23 avr. 2009

Durkheim en mp3


Actualisation d'un ancien message
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On peut écouter Emile Durkheim dans une conférence de 1913 à la Sorbonne (2 mn 41). Le son n'étant pas très bon, je reproduis ci-dessous le texte de la conférence (avec mes commentaires) :

Si vraiment la valeur des choses se mesurait d’après le degré de leur utilité sociale (ou individuelle), le système des valeurs humaines devrait être révisé et bouleversé de fond en comble; car la place qui y est faite aux valeurs de luxe serait, de ce point de vue, incompréhensible et injustifiable. Par définition, ce qui est superflu n’est pas, ou est moins utile que ce qui est nécessaire. Ce qui est surérogatoire peut manquer sans gêner gravement le jeu des fonctions vitales. En un mot, les valeurs de luxe sont dispendieuses par nature ; elles coûtent plus qu’elles ne rapportent. Aussi se rencontre-t-il des doctrinaires qui les regardent d’un oeil défiant et qui s’efforcent de les réduire à la portion congrue. Mais, en fait, il n’en est pas qui aient plus de prix aux yeux des hommes. L’art tout entier est chose de luxe ; l’activité esthétique ne se subordonne à aucune fin utile ; elle se déploie pour le seul plaisir de se déployer. De même, la pure spéculation, c’est la pensée affranchie de toute fin utilitaire et s’exerçant dans le seul but de s’exercer. Qui peut contester pourtant que, de tout temps, l’humanité a mis les valeurs artistiques et spéculatives bien au-dessus des valeurs économiques ? Tout comme la vie intellectuelle, la vie morale a son esthétique qui lui est propre. Les vertus les plus hautes ne consistent pas dans l’accomplissement régulier et strict des actes le plus immédiatement nécessaires au bon ordre social; mais elles sont faites de mouvements libres et spontanés, de sacrifices que rien ne nécessite et qui même sont parfois contraires aux préceptes d’une sage économie. Il y a des vertus qui sont des folies, et c’est leur folie qui fait leur grandeur. Spencer a pu démontrer que la philanthropie est souvent contraire à l’intérêt bien entendu de la société; sa démonstration n’empêchera pas les hommes de mettre très haut dans leur estime la vertu qu’il condamne. La vie économique elle-même ne s’astreint pas étroitement à la règle de l’économie. Si les choses de luxe sont celles qui coûtent le plus cher, ce n’est pas seulement parce qu’en général elles sont les plus rares ; c’est aussi parce qu’elles sont les plus estimées. C’est que la vie, telle que l’ont conçue les hommes de tous les temps, ne consiste pas simplement à établir exactement le budget de l’organisme individuel ou social, à répondre, avec le moins de frais possible, aux excitations venues du dehors, à bien proportionner les dépenses aux réparations. Vivre, c’est, avant tout, agir, agir sans compter, pour le plaisir d’agir. Et si, de toute évidence, on ne peut se passer d’économie, s’il faut amasser pour pouvoir dépenser, c’est pourtant la dépense qui est le but ; et la dépense, c’est l’action.
Source : «Jugements de valeur et jugements de réalité» (pdf). Communication d’Émile Durkheim au Congrès international de Philosophie de Bologne, le 6 avril 1911, publiée dans la Revue de Métaphysique et de Morale du 3 juillet 1911.
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Commentaire
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¤ Le mot 'utilité' doit être entendu ici au sens usuel et non au sens que les économistes donnent à ce terme (la satisfaction retirée de la consommation d'un bien). Le paradoxe autour de la valeur et de l'utilité du luxe est classique en économie. Ainsi, un diamant est objectivement moins utile (i.e. moins nécessaire à la vie) qu'un mètre cube d'eau potable ; et pourtant, il vaut beaucoup plus cher. La raison en est que son utilité marginale est beaucoup plus élevée. Les économistes appellent utilité marginale de X le supplément d'utilité totale (ie de satisfaction) procuré par une unité additionnelle du bien X. Hors circonstances exceptionnelles (eg, perdu dans le désert...), un diamant ajoute plus à l'utilité des individus qu'un mètre cube d'eau potable ; c'est pourquoi les gens sont prêts à payer le premier plus cher que le second. Pour autant, l'utilité totale de l'eau (l'utilité de tous les mètres cubes consommés) est beaucoup plus élevée que celle des diamants -- de fait, les gens dépensent ordinairement davantage en eau qu'en diamants. Mais, les diamants étant beaucoup plus rares que l'eau, leur utilité marginale est aussi plus élevée.
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Cf. Milton Friedman, Prix et théorie économique, Economica, pp. 42 et s.
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¤ Quand Durkheim dit que nous recherchons d'abord l'action, il fait écho à Pascal: les hommes cherchent moins les choses que la recherche des choses -- Frank Knight dira tout cela magnifiquement un peu plus tard (*). Mais l'idée que la dépense serait la fin (de l'activité économique) parce qu'elle seule serait action me paraît inutilement réductrice. Après tout, l’activité économique aussi est action, et l'on pourrait aussi bien dire de l'entrepreneur, de l'homme d'affaires, du professeur, etc... que leur activité "se déploie pour le seul plaisir de se déployer", et "s'exerce dans le seul but de s'exercer".

Si l’on considère que l’activité productive absorbe la plus grande partie de la vie éveillée de la plus grande partie de l’humanité, on ne saurait supposer, sans autre investigation, que la production est seulement un moyen, un mal nécessaire, un sacrifice effectué en vue d’un bien complètement extérieur au processus de production. Nous sommes poussés à rechercher les fins par-delà la simple consommation du produit final, dans le processus économique lui-même. (…) Or, pour peu que l’on s’intéresse à l’activité de production plutôt qu’à son produit, il saute aux yeux qu’elle présente tous les attraits des jeux compétitifs. Le désir de s’enrichir n’est pas très différent du désir du joueur de s’emparer des pièces ou des cartes de son adversaire.

Frank Knight, The Ethics of Competition, Quarterly Journal of Economics, vol. XXXVII (1923) - trad. personnelle. L’auteur souligne cependant que l’activité économique s’apparente d’autant moins au jeu quand on descend dans les niveaux de l’organisation économique : "At the bottom of the social economic scale, the satisfaction of physical needs is undoubtedly the dominant motive in the mind of the unskilled labourer. Higher up, consumption becomes less and less a matter of physiology and more a matter of aesthetics or the social amenities. Still higher, this in turn becomes mixed with a larger and larger proportion of the joy of activity not dependent on any definite use to be made of its results".
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(*) cf. les textes en conclusion de ce blog -- cf. aussi le dialogue célèbre de Cinéas et de Pyrrhos

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Commentaire à propos du seul son :Intéressant d'entendre combien chaque période a sa déclamation !
Et peut-être que la période où vit Durheim s'étale jusqu'aux années 50 : je lui ai trouvé des accents gaulliens...
Peut-être est-ce l'image (la télé) qui ensuite a amené à s'écarter de ce type de diction...