Quand
le service public diffuse un documentaire sur la crise de la
dette, on est en droit d’espérer une production de qualité, s’appuyant sur les
analyses et commentaires des meilleurs spécialistes : Jean Pisani-Ferry, Paul
de Grauwe, Daniel Gros, Charles Wyplosz, Barry Eichengreen, Paul Krugman, Viral
Acharya sur la crise actuelle de l’Eurozone, Cyrille Hautcoeur ou Kenneth
Rogoff sur l’histoire des dettes publiques, Olivier Blanchard, Mario Buti, Jörg
Asmussen pour le point de vue de la Troïka, HW Sinn ou Jens Weidman pour le
point de vue allemand, …. Las, le seul point de vue donné est celui de la
mouvance altermondialiste ! Les participants les plus cités gravitent tous dans
cette mouvance : Bernard Marris, l’anarchiste David Graeber, Karine Berger de
la faction Cohérence Socialiste (dont le coleader Yann Galut préside le comité
Attac de l’Assemblée), la postkeynésienne Ann Pettifor de Prime Economics,
Thierry Philipponat de l’ONG Finances Watch, un député Vert, une universitaire
grecque qui nous explique que ce sont les créanciers qui ont endetté la Grèce…
Comme conseiller scientifique, la réalisatrice a choisi Christian Chavagneux,
l’économiste d’AlterEco ! Seul Thomas Piketty et un obscur économiste allemand relèvent
un peu le niveau, mais leur contribution est marginale.
Au
final, au lieu de faire œuvre pédagogique et de contribuer à faire reculer
l’ignorance économique, Arte a diffusé un film de propagande. Je vais tenter
d’expliquer pourquoi.
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D’abord,
les origines de la crise actuelle.
La
thèse qui sert de fil conducteur aux nombreuses interventions peut être résumée
comme suit. Dans les années 70, « une doctrine se propage » dans le
monde : le « néolibéralisme » (nb : ce vocable n’est usité
qu’à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche). « On dérèglemente, on
privatise à tout va, les capitaux s’échangent sans frein sur les marchés
financiers du monde entier ». Ce sont « les années fric ». Le
capital impose ses normes aux Etats, en particulier la stabilité des prix et la
liberté financière.
Les
banques centrales, devenues indépendantes, déclarent la guerre à l’inflation,
qui faisait jusque-là le bonheur des débiteurs et favorisait l’investissement.
Avec le dogme de la stabilité des prix, commence « la dictature des
créanciers ». Ne pouvant plus se financer auprès des banques centrales,
nos Etats Providence dépendent désormais des marchés financiers.
De
façon générale, c’est tout le financement de l’économie qui échappe au contrôle
des Etats. « Les banques produisent aujourd’hui 95 % des crédits, contre 5
% seulement aux banques centrales, et cela sans aucune régulation » (dixit
Ann Pettifor). L’argent, qui « devrait être un bien public » (dixit
Bernard Maris), est devenu un « bien privé » !
D’où
l’instabilité financière de ces trente dernières années, et la crise financière
de 2008. Sur fond de laissez-faire, d’immenses « pyramides
Ponzi » se sont constituées : les banques ont poussé des ménages
modestes à emprunter à des taux exorbitants en leur faisant miroiter les
plus-values et possibilités de refinancement offertes par la hausse incessante
des prix immobiliers. Quand ces pyramides se sont effondrées, les Etats ont été
appelés à la rescousse pour soutenir l’économie et sauver les banques. Le dogme
de la stabilité des prix interdisant tout financement par la planche à billets,
il en est résulté une augmentation vertigineuse de la dette publique.
Bref,
la crise financière de 2008 et la crise des dettes publiques qui a suivi ont
une seule et même cause : le néolibéralisme.
Ma
critique
Primo,
il est faux de prétendre que le crédit bancaire n’est pas régulé. A travers
leurs taux directeurs, les banques centrales contrôlent les conditions de
refinancement bancaire. Le problème est que depuis le 11 sept. 2001, les taux
directeurs des principales banques centrales sont restés excessivement bas trop
longtemps. A partir de 2006, les taux ont commencé à remonter mais la liquidité
est restée très élevée, avec l’aggravation des déséquilibres de balance des
paiements : les énormes capacités de financement de la Chine, de
l’Allemagne, des pays pétroliers (c’était le début du 3ème choc pétrolier). Sur
toute cette période, les banques ont pu se financer et se refinancer à des taux
réels proches de 0. La liquidité étant quasi-illimitée, une fois servis les
meilleurs risques, le seul moyen de continuer à gagner de l’argent consiste à
prendre plus de risques. Par exemple en prêtant à des ménages NINJA (No income,
no jobs, no assets) en contrepartie de taux très élevés. C’est là une règle
universelle : quand la liquidité s’accroît, les marges de garantie se
réduisent. Pour contrer cette règle funeste, les Etats pouvaient règlementer
ces marges, en imposant par exemple un taux d’apport personnel de 10 voire 20
%. A de rares exceptions près, ils ne l’ont pas fait, pour ne pas arrêter la
machine à créer des emplois, des richesses, des petits propriétaires et… des
électeurs reconnaissants.
ð
Sur ces questions, je me permets de renvoyer à mon billet sur la crise financière
Secundo,
il est inexact d’imputer à la seule crise financière la crise des dettes
publiques. Si les Etats avaient présenté en 2008 des comptes équilibrés, une
hausse de 30 à 50 points de la dette publique aurait été parfaitement
soutenable. Mais la plupart des grands pays ont abordé la crise avec des taux
d’endettement public très supérieurs à 60 % du PIB. Comme le dit à un moment un
économiste allemand, les Etats n’ont pas épargné en période de prospérité pour
se préparer à affronter les périodes de crise. Dans l’eurozone, les critères de
Maastricht n’ont jamais été appliqués, les gouvernants étant juges et partie
(en cas de déficit excessif, l’Ecofin était chargé d’appliquer ou pas les
recommandations de la Commission). Pour
contraindre les gouvernements à prendre en compte l’intérêt général à long
terme, des règles plus strictes seraient utiles (avec contrôle étroit de la
Commission et pouvoir juridictionnel dévolu à une instance indépendante). Las,
les populistes de tous bords poussent des cris d’orfraie à la seule mention
d’une règle d’or dans la constitution.
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J'aborde
à présent le traitement de la crise de l'eurozone.
La
crise financière a partout fait monter la dette publique, mais seule la zone
euro a connu une crise des dettes publiques. Dans les PIIGS, les taux longs se
sont envolés, précipitant ces pays dans une crise budgétaire. La montée des
taux et de la dette s’alimentant l’une l’autre, les Etats de la périphérie ont
dû passer sous les fourches caudines de la Troïka. Cinq années d’austérité plus
tard, l’Etat social est en recul, le chômage atteint des sommets,
l’extrême-droite se refait une santé. Et la dette n'a jamais été aussi élevée
! En précipitant ces pays dans une profonde dépression, l’austérité a
mécaniquement augmenté le ratio Dette/PIB.
A
écouter les différents intervenants, ce gâchis était parfaitement évitable. Il
suffisait, nous dit-on, de traiter le problème dès le départ, au lieu
d’attendre qu’il soit trop tard. En clair, les membres de l’Eurozone auraient
dû accepter de restructurer immédiatement les dettes des Etats surendettés, et
la BCE aurait dû faire savoir dès 2010 qu’elle était prête à acheter autant de
dette grecque, espagnole, etc. que nécessaire. Pour Karine Berger, « si
les Européens avaient choisi en 2010 d’éponger la dette grecque, il n’y aurait
pas eu de crise de la dette ». Et donc pas de cure d’austérité. Les Grecs,
les Espagnols, les Irlandais, les Portugais n’auraient pas eu à supporter les
coûts sociaux considérables des plans d’ajustements structurels imposés par la
troïka.
Pour
sortir de la crise actuelle, cinq types de solutions sont passées
en revue :
-
L’inflation, dont on nous dit qu’elle est la « solution la plus
douce » (Bernard Maris). Mais cette solution ne serait plus applicable
"à cause de l’euro". Les banques centrales nationales n’ont plus le
pouvoir de monétiser la dette des Etats, et la BCE non plus, au nom de la
sacro-sainte stabilité des prix. Ce serait de toute façon inacceptable pour les
Européens du Nord, attachés à la stabilité des prix et à une monnaie
forte. Ils sortiraient de l’euro.
-
La croissance est l’autre solution idéale, mais on nous dit qu’il ne faut plus
y compter. La « grande stagnation » menace, et de toutes façons,
« ya pas de croissance parce que ya trop de dettes, et ya de la dette
parce que ya pas de croissance ». Apparemment, Bernard Maris ne croit pas
aux vertus des réformes structurelles...
-
Mutualiser une partie des dettes nationales, au-delà de 60 % du PIB. De la
sorte, les Etats les plus endettés pourrait se refinancer au même taux que les
Etats les moins endettés. Mais ces derniers devraient alors payer des taux plus
élevés. Et la mutualisation des dettes revient à demander aux nations les plus
riches de prendre à leur charge une partie du fardeau des nations pauvres. Or,
comme le spécifie le traité de Maastricht, l’UE n’est pas une union de
transferts, et on voit mal les Allemands, les Français... accepter de payer
plus d'impôts pour soulager les Grecs.
-
Effacer la dette, comme ce fut le cas de la dette allemande après la 2ème
guerre mondiale (David Graeber). Cela revient à demander aux contribuables
européens de faire aux Grecs un cadeau à 220 milliards d’euros… Les autres
pays très endettés demanderaient la même faveur, et personne ne voulant payer,
il faudrait demander à la BCE de monétiser la dette publique, donc d’engager la
zone euro dans la voie de l’inflation. On retrouve exactement les mêmes
problèmes qu’avec les solutions 1 et 3.
-
Finalement, faute de pouvoir faire payer les Allemands, les Etats
impécunieux peuvent toujours faire payer leurs riches et
leurs créanciers ! Après tout, la Grèce est un pays où les
riches paient très peu d’impôt, et la dette enrichit les créanciers. Taxer ces
derniers permettrait de récupérer d’une main ce qu’on leur paie de l’autre. L’ennui
pour la Grèce, c’est que ses créanciers sont des institutions étrangères, et
que les riches ont une forte propension à l’évasion fiscale. D’où l’idée émise
par Piketty d’un impôt européen sur le patrimoine. Couplé à une lutte résolue
contre l’évasion fiscale, cela pourrait servir à éponger la dette. [On peut
toutefois s'interroger sur l'opportunité de taxer davantage le capital en
Europe, à un moment où les taux d’intérêts réels sont entrés en territoire
négatif. Les compagnies d’assurance-vie et de nombreuses caisses de retraites
complémentaires sont au bord du gouffre, et les classes moyennes qui voient
fondre la valeur de leur épargne ne manqueront pas de se rebiffer. Politiquement, c’est explosif.]
Ma critique
Il
y avait à l’époque de bonnes raisons pour différer l’inévitable défaut Grec. La
zone euro ne disposait pas encore d’institutions adaptées pour circonscrire une
crise budgétaire majeure. Le pacte de stabilité et de croissance avait été
précisément conçu pour éviter d’en arriver là, mais ses dispositions n’ont
jamais été appliquées. Un défaut Grec impliquait de lourdes pertes pour les
banques européennes, et le risque d’un effet domino était considérable. Après
la Grèce, les autres PIIGS auraient été tentés de faire défaut, mettant en
péril tout le système bancaire.
Quand
bien même la dette grecque aurait été restructurée en 2010, les Grecs
n’auraient pas fait l’économie d’une cure d'austérité. C’est ce que montre bien
Thomas Philippon dans un article récent du CEPR. (Cf. Quelle remise de dette équitable
pour la Grèce ? - Le
Monde & Fair
debt relief for Greece: New calculations - Vox EU). On
comprend aisément pourquoi.
En
2009, le déficit public atteignait 15,6 % du PIB, correspondant exactement
au déficit du compte courant (IMF Fiscal Monitor, oct 2014). Cela signifiait
que les Grecs dépensaient chaque année 15 % de plus qu’ils ne gagnaient, et
qu'ils devaient pour cela emprunter à l’étranger. Si ces emprunts avaient servi
à préparer l’avenir, à doter le pays des infrastructures, des institutions et
du capital humain nécessaires pour se hisser au niveau des grandes nations
européennes, la dette aurait pu être jugée soutenable. Mais ces emprunts ont en
pratique servi à augmenter les salaires et les pensions, et à financer des
droits sociaux plus généreux qu’en Allemagne (retraite à 60 voire 55 ans). Et
l’économie grecque restait la plus sclérosée de l’UE, la moins compétitive, la
plus hostile aux entrepreneurs. La dette grecque ne résultait pas d’une
stratégie de développement économique, mais d’un calcul politique : en
Grèce, pour gagner les élections, on achetait les électeurs !
La
situation était donc intenable. On ne pouvait demander aux autres européens de
continuer à financer l'Etat Grec à fonds perdus. D’une façon ou d’une autre, ce
dernier devait ajuster ses dépenses à ses recettes. D’où l’austérité. Pour
limiter la casse, le pays aurait dû engager de profondes réformes
structurelles, censées rétablir la compétitivité externe, faciliter le
recouvrement de l’impôt, et augmenter le potentiel de croissance à long terme.
Las, la Grèce a connu l’austérité, mais les réformes structurelles sont restés
très timorées (cf. dans Le Monde : De la difficulté de collecter
l’impôt en Grèce). Malgré tout, le pays a renoué en 2014 avec
la croissance (+ 0,8 % : cf. Le Monde : L’économie grecque sort de six ans
de récession), et ses finances publiques sont revenues
à l'équilibre : le budget affiche depuis 2013 un excédent structurel de
1,6 % du PIB.
Grâce
au retour de la croissance et aux cinq années d’austérité qui ont précédé, la
dette publique grecque est aujourd’hui stabilisée, certes à un niveau très
élevé (175 % du PIB), mais tout à fait soutenable. En 2014, la charge des
intérêts sur la dette publique a représenté 4,2 % du PIB, absorbant environ 10
% des recettes publiques (IMF Fiscal Monitor, oct 2014). C’est moins qu’avant
la crise ! En 2008, la charge des intérêts représentait 5,1 % du PIB Grec
(et 12,5 % des recettes publiques). Quoiqu’en dise certaine propagande, la
troïka s’est montrée très généreuse avec les Grecs : l’encours des prêts
consentis par la BCE, le FMI, le FESF et les Etats européens dépasse 250
milliards d’euros, et ces prêts ont été consentis à des conditions très
avantageuses : à très long terme et à un taux d’intérêt moyen compris entre 2
et 2,5 %, alors qu’aucun créancier privé n’acceptait de prêter à long terme à
moins de 20 %. Les Espagnols, les Portugais, les Irlandais, qui se financent à
des conditions bien plus onéreuses, ont du mal à comprendre pourquoi il
faudrait encore alléger la charge de la dette grecque. La cure d’austérité a
certes fait baisser le niveau de vie des Grecs : le PIB réel par hab.
s'est contracté de 19 % entre 2008 et 2014, retrouvant aujourd'hui son niveau
d'il y a dix ans. Mais, que je sache, il y a dix ans, ça n'allait pas si
mal en Grèce...
En
bref, on n'a pas besoin des solutions irréalistes et
irresponsables proposées dans le documentaire (la monétisation, la
mutualisation ou l'effacement de la dette). Pas besoin non plus d'un impôt
européen progressif sur le patrimoine. Les Grecs peuvent payer.
NB
: Je signale cet excellent visuel du Monde : Six ans de tragédie grecque
1 commentaire:
arf, la mauvaise fois du mec! S'attendre à ce que le service public diffuse un documentaire qui ne dédouane pas l'Etat de toutes les responsabilités, soit c'est un court instant de naïveté, soit c'est la drogue qui parle...
Sinon excellente analyse, merci
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