfortune" (shorter Oxford English Dictionnary)

[4] Cité in John Portmann, When bad things happen to other people, Routledge 1999.

[5] Source : dictionnaire en ligne du site « worthless word for the day ».

[6] Somme théologique, Suppléments. Art. 1 et 3.

[7] cité in Portmann, op. cit.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Article très intéressant, merci!