21 mai 2009

Les traits de l’envie

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Pieter Bruegel, Etude sur l’envie (16ème siècle), Musée des Beaux Arts, Bordeaux

L'envie est l'un des sept péchés capitaux, et même le pire de tous selon les théologiens, car délibérément introduit par le diable pour mieux perdre les hommes. Dans son sens premier, l'envie désigne la peine causée par le succès de nos semblables. Elle se distingue clairement de l'émulation et des autres formes de mimésis, par quatre traits élémentaires, présents simultanément dans le cœur de l’envieux : la souffrance, l'impuissance, le secret, et la malveillance.

(i) la souffrance

Comme l'atteste son étymologie, l’envie est « un voir qui fait mal » (1). Dans les sociétés traditionnelles, c'est au mauvais oeil, à la malveillance des envieux, que sont imputés tous les malheurs du monde. Mais, c'est encore à l’envieux que l'envie fait le plus de mal, tant il est vrai que « si elle fait du mal, elle n'en ressent pas moins, et qu'elle porte renfermée en elle-même le supplice de sa méchanceté » (2). Ecoutons Cyprien :

Quel ver rongeur pour l’âme, quel ulcère pour le coeur ! Envier dans un autre la vertu ou le bonheur, c’est-à-dire haïr en lui ses mérites ou les bienfaits divins; faire de la félicité d’autrui un tourment pour soi-même; trouver son châtiment et son supplice dans la prospérité et dans la gloire des autres; attacher à son coeur, à ses sens, à ses pensées comme des bourreaux qui fouillent, déchirent et torturent sans pitié; non, cette existence n’est pas possible. Dans cet état, la nourriture devient insipide; le temps s’écoule dans les soupirs, dans les gémissements; dans la souffrance; et, comme on est obligé de renfermer le fatal secret au fond de son coeur, il se venge de sa captivité en déchirant jour et nuit sa prison. (...) Vous donc, qui vous abandonnez aux fureurs de l’envie, poursuivez votre prochain de vos artifices, de vos persécutions, de vos fureurs, vous ne serez jamais l’ennemi de personne autant que de vous-même. Celui qui excite vos jalousies pourra toujours vous éviter; mais vous, vous ne pouvez vous fuir vous-même. Partout votre ennemi est avec vous; vous le portez dans votre poitrine: c’est là qu’il exerce sa domination; il vous ravit votre liberté; il vous charge de chaînes, comme un captif, et ne vous laisse aucun repos. Porter envie à un homme que Dieu a placé au nombre de ses enfants est un supplice de tous les jours; haïr un homme heureux est un malheur sans remède. (3)

(ii) l’impuissance

« Le seul regret de ne pas posséder ce qu'un autre possède et ce que je désire, ne suffit pas, en soi, à la faire naître, puisque aussi bien ce regret peut me déterminer à l'acquisition de la chose désirée ou d'une chose analogue, par le travail, l'achat, la violence ou le vol. L'envie ne naît que si l'effort requis pour mettre en œuvre ces moyens d'acquisition échoue en laissant un sentiment d'impuissance. »
Scheller, L'Homme de Ressentiment (4)

Celui qui désire ce qu’un autre possède essaiera, s’il le peut, de se hausser jusqu’au niveau de son rival. C’est seulement s’il n’y parvient pas qu’il devient la proie de l’envie : « L’émulation est uniquement le désir ou l’espoir d’égaler ou de surpasser d’autres personnes avec lesquelles nous nous comparons... Mais elle dégénère en envie lorsque ce souhait d’égaler quelqu’un ou de l’emporter sur lui ne peut être réalisé que dans l’abaissement de l’autre à notre propre niveau ou plus bas encore. » (5)

En proie à ce tourment, l’envieux peut bien s’évertuer, rien n’y fait : « L’envié se campe devant nous et nous rappelle notre impuissance. Sa présence est une invite, et un rappel : « c’est beau, c’est bon, c’est bien, mais tu ne l’auras pas » (6).

(iii) le secret

Though many an arraigned mortal has in hopes of mitigated penalty pleaded guilty to horrible actions, did ever anybody seriously confess to envy ?
Melville, Billy Budd
L’envie est un sentiment que l’on tait. Nous pouvons confesser la haine, la jalousie, la honte, la peur... pas l’envie. Sont ici en jeu « le respect de soi-même et le sentiment de sa propre valeur » (7). Il n’est pas facile de reconnaître et d'accepter la supériorité d’autrui : “In recognizing envy in himself, a person is acknowledging inferiority with respect to another; he measures himself against someone else, and find himself wanting. It is, I think, this implied admission of inferiority, rather than the admission of envy, that is so difficult for us to accept. » (8). De ce point de vue, l’envie a pour antidote la faculté d’admirer, la capacité d’apprécier chez autrui les qualités dont on est dépourvu.

Mais le secret est aussi une condition nécessaire à l’accomplissement de la vengeance de l’envieux. Ce dernier doit sans cesse donner le change ; il doit jouer la comédie de l’amitié avec la personne qu’il hait le plus au monde. C’est ce que fait Iago avec Othello, ou la Cousine Bette avec Adeline Hulot.

(iv) la malveillance

Aux dires de Descartes, "il n’y a aucun vice qui nuise tant à la félicité des hommes que celui de l’envie. Car outre que ceux qui en sont entachés s’affligent eux-mêmes, ils troublent aussi de tout leur pouvoir le plaisir des autres" (9) La malveillance constitue l’aspect le plus noir de l’envie, bien représenté dans la littérature (cf. Othello ou La Cousine Bette). Heinz Leymann nous donne un exemple près de chez nous :

Gertrude, ou du malheur d'être trop belle

Gertrude approche la trentaine. Très belle, elle a été mannequin un certain temps, avant de revenir à son métier : dessinatrice industrielle. Engagée à ce titre par une grande entreprise de bâtiment, elle partage un bureau avec une autre femme et trois collègues masculins. Au début, Gertrude ne s'inquiète pas que ses quatre collègues aillent déjeuner ensemble, sans lui proposer de se joindre à eux. Après tout, ils ne la connaissent pas encore. Mais, peu à peu, elle réalise qu'apparemment ses collègues ne l'aiment pas, particulièrement la femme qui l'agresse avec des remarques du genre : « Va donc plutôt boire un jus de carotte. Aujourd'hui il y a des croquettes de foie, ce n'est pas bon pour ta ligne », ce qui a le don de faire rire les hommes. De plus en plus fréquemment, Gertrude doit entendre de semblables inepties ; finalement, elle prend son courage à deux mains et aborde le sujet au cours d'une pause café. Réaction de sa collègue féminine : « Mais, dis donc, c'est toi qui as voulu garder tes distances. Avec tes allures de mannequin. Tu n'as pas peur de tacher ta robe ? L'encre, ça tache ! » Les hommes s'amusent de l'éclat. Mais cette tentative d'explication ne reste pas sans suite. Un jour, Gertrude croit entendre ses quatre collègues parler d'une autre personne ; puis elle réalise que c'est d'elle qu'on parle et de son travail. On parle d'elle en sa présence comme d'une tierce personne et d'une tierce personne de sexe masculin : « Est-ce qu'IL a fini son dessin? Va LE voir et vérifie. » A partir de ce jour, ses quatre collègues ne s'expriment plus que de cette manière : à la troisième personne et au masculin. Et la mise à l'écart se poursuit, se peaufine cruellement, jour après jour, jusqu'à ce que Gertrude, épuisée, donne sa démission. (10)

A la limite, l’envieux est prêt à souffrir une infortune si c’est le prix à payer pour infliger à l’envié une infortune plus grande. Plus généralement, « l’envieux, s’il ne peut posséder ce que l’autre possède, préfère que ce dernier ne la possède pas non plus ; il préfère que ni l’un ni l’autre n’en profite » (11). Comme dans la fable de l’envieux et de l’ambitieux : Élie (dans la version juive), ou St Martin (dans la version chrétienne), annonce à deux voyageurs que si l’un d’eux fait un vœu, ce voeu se réalisera mais son compagnon obtiendra double portion. Les deux voyageurs se disputent alors pour décider qui fera le vœu, et une bagarre s’ensuit. En désespoir de cause, à demi étranglé, le vaincu s’écrie : « faites donc que je sois borgne ! » (12)

Quand le malheur s’abat sur l’objet de son envie, l’envieux éprouve une joie mauvaise. C'est la shadenfreude, la seule récompense de l’envie, et aussi la seule circonstance où l’envie se découvre.

Pieter Bruegel, L’envie (1557)

Pour en savoir plus, cf. cette série de billets :

Notes:

[1] « envie » vient du latin « invidia, ae » (1. malveillance ; 2. envie) et « invidere » (1. regarder d’un oeil malveillant et funeste, jeter le mauvais oeil ; 2. être malveillant, vouloir du mal ; 3. [surtout] porter envie, jalouser), qui lui-même vient de « videre » (voir). Dictionnaire Latin-Français, Felix Gaffiot. L'expression "un voir qui fait mal" est de Pascale Hassoun-Lestienne, Malade d’envie, in L’envie et le désir, Autrement, coll. « Morales », 1998
[2] L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, article “Envie”, par le Chevalier de Jaucourt, selon qui « cette affection de l'âme » peut provoquer chez le sujet « la maigreur, l'atrophie » ; les envieux ont des « insomnies », ils « perdent l'appétit, et tombent dans un état de langueur qui est le plus souvent accompagné de fièvre lente. » En guise de remède, le Chevalier propose « les bains domestiques, les eaux minérales, le laitage, les anodyns » sans oublier « la philosophie et la religion », car il faut aussi « guérir l'esprit ».
[3] Traités de Cyprien – Traité XII : De la jalousie et de l’envie
[4] Max Scheler : L’homme de ressentiment (1912), Gallimard-nrf 1933.
[5] Joseph Butler : Sermons, cité par Helmut Shoeck, op. cit.
[6] Francesco Alberoni, Les envieux (1991), Plon 1995
[7] Jean-Pierre Dupuy, Le sacrifice et l’envie, 1992.
[8] George Foster, « Anatomy of envy », Current anthropology, 1972, – vol 13, n° 2
[9] Les passions de l’âme, art. 184
[10] Heinz Leymann, Mobbing (1993), Seuil 1996
[11] Robert Nozick, Anarchie, Etat et Utopie (1974), p. 294 trad. PUF 1988
[12] histoire rapportée par Francis Lee Utley. Commentaires de « Anatomy of envy », par George Foster, Current anthropology, 1972, – vol 13, n° 2

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