Faute de mieux, les économistes
mesurent le progrès technique par l’augmentation de la productivité globale des
facteurs (PGF). Mais dire que le progrès technique correspond aux gains de PGF
est doublement insatisfaisant. D’une part, la PGF mesure très imparfaitement le
PT, comme le montre aujourd’hui le décalage incroyable entre le progrès
technique réel, visible dans la vie quotidienne, et celui visible dans les
statistiques de PGF. D’autre part, ça ne nous dit pas ce qu’est le progrès
technique, ni d’où il vient. En ce sens, l’augmentation de la PGF n’est rien
d’autre que « la mesure de notre ignorance » (Moise Abramovitz).
En premier lieu, le progrès
technique ne se limite pas à ce que l’on sait mesurer. Il intègre aussi les
effets sur le niveau de vie des innovations de produits. Or, pour calculer l’évolution
du PIB réel, les comptables nationaux utilisent comme déflateur un indice des
prix qui prend très mal en compte l’effet réel des nouvelles technologies.
Nordhaus donne l’exemple de
l’éclairage : supposons qu’en T1 une lampe à pétrole produise de la
lumière pour un coût horaire de 10 € par million de lumens. En T2, ce coût
augmente à 11 €. La même année, l’électricité arrive dans les foyers,
fournissant la même quantité de lumière pour un coût horaire de 0,12 €, puis de
0,1 € en T3. Que se passe-t-il ? L’indice officiel des prix enregistre une
hausse de 10 % entre T1 et T2, puis une baisse de 20 % entre T2 et T3, passant
complètement à côté de l’essentiel : la baisse de 900 % du prix de
l’éclairage consécutive au changement de technologie. Sur la période 1800-1992,
Nordhaus a ainsi calculé que la baisse du prix réel de l’éclairage était en
réalité mille fois plus importante que celle mesurée avec l’indice officiel des
prix ! De même, les statistiques historiques passent complètement à côté
des changements tectoniques consécutifs à l’apparition du train, de
l’automobile, de la télévision, des antibiotiques, des portables, de l’Internet
avec ses fabuleuses applications. C’est d’ailleurs la principale critique
adressée à la thèse de la stagnation séculaire : celle-ci n’est visible
que dans les statistiques !
En second lieu, l’évolution de
la PGF mesure (très imparfaitement) le progrès technique, elle ne le définit
pas. Une bonne définition du progrès technique est donnée par Pierre Ralle
& Dominique Guellec : "Le progrès technique correspond à un
accroissement de la connaissance que les hommes ont des lois de la nature
appliquées à la production. Il permet l'apparition de nouveaux produits et procédés
qui augmentent le bien-être des individus, par un accroissement ou une
transformation de la consommation" (Les nouvelles théories de la
croissance).
Le grand mérite de cette
définition est de lier PT et connaissance. Fondamentalement, nous dit Joël Mokyr
(The gifts of Athena), le progrès technique est le résultat d’un
processus d'accumulation, de diffusion et d'utilisation croissante de la connaissance
utile -- la connaissance qui affecte la capacité technologique des hommes.
Mokyr distingue deux formes, complémentaires, de la connaissance utile :
- la connaissance
épistémique. Elle s'accroît chaque fois que sont découvertes de
nouvelles lois, de nouvelles régularités, autrement dit, chaque fois qu'est
proposée une nouvelle interprétation d'un phénomène; elle s’accroît aussi
chaque fois qu'est observé, mesuré, répertorié un nouveau phénomène. Elle
apporte des réponses à la question "Qu'est-ce que c'est ?", et ces
réponses sont justes ou fausses.
- la connaissance
technique. Elle s'accroît chaque fois que sont inventés de nouvelles
recettes, de nouvelles combinaisons de moyens pour arriver à une fin donnée.
Elle apporte des réponses à la question "Comment faire ?", et ces
réponses sont plus ou moins efficaces. A tout moment, l'état des
techniques possibles ("le livre des recettes") est limité par l'état
des savoirs épistémiques.
Le progrès technique survient
quand les nouvelles techniques sont appliquées, i.e. débouchent sur des innovations
qui se diffusent dans l'ensemble social.
On peut illustrer cette
définition du progrès technique avec le schéma ci-après:
Pour bien faire, il faudrait intégrer le rôle du capital humain. En effet, pour
se diffuser, les innovations requièrent de la part des utilisateurs un niveau
adéquat de capital humain -- i.e. un savoir implicite sans lequel on ne peut
tirer avantage de l’innovation. De façon générale, la croissance
économique dépend de la synergie entre l’accumulation des connaissances et
celle du capital humain. De même que le capital physique est à la fois un
facteur de production et un résultat de la production, le capital humain
produit des connaissances qui, via le système éducatif, contribuent à leur tour
à la production du capital humain.
Mais la définition ci-dessus est
encore incomplète. Elle rend bien compte du progrès technologique, mais ce dernier ne recouvre pas tout le progrès technique. Si je me fie au manuel de David Weill, le progrès technique accroît
la productivité globale des facteurs de deux façons :
- par l’innovation
technologique. Il s’agit des innovations de procédé, mais aussi de certaines
innovations de produit : par exemple, les téléphones portables ont
fortement accru la productivité des pêcheurs
du Kerala ; de même, la machine à laver a permis de libérer du temps
pour des taches plus productives, comme l’éducation des enfants ou le travail
salarié (cf. le TedTalk génial de Hans Rosling: the
magic washing machine).
- par des gains
d’efficience. A technologie constante, l’intensification du travail élève la
PGF, elle contribue donc au progrès technique. Il en va de même de la division
du travail, qui explique, selon la Banque mondiale, l’essentiel des gains de
PGF de la Chine: le commerce international a favorisé la spécialisation du travail
et sa réallocation vers des activités plus productives (l’industrie ou
l’agriculture commerciale vs l’agriculture de subsistance ou le secteur
informel).
L’historien Verley qualifiait
de « croissance smithienne » la croissance fondée sur la division du
travail, et de « croissance schumpetérienne » la croissance fondée
sur l’innovation technologique. La croissance smithienne caractérise les
premiers temps du développement.
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