25 juin 2009

La crise financière


« De temps à autre, le capital aveugle du pays atteint des proportions considérables et devient comme pris de folie : il cherche l'ogre qui le mangera -- c'est la pléthore ; il le trouve -- c'est la spéculation ; il est mangé -- c'est la panique. » (1)

La crise actuelle n’échappe pas au scénario décrit par Bagehot. Au cours des années 2002 - 2006, en raison de la politique accommodante de la Fed et d'un excès global d'épargne, les banques ont pu se financer et se refinancer à des taux anormalement bas. Mais une fois servis les projets sûrs et rentables, elles ne pouvaient continuer à trouver des emplois rémunérateurs à leurs abondantes ressources qu’en prenant de plus en plus de risques. Les banques se sont alors mises à prêter à des ménages ne présentant aucune garantie de solvabilité – i.e. sans apports personnels ni revenus suffisants. Les risques de défaut étant plus élevés, les taux créditeurs l’étaient aussi, augmentant d'autant les revenus des banques. Leur seule garantie tenait au fait que les prix immobiliers étaient bien orientés. Dans ce contexte, la valeur des collatéraux augmentait régulièrement, et, avec elle, les marges de garantie (cf. glossaire). Par exemple, si une banque a prêté 100 pour financer l’achat d’une maison sans apport personnel, et si cette maison vaut 120 deux ans plus tard, la banque est parfaitement couverte en cas de défaut. Dans l’intervalle, elle empoche des intérêts élevés. La fête dure tant que les prix des actifs continuent de monter. Quand survient le grand retournement, la spéculation cède la place à la panique : tout le monde veut vendre, personne n’achète plus, les prix dégringolent. La méfiance s’installe chez les prêteurs, qui se mettent brutalement à exiger des garanties plus élevées. L’offre de crédit s’effondre, et l’économie est entraînée dans la crise.

On doit à John Geanakoplos d’avoir montré qu’en phase de spéculation, comme en phase de panique, ce n’est pas le niveau des taux d’intérêt qui constitue la variable décisive, mais le niveau des marges de garantie. Quand l’argent abonde, les prêteurs exigent moins de garanties, et les gens empruntent davantage ; quand l’argent est rare, ils exigent plus de garanties et les gens empruntent moins. Ce cycle du levier est à l’origine de la formation des bulles financières et des crises économiques qui suivent les krachs.

1. La pléthore

Pour créer une bulle, il faut de l'air. L'excès de liquidités est la cause nécessaire et primordiale de la crise financière. Cet excès a deux sources principales : la politique monétaire laxiste de la FED, et d'autres banques centrales ; les énormes capacités de financement des pays asiatiques et des pays du golfe, recyclés par le système financier US.

Dans ce contexte, les conditions de financement et de refinancement étaient si bon marché (avec des taux réels négatifs dans de nombreux pays), que banques, entreprises et ménages ont fait jouer à plein l'effet de levier. La bulle immobilière et ses dérivés en est le résultat..

La Fed en accusation

Premier accusé : la FED, coupable d’avoir maintenu des taux directeurs trop bas sur la période 2002 – 2006. Pour s’en convaincre, il suffit de confronter les taux observés à la règle de Taylor. Cette règle précise que le taux de référence du marché monétaire (celui observé sur les bons du trésor américain) doit être fixé comme suit :

Taux de référence = (1,5 x Taux d’inflation) + (0,5 x Output gap) + 1
avec output gap = croissance observée – croissance potentielle

Par exemple, sous l’hypothèse d’une croissance potentielle de 3 %, la règle de Taylor commande un taux directeur de 9 % si la croissance observée est de 4 % et l’inflation de 5 %, et un taux de 1,5 % quand la croissance est de 1 % et l’inflation de 1 %.


Si la règle avait été suivie, soutient Taylor, il n’y aurait eu ni bulle ni krach. “La Grande Modération”, le nivellement du cycle économique observé depuis vingt ans, se serait poursuivi. Mais, à partir de 2002, Alan Greenspan a cessé d’observer la règle de Taylor. La politique monétaire est devenue trop accommodante. Pourquoi ? Il y eut d’abord les attentats du 11 septembre, à un moment où l’économie américaine entrait en récession. Personne ne voulait d’une récession prolongée. Et puis, George W. Bush projetait la guerre en Irak. Alors, la Fed fit savoir que les taux resteraient bas “for a considerable period of time” et qu’ils augmenteraient ensuite graduellement, “at a measured pace”. C’est exactement ce qui s’est passé. En 2004, la Fed remonta progressivement ses taux, qui devinrent même, à partir de 2005, supérieurs à ceux de la BCE (ici). Mais il faut attendre 2006 pour que les taux s’alignent sur la règle de Taylor. Le mal était fait. Comme le reconnaît l’actuel Ministre des Finances, Timothy Geithner, sur la chaîne PBS :

Mr. Geithner: "Monetary policy around the world was too loose too long. And that created this just huge boom in asset prices, money chasing risk. People trying to get a higher return."
Mr. Rose: "It was too easy."
Mr. Geithner: "It was too easy, yes. … Real interest rates were very low for a long period of time..."
(2)

Les remarques de Mr. Geithner rompent avec le déni de responsabilité des dirigeants de la Fed, qui préfèrent blâmer la cupidité des banquiers et le "global saving glut". Mais la cupidité ne connaît d’autres limites que celles que lui oppose l’autorité, et les banquiers, avec leurs esprits animaux, n’ont fait que répondre, somme toute rationnellement, aux incitations créées par la politique accommodante de la FED. Celle-ci n’est pas non plus étrangère à l’excès structurel d’épargne dans le Reste du Monde. Le crédit bon marché n’a pas peu contribué à stimuler la croissance mondiale, notamment celle de la Chine et des pays pétroliers. Ces pays ont ensuite réinvesti aux Etats-Unis les dollars accumulés, notamment sous forme de bons du Trésor et de titres adossés à des créances immobilières. L’afflux de ces $ en provenance de Chine et du Moyen Orient a fait baisser les taux d’intérêt à long terme, réduisant d’autant l’impact de la hausse des taux courts, décidée par la Fed à partir de 2004.

The “global saving glut”

Selon une idée reçue, les Américains n’épargnent pas assez tandis que les Chinois épargnent trop. Variante : les Chinois exportent trop tandis que les Américains consomment trop. En réalité, les déséquilibres économiques entre les deux nations sont récents. En 2001 encore, l’excédent de la balance courante de la Chine – ses exportations de biens & services moins ses importations – représentait à peine 1,3 % de son PIB. Mais depuis, il s’est mis à augmenter régulièrement. L’an dernier, il représentait 10 % du PIB. En 2008, l’excédent commercial de la Chine avec les seuls Etats-Unis atteignait 267 milliards de $ !


Comment en est-on arrivé là ? Nicholas Lardy, un spécialiste de la Chine au Peterson Institute, compare la relation entre les deux pays à celle d’un drogué avec son dealer. Les Americains sont devenus dépendant des biens à bon marché que leur vendent les Chinois, et de l’argent à bon marché qu’ils leur prêtent. De leur côté, les Chinois tirent une grande partie de leur croissance économique de leurs exportations vers les Etats-Unis. Pour un gouvernement autoritaire, c’est un bon moyen d’acheter la paix sociale. L’autre face des énormes excédents commerciaux chinois, c’est l’énorme capacité de financement de la Chine. Les Chinois dépensent moins qu’ils ne gagnent. C’est vrai des entreprises, dont les énormes profits excèdent les besoins d’autofinancement ; c’est vrai de l’Etat, dont le budget était, jusque cette année, structurellement en excédent ; et c’est vrai des ménages, qui épargnent l’essentiel de leurs revenus en l’absence de sécurité sociale. Cet excédent d’épargne est à la base de ce que Ben Bernanke, le président de la Fed, a dénommé le “global saving glut”. Mais les Chinois ne sont pas seuls en cause. Dans le même temps où la politique de Pékin incitait les Chinois à épargner et à exporter, la politique de Washington incitait les Américains à consommer et à s’endetter toujours plus… (3)

De fait, sur la période 2000 - 2007, la consommation et l’investissement immobilier des ménages ont augmenté nettement plus vite que le PIB (4), creusant d'autant le déficit du commerce extérieur américain :


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2. La spéculation

En contexte d’abondance de liquidités, les emprunteurs tiennent le côté court du marché : les conditions de prêts sont avantageuses, avec des taux bas et des exigences de garanties réduites au minimum. Des ménages qui, en temps normal, ne présentent pas les garanties suffisantes de solvabilité, n'ont aucun mal à trouver des financements. C’est le cas des Andrews.

En juillet 2004, les Andrews souhaitent acheter une maison d’une valeur de 460 000 $. Leur historique de crédit est bon et leur banque consent à prêter 90 % de cette somme -- soit 414 000 $. Autrement dit, ils n’ont besoin d’apporter que 10 % du montant – soit 46 000 $. Mais le revenu du ménage n’excédant pas 2 700 $ par mois, leur prêt entre dans la catégorie AltA (ménages réputés bon payeurs mais à haut ratio d’endettement). Ils vont devoir payer un taux d’intérêt plus élevé que le taux normal du marché : 5,6 % sur un premier prêt de 333 000 $, et 8,5 % sur un prêt complémentaire de 81 000 $. L’un dans l’autre, ce ménage est censé verser à la banque des mensualités de 2 500 $, essentiellement sous forme d’intérêts, pendant les cinq prochaines années, et davantage par la suite, quand augmenteront les annuités de remboursement du principal ! Et tout cela avec un salaire net de 2 700 $ par mois !

Quand M. Andrews demanda à Bob, son banquier, pourquoi il avait accepté de lui prêter autant d’argent, il s'attira cette réponse étonnante :

If I wanted to buy a house, Bob figured, it was my job to decide whether I could afford it. His job was to make it happen. “I am here to enable dreams,” he explained to me long afterward. Bob’s view was that if I’d been unemployed for seven years and didn’t have a dime to my name but I wanted a house, he wouldn’t question my prudence. “Who am I to tell you that you shouldn’t do what you want to do? I am here to sell money and to help you do what you want to do. At the end of the day, it’s your signature on the mortgage — not mine.” My lenders weren’t assuming that I was an angel. They were betting that a default would be more painful to me than to them. If I wanted to take a risk, for whatever reason, they were not going to second-guess me. What mattered more than anything, Bob explained, was a person’s credit record. If you always paid your debts on time before, the theory went, you would probably keep paying on time in the future
. (5)

Deux ans plus tard, Mme Andrews a trouvé du travail, mais la carte de crédit des Andrews affiche un passif de 50 000 $ ! Qu’à cela ne tienne, la banque leur propose d’emprunter davantage ! Les prix immobiliers ont augmenté depuis 2004, et la maison des Andrews est estimée désormais à 505 000 $. Ils obtiennent un nouveau prêt de 58 000 $, ce qui monte l’ardoise à 472 000 $. Cela représente un rapport loan to value de 93,4 %, laissant à la banque une marge de garantie de seulement 6,6 % en cas de retournement du marché immobilier. Le nouveau prêt permet d’effacer la dette Mastercard, aux intérêts prohibitifs et non déductibles -- à la différence des taux sur les emprunts immobiliers ! Le crédit des Andrews s’étant dégradé avec les ennuis sur le compte Mastercard, le taux du nouveau crédit – de type subprime -- s’élève à 8,5 %, mais il sera révisé à la baisse au bout de six mois s’il n’y a pas de retard de paiement. Finalement, en octobre 2006, les Andrews paient des mensualités de remboursement de 3 270 $ !

En 2008, c’est le krach immobilier et l’entrée en récession. Les prix immobiliers ont baissé de 20 % et Mme Andrews a perdu son emploi. Les Andrews ne peuvent ni payer les traites ni se refinancer (en empruntant contre leur maison). Ils font défaut et attendent la venue de l’huissier. En vertu de la loi américaine, la banque ne peut faire saisir que la maison dont elle a financé l’acquisition. Au pire, les Andrews ne perdront que leur apport : 46 000 $, plus ce qu’ils avaient commencé à rembourser. D’un autre côté, une maison comparable à celle qu’ils vont quitter (éventuellement la même) peut se louer pour 1 600 $ / mois, la moitié de ce qu’elle leur coûtait quand ils en étaient propriétaires. Alternativement, une fois leur crédit rétabli (dans quelques années ?), ils pourront acheter la même maison beaucoup moins cher, peut-être 30 % moins cher, soit 160 000 $ de moins !

Tant qu'elles peuvent se financer et se refinancer à bon marché, les banques sont incitées à prêter au maximum. Mais ce type de stratégie n’est pas sans risques. Le premier problème se situe du côté du passif : les banques prêtent long et empruntent court, d’où un risque de liquidité si la liquidité venait à manquer sur le marché. Le second problème se situe du côté de l’actif. La liquidité coulant à flot, les banques n’ont qu’une obsession : prêter toujours plus, quitte à prendre plus de risques. Elles en viennent ainsi à prêter à des ménages sans épargne, donc sans apport personnel. Elles s’exposent alors au risque d’insolvabilité des débiteurs. Si l’économie entrait en récession, et si les prix immobiliers venaient à baisser, on assisterait à une multiplication des défauts de paiement, essentiellement aux frais des banques. Supposons qu’une banque ait consenti à un ménage un prêt immobilier de 400 000 $ sans apport personnel ; deux ans plus tard, les prix immobiliers baissent de 20 %, et le débiteur fait défaut : la maison est saisie, et la banque se retrouve propriétaire d’un bien qu’elle revendra au mieux 320 000 $, moins les frais d’agence et de notaire. En pareil cas, la banque subit une perte d’au moins 100 000 $, tandis que le débiteur ne perd que ce qu’il aura éventuellement remboursé sur les deux ans.

Markus K. Brunnermeier, 2008


Mais les temps étaient à l’optimisme. La ressource ne manquait pas, l’argent était bon marché, et pour continuer à trouver à cet argent un emploi rémunérateur, il fallait prendre plus de risques. Aussi, quand quelque oiseau de mauvais augure (whistleblower) faisait observer que les risques augmentaient au moins aussi vite que les bénéfices, ses supérieurs faisaient en sorte de le ramener à la raison (6). Réduire les risques à long terme, cela revient en effet à réduire les bénéfices à court terme, donc renoncer à de plus gros bonus, de plus grosses plus-values sur les stock options. Et tout ça pour finir par se faire réprimander par sa direction et les actionnaires, mécontents de ce que le retour sur fonds propres (ROE) de l’entreprise soit en deçà de celui des concurrents.

Les banques étaient d’autant plus enclines à prendre des risques que certaines innovations financières avaient sensiblement élevé leurs seuils de tolérance au risque. Le pooling des prêts permet en principe de réduire les risques, en constituant un pool de crédits (exemple 10 000 crédits totalisant un encours de 1 000 000 000 $), que l’on peut ensuite revendre par tranche (par exemple de 10 000 $). Comme chaque tranche est adossée à des milliers de prêts, le risque d’insolvabilité des débiteurs est fortement dilué, ce qui séduit les investisseurs en quête de placements rentables et sûrs. De plus, la
titrisation de ces tranches de prêts permet à leur possesseur de les échanger facilement sur le marché financier, en cas de besoin. Dans ces conditions, les banques n’ont aucun mal à trouver des acheteurs, d’autant que ce n’est pas la liquidité qui manque sur le marché, et que l’Etat fédéral garantit implicitement les montagnes de crédits immobiliers titrisées par Fanny Mae et Freddy Mac. (7)

Pour les banques, la cession des crédits immobiliers présente deux gros avantages. D’un côté, cela réduit le risque de liquidité : en cas de besoin, elles peuvent facilement se défaire d’une partie de leurs actifs pour rembourser des dettes à court terme. D’un autre côté, la cession d’actifs allège les bilans, permettant de contourner la réglementation de Bâle, qui prévoit des ratios minimum de solvabilité de 8 % (capitaux propres / crédits). De cette façon, les banques peuvent prêter toujours plus, sans avoir besoin de procéder à des augmentations de capital. Les bénéfices dépendant directement des volumes de crédit, cela augmente d’autant les dividendes et les bonus des dirigeants. Jusqu’au jour où le marché immobilier se retourne, et où les défauts de paiement se multiplient…

La bulle

Plus de crédit, c’est toujours plus de dettes, pour les ménages qui les contractent, et pour les banques, qui se refinancent à court terme. Il en résulte une augmentation spectaculaire des niveaux de levier financier des ménages et des banques :

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La montée de l'endettement, au cours des années 2001 - 2007, alimente les bulles qui se sont formées un peu partout, par exemple sur le marché immobilier américain, où les prix ont doublé (ci-dessous). Les loyers, qui représentent en temps normal 5 % du prix moyen des maisons n’en représentaient plus que 3,5 % en 2007. (8)

Indice Shiller & Case des prix immobiliers dans 20 grandes villes US, de janv. 2000 à fév. 2009 (base 100 = 2000)


Sur les marchés actions, les rapport cours – bénéfices atteignent en 2007 des niveaux comparables à ceux de 1929 ou ceux de 2000, lors de la bulle des valeurs technologiques.


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Mais les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel. La hausse des prix cesse quand certains acteurs, ne croyant plus à la poursuite de la hausse, liquident leur position. C’est le signal de départ pour un mouvement général de vente. Tous veulent vendre (des maisons, des crédits immobiliers ou des titres adossés dessus…), mais il n'y a plus personne pour acheter. Les prix s’effondrent, ajoutant à la panique…

3. La panique

De ce moment, les débiteurs ne peuvent plus se refinancer aussi facilement -- eg, en empruntant contre leur maison, le collatéral dont la valeur n’avait jusque là cessé d’augmenter --, et les défauts de paiement se multiplient. La méfiance s'installe, les banques sont réticentes à prêter aux ménages, et les marchés commencent à se méfier des banques. Les marges de garantie, qui étaient tombées à 10 % voire même 0 %, s'élèvent brusquement jusqu’à 50 %, et même au-delà, pour prémunir les créanciers contre la baisse des prix (et la dépréciation de leur collatéral). Cela signifie que, pour s’endetter de 100, il faut désormais un apport personnel de 100, voire plus. De leur côté, pour se financer à de bonnes conditions, les banques doivent désormais justifier de ratios de solvabilité beaucoup plus élevés qu'auparavant. Pour toutes celles dont les fonds propres ont fondu avec la multiplication des défauts de paiement et les moins values subies sur la vente des collatéraux, c’est mission impossible. Privées de ressources, les banques réduisent les crédits aux entreprises, ce qui nuit à l'investissement, et aux ménages, ce qui nuit à la consommation. La réduction des crédits est aussi nécessaire pour restaurer la solvabilité des banques (ratio fonds propres / actif), et leur capacité à se financer à bas prix.

Le credit crunch est le principal vecteur par lequel la crise financière se transmet à l’économie réelle. L’effet de richesse en est un autre. Avec le krach boursier, la valeur des patrimoines mobiliers a fondu, ce qui met en péril les plans de financement des retraites ou des études supérieures des enfants. Pour reconstituer leur patrimoine, les ménages affectés n’ont d’autre choix que d’épargner davantage. Résultat : ils consomment moins. C’est l’effet Pigou, dit aussi le paradoxe du coiffeur. Quand la Bourse monte, les gens se sentent plus riches ; du coup, ils fréquentent davantage les salons de coiffure. Mais quand la Bourse chute, c'est l’inverse. « Les consommateurs réduisent leurs dépenses, ce qui fait baisser le chiffre d'affaires des entreprises, dont celui du fameux coiffeur » (9).


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La récession se transmet rapidement d’un pays à l’autre, en raison d’abord de l’exposition des banques internationales sur les marchés à risques (Etats-Unis mais aussi Irlande, Islande, Espagne, les pays Baltes, l’Europe centrale) et, ensuite, de la contraction des importations. En temps normal, les exportations mondiales augmentent plus vite que le PIB mondial, et la mondialisation tire la croissance. En période de récession, c’est l’inverse, et le multiplicateur du commerce international se met alors à tourner à l’envers.


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Il en va de même de l’investissement. En période de croissance, il augmente plus vite que le PIB, tirant la croissance (c’est l’effet accélérateur). En période de récession, l’investissement s’effondre, déprimant plus encore la demande.

Avec l’effondrement des investissements et des exportations, ce sont deux autres moteurs de la croissance qui tombent en panne, aggravant la récession.

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Cf. ces infographies : UE : la situation économique des Vingt-Sept & Les prévisions économiques de la Commission européenne (Le Monde) & U.S. Jobless Rate Likely to Pass Europe’s (NYT)

Pour sortir du cercle vicieux, éviter une profonde dépression, les gouvernements s’évertuent partout à relancer la demande, suivant en cela les préconisations keynésiennes. Au risque d’ajouter une montagne de dette publique à une montagne de dettes privées.

Conclusion. La régulation du levier, clef de la régulation financière (10)


L’économie mondiale est aujourd’hui engagée dans la récession la plus grave depuis 1945. C’en est fini de « la grande modération ». Jusque là, on aurait pu croire que les banquiers centraux avaient effectivement maîtrisé l’inflation et dompté le cycle économique. Focalisées sur la stabilité des prix, les banques centrales se contentaient de manipuler le taux d’intérêt à court terme : « one target, one tool » étant le slogan unanimement repris par les banquiers centraux de tous les grands pays (11). Quand l’économie ralentit, on abaisse les taux, et l'activité redémarre : quand la surchauffe menace, on remonte les taux, et l'économie est refroidie.

Las ! Quand il s’agit de prévenir ou de traiter une crise financière, le niveau des marges de garantie est une variable plus décisive que le niveau des taux d’intérêt. Pour éviter les coups d’accordéon pro-cycliques de l'effet de levier, la banque centrale devrait s’efforcer de surveiller et de réguler le poids des collatéraux dans les opérations de prêts.

Certes, la crise financière s’explique en partie par la surabondance de liquidités et la faiblesse des taux d’intérêt au cours de la période 2002-2006. Mais la manière dont les liquidités sont utilisées importe aussi. De ce point de vue, la réglementation des conditions de prêt est cruciale.

Si l’on veut éviter que les banques prêtent trop en période d’euphorie, il faudrait imposer aux ménages des exigences plus élevées d'apport personnel, et aux institutions de crédit des ratios de fonds propres plus élevés -- y compris pour les Special Purpose Vehicles, ces organismes ad hoc créés par les banques pour titriser leurs crédits. Inversement, quand l'excès de méfiance à succédé à l'excès de confiance, il faudrait imposer des normes de garantie moins sévères pour limiter le credit crunch : dans Le Marchand de Venise, lorsque Shylock exige son dédit et sa pénalité (la livre de chair), la Cour lui objecte que, selon les lois de Venise, on ne saurait à bon droit faire couler le sang d’un chrétien : a pound of flesh, but not a drop of blood ! Shakespeare savait bien, lui, que dans un prêt, le collatéral (la garantie) importe autant et plus que le taux. Qui se souvient encore du taux auquel Shylock prêta les 3 000 ducats à Antonio ?

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Glossaire

Un collatéral est un actif transférable, ou une garantie apportée, servant de gage au remboursement d'un prêt dans le cas où le débiteur n’honorerait pas ses obligations de paiement. Si un ménage acquiert une maison de 100 $ grâce à 20 $ d’apport personnel et à un emprunt de 80 $, la maison sert de collatéral, le taux de collatéralisation étant ici de 125 % --(100 : 80)

Marge de garantie (ou de sécurité) : c’est la différence entre la valeur vénale du collatéral et le montant du prêt consenti. Elle constitue la garantie du prêteur contre une éventuelle dépréciation Du collatéral. Si ma maison vaut 100 et que j’ai dessus un emprunt de 80, la marge de garantie couvre le prêteur contre une baisse de 20 % de la valeur de la maison. Symétriquement, le rapport dette / valeur de l’actif (loan to value) est ici de 80 %,

Levier financier : C’est le rapport endettement net / capitaux propres. Dans l’exemple ci-dessus, avec une marge de garantie de 20 %, le levier financier est de 5 (100 : 20).


Annexe
Le marchand de Venise (extraits) .

ACTE I - SCÈNE III
ANTONIO. Shylock, quoique je ne prête ni n'emprunte à intérêt, cependant pour fournir aux besoins pressants d'un ami, je dérogerai à ma coutume. …
SHYLOCK. Oui, oui, trois mille ducats.
ANTONIO. Et pour trois mois. (…)
SHYLOCK. Trois mille ducats ! c'est une bonne grosse somme. Trois mois sur les douze... Voyons un peu l'intérêt.
ANTONIO. Eh bien ! Shylock, vous serons-nous redevables ?
SHYLOCK. Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m'avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances. Je n'y ai jamais répondu qu'en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre nation. Vous m'avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j'use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c'est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites : «Shylock, nous voudrions de l'argent.» (…) Je devrais vous répondre, dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi : «Un chien a-t-il de l'argent ?» (…)
ANTONIO. Je suis tout prêt à t'appeler encore de même, à cracher encore sur toi, à te repousser encore de mon pied. Si tu nous prêtes cet argent, ne nous le prête pas comme à des amis, car l'amitié a-t-elle jamais exigé qu'un stérile métal produisît pour elle dans les mains d'un ami ? mais prête plutôt ici à ton ennemi. S'il manque à son engagement, tu auras meilleure grâce à exiger la pénalité.
SHYLOCK. Eh ! mais voyez donc comme vous vous emportez ! Je voudrais être de vos amis, gagner votre affection, oublier les avanies que vous m'avez faites, subvenir à vos besoins présents, et ne pas exiger un denier d'usure pour mon argent, et vous ne voulez pas m'entendre ! (…) Venez avec moi chez un notaire, me signer un simple billet, et pour nous divertir, nous stipulerons qu'en cas que vous ne me rendiez pas, à tels jour et lieu désigné, la somme ou les sommes exprimées dans l'acte, vous serez condamné à me payer une livre juste de votre belle chair, coupée sur telle partie du corps qu'il me plaira choisir.
ANTONIO. J'y consens sur ma foi, et, en signant un pareil billet, je dirai que le Juif est rempli d'obligeance.

ACTE IV - SCÈNE I
PORTIA. Une livre de chair de ce marchand t'appartient : la cour te l'adjuge et la loi te la donne.
SHYLOCK. O juge équitable !
PORTIA. Et vous devez couper cette chair sur son sein : la loi le permet et la cour vous l'accorde. SHYLOCK. Le savant juge ! Voilà une sentence ! (…)
PORTIA. (…) Ce n'est pas tout. Le billet ne t'accorde pas une goutte de sang ; les termes sont exprès : une livre de chair. Prends ce qui t'est dû ; prends ta livre de chair. Mais si, en la coupant, tu verses une seule goutte de sang chrétien, les lois de Venise ordonnent la confiscation de tes terres et de tes biens au profit de la république.
GRATIANO. O le juge équitable ! Vois, Juif, le savant juge !


Pour en savoir plus : cf. ce billet sur La Tulipomanie hollandaise et le dossier spécial sur la crise financière (Press-SES).


Notes
[1] Walter Bagehot, Essay on Edward Gibbon (1856), published in "Literary Studies", Vol. 2. Dent, London, 1911. Ma traduction.
[2] Wall Street Journal, 12 May 2009 (ma trad.)
[3] New York Times, 17 Mai 2009
[4] The Economist, 9 Mai 2009
[5] My Personal Credit Crisis, Edmund Andrews, New York Times, 17 mai 2009
[6] Cf. le cas de Washington Mutual : Saying Yes, WaMu Built Empire on Shaky Loans (NYT) et cet excellent reportage de NPR, dans l'émission "The american life" : The Giant Pool of Money -- Why did banks make half-million dollar loans to people without jobs or income?
[7] Ces organismes semi-publics sont les deux principaux émetteurs de MBS (mortgage based securities, obligations adossées sur des crédits immobiliers). Sur le cas de Fannie Mae et Freddie Mac, cf. Pressured to Take More Risk, Fannie Hit a Tipping Point, avec infographie : Leaning on Risks (NYT) -- Freddie et Fannie, mortelle randonnée (Le Monde)
[8] The Economist : May 8th 2008
[9] Le Monde, 28 oct. 2008
[10] John Geanakoplos : Solving the Present Crisis and Managing the Leverage Cycle
[11] Central banks: The monetary-policy maze (Economist)


2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quelle belle synthèse explicative (et je ne connais pas grand-chose en économie).
Votre blog mériterait d'être plus connu !

Gogo a dit…

Très bel article.
On ressent tout de suite quand les gens parlent avec passion.