8 mars 2009

L'envie : quelques définitions

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La monomane de l'envie - Gerricault
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Dans son sens premier, l'envie désigne le "sentiment de tristesse, d’irritation et de haine contre qui possède un bien que l’on n’a pas" (Grand Robert), ou "the feeling of mortification and ill-will occasioned by the contemplation of superior advantages possessed by another" (Oxford English Dictionary). Entendue ainsi, l'envie n'est autre que la peine causée par le succès de ses semblables -- surtout si ce succès est mérité ! En cela, elle se distingue clairement de la jalousie et de l'émulation, avec lesquelles on la confond souvent. C'est aussi ce sens premier de l'envie qu'ont retenu des générations de moralistes, de théologiens, de philosophes, d'économistes, comme l'attestent les définitions ci-après :


Quelques définitions de l’envie (1)

Socrate (470-399 av. J.C.) : L’envie est la peine, non du malheur de nos amis, ni de la prospérité de nos ennemis, mais du bonheur de nos amis (via Xénophon). (*)

Aristote (384-322 av. J.C.) : L’envie est la peine que l’on éprouve à la vue du succès de nos semblables. Rhétorique, Livre 2, chap. X.
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Cicéron (106-43 av. J.C.) : Tristesse au vu du bonheur d’autrui, même en l’absence de dommage (*)

Saint Grégoire le Grand (540-604) : Envy is a tree, whose root is pride, its trunk ill-will, its branches rancor and hatred, its leaves flattery, backbiting and lies, its blossoms pallor and emaciation, and its fruit grief and joy, that is to say, grief at one’s neighbor’s good fortune and joy at his ill luck. (2)
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John de Salisbury (1115-1180) : L’envie est la tristesse de la prospérité d’autrui. L’envieux est heureux de l’infortune des autres et malheureux de leur bonne fortune. (*)
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Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) : L’envie consiste à s’attrister du bien du prochain comme s’il diminuait le nôtre, et qu’il nous fît du mal. Somme théologique, 2-2, q. 36, a.1, concl.

Luis de Granada (1505-1588) : Le souci causé par le bonheur des autres : le bonheur des supérieurs, parce que l’envieux ne peut les égaler ; le bonheur de vos inférieurs, parce qu’ils essaient de l’égaler ; le bonheur des égaux parce qu’ils sont ses rivaux. (*)
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Melchior Cano (1509-1560) : Tristesse au vu de la prospérité des autres, et joie au vu de leur infortune. (*)
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Descartes (1595-1650) : Une perversité de nature qui fait que certaines gens se fâchent du bien qu'ils voient arriver aux autres hommes. Les passions de l’âme, art. 182

Ronsard : L’envie est le plus méchant et le plus vilain vice de tous, comme celui qui n’a pas pour objet les étrangers, mais frères, parents, voisins, compagnons, pareils et amis. C’est une douleur et tristesse procédant d’un lâche courage et d’une abjecte pusillanimité de l’âme, qui se tourmente, ronge et lime soi-même de la prospérité, faveur, crédit, beauté, force, agilité, pudeur et savoir, et, bref, de toute bonne fortune et prospérité qui arrive à son pareil ; passion qui rend l’envieux extrêmement tourmenté ; car, se défiant de ses forces et de ses facultés, il entre en désespérance de pouvoir égaler, passer ou atteindre aux bons succès et heureuse prospérité de son compagnon, et s’oppose tant qu’il peut à son avancement. Discours sur l’Envie (3).

Chaucer : Sorrow for other men's goodness and prosperity (…) and joy in other men's harm. The Parson's Tale.

Baruch Spinoza (1632-1677) : La Haine même, en tant qu’on la considère comme disposant un homme à s’épanouir du mal d’autrui, et à se contrister de son bien. L’Ethique, 3ème partie, prop. 24

Robert Burton : Envy is naught else but sorrow for other men’s good, be it present, past or to come : and joy at their harms, opposite to mercy. The anatomy of melancholy (I,2).

David Hume (1711-1776) : Joy at the sufferings and miseries of others, even when they do not cause us offense or harm. Treatise of human nature (II-2-8, vol II)

John Locke : Une inquiétude de l’âme causée par la considération d’un bien que nous désirons, lequel est possédé par une autre personne, qui, à notre avis, n’aurait pas dû l’avoir préférablement à nous. Essai sur l’entendement humain, II, XX, § 13.

Adam Smith (1723-1790) : L’envie est cette passion qui voit avec une aversion maligne la supériorité de ceux qui ont réellement des titres à la supériorité. Théorie des sentiments moraux (4).

Immanuel Kant (1724-1804) : L’envie est cette disposition qui nous fait voir avec chagrin le bien d’autrui, alors même que nous n’éprouvons nous-mêmes aucun dommage. Comme nous n’estimons en général notre état et nos avantages que par comparaison, non d’une façon absolue, on comprend que les premiers mouvements de l’envie soient dans la nature de l’homme. Aussi, en un sens, semble-t-elle permise : on dira par exemple, parlant du bonheur et de l’union qui règnent dans un ménage ou dans une famille que c’est un spectacle digne d’envie. Mais l’exagération de ce sentiment en fait un vice hideux : il devient alors cette passion chagrine qui consiste à se tourmenter soi-même du bonheur des autres, qui tend par suite , ne fut-ce qu’en espérance, à l’empoisonner ou à le détruire, et qui, en rendant ainsi l’homme à charge à lui-même et importun aux autres, est à la fois une violation du devoir envers soi-même et du devoir envers autrui. Métaphysique des Mœurs, 6:459
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Le Chevalier de Jaucourt : Cette affection de l'âme, qui consiste dans une maligne tristesse que l'on ressent en considérant les avantages d'autrui, soit par rapport aux qualités de l'esprit, soit par rapport à la fortune, cette basse et vile passion, qui rend l'humeur chagrine, et n'occupe que de choses qui paraissent très désagréables et très fâcheuses, relativement à son objet, peut être tellement excessive qu'elle constitue une sorte de délire mélancolique, et qu'elle peut produire les mêmes effets que cette maladie, et surtout la maigreur, l'atrophie ; parce que les envieux sont rêveurs, éprouvent des ennuis mortels, des agitations continuelles, des insomnies ; perdent l'appétit, et tombent dans un état de langueur qui est le plus souvent accompagné de fièvre lente, etc. L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, article “Envie”.

Nietzsche : Un homme ne réussit pas ce qu’il a entrepris ; dans sa colère, il s’écrie : Que l’univers entier s’écroule donc ! Ce sentiment abominable est le summum de l’envie qui raisonne en ces termes : Puisque je ne peux pas avoir une chose, le monde entier ne doit plus rien avoir ! Le monde entier ne doit plus être rien ! Aurore

William L. Davidson : L’envie a pour objet des personnes et inspire de l’aversion pour celui qui possède ce que l’envieux désire, avec corrélativement, la volonté de lui nuire. Les racines de l’envie sont donc la convoitise et la malveillance. Mais on y décèle aussi un sentiment d’infériorité vis à vis de la personne enviée. Celui qui possède ce que j’envie parait à mes yeux avoir un avantage sur moi : c’est pourquoi je lui en veux. Encyclopédie anglaise de la religion et de l’éthique (5)

Le Dictionnaire de Grimm (1912) : L’envie est un sentiment qui ronge l’âme et la remplit de fiel, en faisant éprouver du déplaisir à la vue de la prospérité et des qualités d’autrui ; elle inspire le plus souvent le regret de voir l’autre les posséder et le souhait de les réduire à néant ou de les posséder soi-même. (6)

Max Scheler (1874-1928) : L'envie naît du sentiment d'impuissance qui vient s'opposer à l'effort que nous faisons pour acquérir telle chose, du fait qu'elle appartient à autrui. Mais ce conflit de l'effort et de l'impuissance ne provoque l'envie que s'il s'exprime en un acte d'hostilité ou en une attitude haineuse à l'égard du possesseur de cette chose ; par suite, que si le possesseur et sa possession se présentent à notre illusion comme la cause de notre douloureuse privation. L’homme de ressentiment (1912)

W. G. Runciman définit ainsi la frustration relative (i.e. l’envie) : Le sujet A est " relativement frustré " de l'objet X si : 1) il ne possède pas X ; 2) il voit que X est possédé par une autre personne (…) ; 3) il désire X, et 4) il lui paraît plausible qu'il puisse posséder X. Relative Deprivation and Social Justice. (7)

John Rawls : La tendance à éprouver de l'hostilité à la vue du plus grand bien des autres, même si leur condition plus favorisée que la nôtre n'ôte rien à nos propres avantages. Théorie de la justice (8)


Notes
(1) les définitions coiffées d’une astérisque sont prises chez Gonzalo Fernandes de la Mora, Egalitarian Envy, 2000, toExcel
(2) Wenzel, Siegried, ed. and trans. Fasciculus Morum: A Fourteenth Century Preacher?s Handbook. University Park, Pennsylvania: Penn State Press, 1989.
(3) Gallica-BNF, discours lu à l’Académie du Louvre devant le Roi Henri III par Monsieur de Ronsard.
(4) PUF Quadrige 2003, p. 338. ”Envy is that passion which views with malignant dislike the superiority of those who are really entitled to all the superiority they possess”.
(5) cité in L’Envie, d’Helmut Schoeck, Les Belles Lettres. Les vers sont de Dryden.
(6) ibid
(7) cité par Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Quadrige PUF
(8)The propensity to view with hostility the greater good of others even their being more fortunate than we does not detract from our advantage.

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