29 avr. 2008

La considération et l’inégalité


Dans son Discours sur l'inégalité, Rousseau a soutenu de façon convaincante que le besoin de considération serait à l'origine de l'inégalité.

Du jour où les hommes ont vécu côte à côte, explique-t-il, "chacun commença à regarder les autres, et à vouloir être regardé soi-même : l’estime publique eut un prix". Avec la société, les hommes se sont mis à faire des comparaisons et ils ont observé des différences. Ces différences ont fait naître à leur tour des "sentiments de préférence" : "le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent" devint "le plus considéré". Pour Rousseau, "ce fut là le premier pas vers l’inégalité". En effet, qu'est-ce qu'une inégalité si ce n'est une différence socialement valorisée ? A partir de là, l’inégalité de considération a fait naître le besoin de considération : "Sitôt que l’idée de la considération se fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit" (1).
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Las ! "il ne saurait y avoir d’égalité dans la considération" (2). Car ce qui est visé ici, ce n’est pas l’excellence, mais la prééminence, ce n’est pas la vertu, mais la préséance : bref, l'honneur. « L’honneur est la valeur qu’une personne possède à ses propres yeux mais c’est aussi ce qu’elle vaut au regard de ceux qui constituent sa société. C’est le prix auquel elle s’estime, l’orgueil auquel elle prétend, en même temps que la confirmation de cette revendication par la reconnaissance sociale de son excellence et de son droit à la fierté » (3).

Bien rares sont les hommes chez qui le sentiment de l'honneur soit complètement déconnecté de sa reconnaissance sociale. Simmel les qualifie de "génies" (cf. annexe ci-dessous). Chez l'homme moyen, au contraire, l’idée que l'on se fait de sa valeur se confond avec la valeur que les autres lui reconnaissent. L'honneur se résume alors à l'estime publique, la considération sociale.

Le problème est que l’honneur ainsi conçu est un limited good (pour parler comme George Foster), ou un bien positionnel (pour parler comme Fred Hirsch). Chacun peut y prétendre, mais tous ne peuvent y accéder. D’où l’envie.
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Chacun est tout à la fois envieux de qui possède un avantage qu'il n'a pas, jaloux de ceux qu'il possède, et désireux d'exciter l'envie de ceux qui en sont privé. C'est la face tragique de la démocratie, si bien vue par Tocqueville. En ouvrant à tous les mêmes ambitions, sans donner à tous les mêmes possibilités, la démocratie a étendu le domaine de l’envie : "Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous... Cette opposition constante qui règne entre les instincts que fait naître l'égalité et les moyens qu'elle fournit pour les satisfaire tourmente et fatigue les âmes… chacun apercevra toujours près de soi plusieurs points qui le dominent, et l'on peut prévoir qu'il tournera obstinément ses regards de ce seul côté". (4)

Fort heureusement, la démocratie libérale n'a pas seulement stimulé la rivalité sociale. En favorisant l'investissement en capital humain et le pluralisme culturel, elle a aussi ouvert l'espace des possibles. La solution libérale au problème de l'envie, ce fut de multiplier tout à la fois les capabilités et les voies de la réussite. De la sorte, l'honneur ne se distribue plus sur une échelle unique mais sur une multitude d'échelles plus ou moins indépendantes, plus ou moins spécialisées, sur lesquelles chacun peut réussir, vaille que vaille, à trouver une place qui le satisfasse (5).

Dans la société ouverte, les champs de la concurrence se sont multipliés. Chacun, en théorie, doit pouvoir trouver son terrain d’excellence, ou à tout le moins, un lieu d’accomplissement et d’épanouissement personnel.

Sources:

(1) J. J. Rousseau : De l’origine de l’inégalité parmi les hommes, 1755.

(2) Claudine Haroche : le droit à la considération. In La Considération, Desclée de Brouwer, 1998.

(3) Julian Pitt-Rivers : Anthropologie de l’honneur, Le Sycomore, 1983.

(4) Alexis de Tocqueville, La Démocratie en Amérique, II, 1840.

(5) "La façon la plus sûre, pour une société, d'éviter de trop grandes différences d'évaluations de l'amour-propre serait de n'avoir aucune pondération commune des dimensions ; au lieu de cela, il y aurait une grande diversité de dimensions et de pondérations. Ceci renforcerait les chances de chaque personne de trouver des dimensions que certaines autres personnes trouveraient également importantes et pour lesquelles elle obtiendrait des résultats raisonnablement bons et ainsi aurait une estimation d'elle-même favorable..." Robert Nozick, Anarchie, Etat et Utopie, 1974, trad. PUF 1988.


ANNEXE

Ce qui caractérise le « génie » de Simmel, c'est que le fait de mesurer sa valeur propre à celle d'autrui n'est nullement la condition fondamentale de la saisie de ces valeurs (…). Le « génie » a de sa valeur et sa richesse propres … un sentiment immédiat, irréfléchi, obscur, qui remplit sa conscience à tout moment. (…) Ce sentiment naïf de ce qu'il vaut, sous-jacent comme le tonus musculaire, permet au « génie » … de constater, en toute sérénité, que tel autre « l'emporte » sur lui pour ce qui est de telle « qualité », de telle « faculté », voire même de toutes les facultés. Le sentiment naïf qu'il a de la valeur de son être n'en souffre nullement, puisque cette valeur ne lui est pas « démontrée » mais seulement « confirmée » par ses succès ou ses capacités de succès.

Pour « l'homme moyen », au contraire, la saisie de sa valeur propre et de la valeur des autres dépend, à proprement parler, de la relation qu'il perçoit entre ces deux valeurs ; seules lui apparaissent clairement les valeurs qualitatives qui révèlent les différences qui peuvent le distinguer des autres. Le « génie », lui, saisit les valeurs avant de les comparer ; l'homme moyen, du fait de les comparer, et seulement grâce à cette comparaison — le rapport de ses valeurs propres aux valeurs des autres finit par spécifier et par déterminer sa vision même des valeurs. Il ne saurait apercevoir de valeur chez un autre sans, du même coup, y voir quelque chose de plus ou moins haut, de plus ou moins grand par rapport à ses valeurs à lui, c'est-à-dire sans se mesurer aux autres.

Cette disposition se retrouve à la base de deux types humains très différents selon que la force et la puissance, d'une part, la faiblesse et l'impuissance, de l'autre, s'y trouvent combinées. L'homme « moyen » du type « fort » devient « l'arriviste » ; le « faible » réalise l'homme du ressentiment. (…)

L'arriviste est l'homme aux yeux de qui être plus, valoir plus, sous quelque rapport que ce soit, est la fin même de son activité, et l'emporte sur toute valeur de chose ; l'homme pour qui une « chose » n'a de valeur que dans la mesure où elle lui sert à abolir cet écrasant sentiment d'infériorité qui détermine le sens de ses comparaisons. Où domine cette façon de saisir les valeurs, le système de la concurrence devient l'âme de la société, et se réalise d'autant plus purement que le champ d'action des comparaisons est plus indéterminé, moins soumis, par exemple, à la fixité idéale de «l'état», de la « condition », etc. Au moyen âge, et jusqu'au XIIIème siècle, le paysan ne se compare pas au seigneur féodal, ou l'artisan au chevalier. Tout au plus se compare-t-il à un paysan plus riche ou plus considéré ; chacun demeure dans les limites de l'état où il est né. (…) Dans un système de concurrence, au contraire, l'idée de leur valeur est en fonction de la prétention de chacun à être et à valoir plus que n'importe qui. L’ « état » que l'on se trouve occuper n'est plus qu’une étape dans la ruée universelle. (…)

Il en est tout autrement lorsque l'impuissance se combine à cette tendance à ne saisir les valeurs que dans des rapports. Le sentiment de son infériorité qui sans cesse opprime « l'homme moyen » en qui se réalise ce type, ne comporte pas, de soi, une attitude d'activité. Il exige donc une détente, que lui procure précisément cette illusion particulière du sens des valeurs qu'on appelle le ressentiment. L'homme « moyen » n'est satisfait que par le sentiment de posséder une valeur au moins égale à celle des autres hommes ; or, il acquiert ce sentiment soit en niant, grâce à une fiction, les qualités des personnes auxquelles il se compare, c'est-à-dire par un certain aveuglement à leur endroit ; soit encore, et c'est le fond même du ressentiment, grâce à un mode d'illusion qui transmue jusqu'aux valeurs susceptibles d'affecter d'un coefficient positif les termes de sa comparaison.

Extrait de Max Scheler, L’Homme de ressentiment, 1912

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