23 sept. 2005

L'utopie post-matérialiste

Imaginons l'utopie post-matérialiste réalisée... Libérés du travail, les hommes passeraient leur temps en concerts, spectacles et conférences, se passionneraient pour les affaires de la cité, s'adonneraient à la lecture et à toutes sortes d'activités culturelles et sportives... Seraient-ils plus heureux ?

Pour le savoir, William James se rendit sur les bords du Lac Chautaqua. En ce lieu, des utopistes avaient fondé une communauté dédiée à la culture, l'art, la spiritualité, l'exercice physique et tout ce qu'une société parvenue au plus haut stade de la civilisation pouvait offrir de meilleur à l'honnête homme. Il y vint pour un jour, y resta une semaine, mais quand il en partit, ses premiers mots furent : "Ouf ! What a relief !"

==> cf. ci-après, ou l'original : What makes a life significant (une conférence de 1899)


Le paradis post-matérialiste vu par William James

Il y a quelques étés de cela, je passais une heureuse semaine à l’Université d’été du lac Chautauqua [1]. Dès qu'on pénètre en cet enclos sacré, on est impressionné par la perfection de toute chose. Tout y respire le sérieux et l'activité, l'intelligence et la bonté, l'ordre et le sens de l'idéal, la prospérité et la gaieté. (…) Vous avez là une ville de plusieurs milliers d'habitants, admirablement dessinée dans la forêt, conçue et équipée pour satisfaire aussi bien les besoins inférieurs de l'homme que ses besoins les plus élevés, le nécessaire comme le superflu. Vous y trouvez une université de premier ordre, en pleine effervescence. Vous y trouvez une magnifique formation, avec un chœur de sept cents voix, et probablement l’auditorium de plein air le plus parfait du monde. Vous y trouvez aussi toutes les disciplines athlétiques possibles, depuis la voile, l'aviron, la natation et le cyclisme, jusqu'au base-ball et tout ce qui se peut pratiquer dans un gymnase. Vous y trouvez encore des jardins d'enfants et des lycées modèles ; des cérémonies religieuses, et des lieux de réunion pour les différentes églises ; des fontaines d'eau gazeuse, à jets continus ; et chaque jour, des conférences populaires données par des hommes de grand mérite. Vous avez là le meilleur de la vie sociale, sans qu’il vous en coûte le moindre effort. Ici, pas d'épidémies, pas de misère, pas d'ivrognerie, pas de criminels, pas de policiers. Mais la culture, la bonté, la simplicité, l'égalité, et tous les plus beaux fruits de cette civilisation pour laquelle les hommes se sont battus, sacrifiés, donnés de la peine pendant des siècles. Bref, vous avez là un avant-goût de la société humaine éclairée, sans souffrances ni recoins sombres.

J’y venais passer un jour en curieux. Je restais là une semaine, envoûté par le charme et l'agrément de toutes choses, en ce paradis bourgeois, sans un pécheur, sans une victime, sans une souillure, sans une larme. Eh bien ! Quel ne fut mon étonnement, quand je retrouvais le monde mauvais et lugubre, de m’entendre prononcer ces mots: « Ouf! Quel soulagement! Du primitif, maintenant ! du sauvage ! quand ce devrait être aussi affreux qu'un massacre d'Arméniens... Cette culture de second ordre, cet ordre trop sage, cette bonté anesthésiante ; ce drame sans un méchant, ni même un serrement de coeur ; cette communauté si raffinée que les glaces et le soda sont les seules concessions à la bête humaine ; ... cette insupportable innocuité de toute chose… C'était à n'y plus tenir ! À nos risques et périls, retournons à l’indomptable sauvagerie du monde extérieur, avec tous ses péchés et toutes ses souffrances ! Là se trouvent les bas-fonds et les cimes, les précipices et les hauteurs de l'idéal, l'éclat des choses formidables et infinies, et mille fois plus d'espérance qu’en ce niveau zéro, cette quintessence de toute médiocrité ! » (…)

Là-dessus, je me mis à réfléchir. Je me demandais qu’est-ce donc qui manquait tant à cette cité du perpétuel Dimanche pour qu'on n'y pût jamais atteindre à la forme la plus élevée du bonheur. J’eus tôt fait de découvrir que l’élément absent, c'était précisément celui qui donne au monde extérieur, au monde méchant, tout son aspect moral, toute son expression, tout son pittoresque – le côté escarpé de la vie pour ainsi dire, avec tout ce que cela implique d’énergie et d’ardeur, de tension et de danger. Ce qui nous plaît dans le spectacle de la vie, ce que célèbrent les romans et les statues, ce que nous rappellent les monuments commémoratifs, c'est l'éternel combat de la lumière et des ténèbres ; c'est l'héroïsme, réduit à ne compter que sur lui-même et qui parvient, victorieux cependant, à s’arracher aux mâchoires de la mort. Mais, dans cet ineffable Chautauqua, … l'idéal avait remporté déjà une si complète victoire qu'il ne restait plus trace des batailles passées ; le vainqueur n'avait plus qu'à se reposer sur ses lauriers. Or, les émotions humaines ont besoin que la lutte continue. Quand les fruits sont mangés, on n'en fait plus de cas. La sueur et l'effort, tous les ressorts de la nature humaine tendus jusqu'à l’extrême limite, l'homme qui survit au chevalet de torture et tourne son regard vers d’autres victoires, plus rares et plus difficiles encore, — voilà ce qu'il faut nous donner à voir pour exciter notre enthousiasme ; et c'est là, semble-t-il, la plus haute fonction de la littérature et de l'art... Mais à Chautauqua, il n’y a pas de chevalet de torture, pas même au musée, et pas de sueur non plus ; tout au plus, une moiteur discrète au front de quelque conférencier ou sur les flancs de quelque joueur de base-ball.

C’est l’absence de la nature humaine in extremis qui explique, en définitive, pourquoi Chautauqua me parut si plat et insipide.

What Makes a Life Significant, 1899 (trad. librement adaptée de “Aux étudiants”, Payot 2000)
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[1] Le camp du Lac Chautauqua était une sorte d’université d’été fondée en 1874, dans l’Etat de New York, par des méthodistes utopistes. A l’origine un campement, devint rapidement une ville, dédiée à la culture, l’éducation et la spiritualité.
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C'est aussi le sens du célèbre dialogue entre Cinéas et Pyrrhos :
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Tel Achille, Pyrrhos ne pouvait supporter l'inaction: Il se rongeait le cœur à rester sans bouger, / Il regrettait le cri de guerre et la bataille. […]

Quand Cinéas le vit impatient de passer en Italie, il profita d'un moment [de répit] pour lui tenir les propos suivants : "On dit, Pyrrhos, que les Romains sont très habiles à la guerre et qu'ils commandent à de nombreuses nations belliqueuses. Si le dieu nous permettait de les battre, à quoi emploierons-nous notre victoire?"

- Quelle question, s'écria Pyrrhos. La réponse est évidente; il n'y aura pas là-bas la moindre cité grecque ou romaine, qui pourra nous résister si les Romains sont vaincus. Nous posséderons aussitôt toute l'Italie ! (…)

Après un silence, Cinéas reprit: "Mais après avoir pris l'Italie, ô roi, que ferons-nous?"

Pyrrhos, qui ne voyait pas encore où il voulait en venir, répondit: "La Sicile est toute proche, elle nous tend les bras. C'est une île prospère, fort peuplée et très facile à prendre, car en ce moment, Cinéas, tout là-bas n'est que sédition, anarchie dans les cités et violences de démagogues depuis la mort d'Agamodès."

- Ce que tu dis semble raisonnable, repartit Cinéas, mais la prise de la Sicile sera-t-elle le terme de notre expédition?

- Que le dieu, dit Pyrrhos, veuille bien nous accorder victoire et succès, et ces opérations ne seront que le prélude à de plus grandes entreprises. Qui nous empêcherait ensuite de nous attaquer à la Libye et à Carthage, que nous aurions à portée de la main? (…) Et dès que nous serons maîtres de ces contrées, aucun des ennemis qui nous insultent maintenant ne nous résistera plus, n'est-ce pas ?

- Aucun ennemi en effet, répondit Cinéas. Il est évident qu’avec une si grande puissance, tu pourras en toute tranquillité reconquérir la Macédoine et dominer la Grèce. Mais une fois tous ces pays entre nos mains, que ferons-nous ?

Pyrrhos se mit à rire: "Nous aurons alors beaucoup de loisir et tous les jours, mon heureux ami, un gobelet à la main, nous prendrons du bon temps en devisant ensemble."

Alors Cinéas, arrêtant là Pyrrhos: "Dis-moi, qu’est-ce qui nous empêche maintenant, si nous le voulons, de prendre une coupe et de profiter ensemble de notre loisir, puisque nous avons déjà à notre disposition, sans nous donner aucun mal, ces biens que nous ne pourrons nous procurer qu’au prix de tant de sang, d'efforts et de dangers immenses, en infligeant aux autres et en subissant nous-mêmes mille maux!"

Ces propos de Cinéas affligèrent Pyrrhos sans le faire changer d'avis. Il sentait bien le bonheur qu'il abandonnait, mais il était incapable de renoncer aux espérances auxquelles il aspirait.


Plutarque, Vie parallèles, texte de l’édition Quarto, 2001

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