10 mai 2009

La guerre primitive

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"Les sociétés primitives furent les dernières sociétés d'abondance", disait Sahlins. Las ! les primitifs pouvaient bien satisfaire tous leurs besoins matériels à peu de frais, ils n'étaient pas à l'abri du manque et de la convoitise. Dans ces sociétés aussi, les biens les plus convoités étaient des biens positionnels, comme l'honneur, le prestige (cf. ce billet : La considération et l’inégalité). Chacun veut y prétendre, mais tous ne peuvent y accéder. D'où la guerre :

Source : 'War Before Civilization', Lawrence Keeley, Oxford UP, 1996

Le cas des Yanomamis

Napoléon Chagnon (*) a recueilli systématiquement les généalogies et l’histoire personnelle des 1 400 habitants de la douzaine de villages où il a séjourné entre 1964 et 1987. Concernant l’intensité de la violence, trois informations principales en ressortent :

- environ 40 % des hommes adultes ont participé à un meurtre. Dans la plupart des cas (60 %), ils n’ont tué qu’une fois. Mais un individu a participé à 16 meurtres ;

- le meurtre représente environ 30 % des causes de décès parmi les hommes adultes ;

- environ les deux tiers des adultes de plus de 40 ans ont perdu un proche (époux, enfant, parent) de cette façon (57 % ont perdu deux proches).

Mais l’information la plus surprenante tient à la corrélation observé entre réussite militaire et réussite reproductive. A chaque âge, les unokais -- i.e. qui ont activement participé à un meurtre – ont en moyenne plus d’épouses que les non-unokais, et par conséquent plus d’enfants :

Source : Chagnon, Napoleon (1988) ‘Life Histories, Blood Revenge, and Warfare in a Tribal Population’, Science 239: 985–92. NB : seuls les hommes en vie sont pris en compte dans l’échantillon.

L’interprétation de Napoléon Chagnon

Dans la culture yanomami, les unokais jouissent d'un prestige plus grand que les non-unokais, ce que la société manifeste en attribuant aux premiers plus de femmes qu’aux seconds. La réussite reproductive serait ainsi le produit de la réussite culturelle.

A contrario, dans les sociétés où ce sont de paisibles leaders religieux qui ont le plus de femmes et d’enfants, les hommes s’efforceront de devenir prêtre, ou shaman... Quand vos voisins sont tous de braves gens, c'est facile : on peut, sans risque, poursuivre des buts altruistes -- à l’image du prêtre ou du shaman --, et adhérer à des normes du genre « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Mais lorsque vos voisins convoitent vos biens et vos femmes, et sont prêts pour cela à user de la violence, l’altruisme ne paie plus. C’est sans doute pourquoi nous avons plus de soldats que de prêtres.

Au cours de leur histoire, les hommes ont basé leurs relations avec leurs voisins tantôt sur des stratégies altruistes ou religieuses, tantôt sur des stratégies prédatrices, en pesant les avantages et les coûts de chaque option. De fait, nous sommes capables d’adopter l’une comme l’autre. Mais dans un environnement peuplé de gens comme le féroce Möawä, tendre l’autre joue n'est pas une bonne stratégie, si du moins votre survie et celle de votre famille vous importe un tant soit peu. "Les gens qui se conduisent comme Möawä sont généralement qualifiés de guerriers, et ceux d’entre eux qui survivent sont généralement récompensés en terme de status, de richesse, ou de pouvoir, selon le genre de gratification que leur société valorise le plus. Nous-mêmes élisons ce type d’hommes au Congrès ou à la Présidence, et nous leurs décernons médailles et honneurs. Parmi les yanomamis, dont le système politique n’inclut ni Parlement ni Président, ces gens obtiennent plus de femmes et d’enfants que les autres. Biologiquement, nous sommes très proches, mais nos cultures sont différentes. Simplement, nous récompensons chacun nos guerriers selon la manière la plus appropriée aux circonstances culturelles qui sont les nôtres."

Est-ce à dire que les yanomamis font la guerre pour accumuler des femmes ? Si le rapt de femmes constitue d'ordinaire un bénéfice collatéral, et néanmoins attendu, de la guerre, il reste que les rapts ne sont pas le mode principal, loin s'en faut, d'accumulation des femmes. Selon les villages étudiés, ce sont au pire un tiers des femmes qui ont été enlevées (12 % en moyenne). En réalité, si les yanomamis font la guerre, c'est le plus souvent pour venger leurs morts et laver leur honneur. [Nb : à l'origine de la plupart des vendetta, on trouve un contentieux autour des femmes : un problème d'infidélité, une promesse de mariage non honorée, un rapt de filles ou d'épouses, etc.]

Pourquoi alors, les guerriers ont-ils plus de femmes que les autres ? Si les grands guerriers accumulent plus de femmes que les autres, c'est d'abord parce que les chefs de familles du voisinage trouvent avantage à leur donner leurs filles ou leurs sœurs ; ils se disent qu'avec de tels alliés, leur sécurité sera mieux assurée.

Notes

(*) Napoleon CHAGNON, Yanomamö, the last days of Eden, 1992 : 300 pages et 50 planches photographiques. Cet ouvrage, remarquablement bien écrit, peut-être le précis d'ethnologie le plus intelligent jamais écrit, synthétise de façon plaisante une vie de travail sur les yanomamis (dont soixante mois sur le terrain). La guerre n'occupe qu'un chapitre, les autres sont consacrés aux tribulations d'un ethnologue à Yanomamoland, à l'étude du système de parenté, du système d'alliance, des mythes, de la vie quotidienne, de la culture matérielle... Chagnon a été récemment l'objet d'attaques crapuleuses. Pour un exposé de la polémique, cf. "Darkness in El Dorado" (Café pédagogique)

D'autres références :

"Yanoama", la biographie d'Helena Valero, recueillie par Ettore Biocca (Terre Humaine, 1968). Ce trés beau récit constitue une illustration parfaite des thèses développées par Chagnon. Curieusement, ce livre, l'un des tous meilleurs de la collection Terre Humaine n'a jamais été réédité. On le trouve sur le marché de l'occasion (cf. abebooks ou livre-rare-book).

"The Ax Fight", un film de Timothy Asch et Napoléon Chagnon (1971) -- 13 minutes sur Google vidéo.

Les travaux de Chagnon sont corroborés par ceux d'autres anthropologues spécialistes de l'Amazonie : par exemple l'étude de Philippe Descola sur les Jivaros Achuar ("Les lances du crépuscule" - Terre Humaine, 1993) ; ou l'étude des Rorbachek sur les Waodanis (Waodani - the Contexts of Violence and War).

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