8 oct. 2007

Monde malthusien, monde darwinien

Résumé de Farewell to Alms (III)

Pour un niveau donné de ressources en terre et en technologie, il existe un équilibre démographique de long terme associant un niveau de population à un revenu de subsistance. Mais, à côté de ces forces de stabilité, des forces de changement sont à l’œuvre. Ce sont elles qui, peu à peu, vont créer les conditions de la révolution industrielle. Parmi ces forces, la plus importante est sans doute le mécanisme darwinien de la sélection des plus aptes.

Darwin et la sélection naturelle : Survival of the fittest (*)

La théorie de la sélection naturelle comme force créatrice de l'évolution peut être résumée par le syllogisme suivant :

1. l’idée trouvée chez Malthus selon laquelle les organismes produisent plus de descendants qu'il ne peut en survivre -- « l’inégalité naturelle entre le pouvoir de multiplication de la population et le pouvoir de production de la terre » (Malthus)

2. les organismes varient (c'est le fait du hasard), et leurs variations se transmettent, au moins en partie, à leurs descendants ;

3. en règle générale, l'organisme qui varie dans la direction favorisée par son environnement survivra et se reproduira ; la variation favorable se répandra donc dans la population par sélection naturelle.

Dans cette lutte pour la vie, les organismes les mieux adaptés survivent. De ce point de vue, l’amibe est tout aussi adaptée à son environnement que l'homme l'est au sien. D’où cet épigramme, que Darwin avait inscrit au dessus de son bureau : "Ne jamais dire supérieur, inférieur" (1).

Dans le monde hobbesien des sociétés préagricoles, la lutte pour la vie passait généralement par la lutte armée. De fait, la première cause de mortalité parmi les hommes adultes était bien souvent la guerre. Aussi, la sélection naturelle et sexuelle favorisait la réussite sociale et reproductive des meilleurs guerriers (2). Mais, dans une société stable et pacifiée, comme l’Angleterre à partir du 13ème siècle, les compétences militaires ne sont plus autant valorisées par la société. Les meilleurs partis pour une jeune fille, les meilleurs alliés pour leurs parents, ce ne sont plus les guerriers mais les bourgeois. La lutte pour la vie assure désormais la sélection des plus riches.

Le ciseau malthusien : Survival of the richest

Si la fécondité augmente et que la mortalité diminue quand le niveau de vie s’élève, il faut s’attendre à ce que la réussite reproductive des riches soit supérieure à celle des pauvres (graph. 2).

Graphique 2. Le ciseau malthusien, en théorie


Et c’est bien ce qui se passe en Angleterre dès le 13ème siècle. A partir de 2 731 testaments rédigés entre 1585 et 1638, Gregory Clark a pu mettre en relation la fortune du testateur avec le nombre de ses enfants encore en vie (graphique 3). Les plus riches comptent plus de quatre enfants, les plus pauvres moins de deux.

Graphique 3. Nombre d'enfant par testateur, selon le montant de l'héritage

La même relation peut être observée depuis 1250. Les fermiers de la Couronne, des nobles vassalisés pour lesquels le Roi faisait tenir des registres précis, avaient presque 2 fois plus de fils que le reste de la population (graphique 4).

Graphique 4. Nombre de fils pour l’ensemble des hommes et pour les fermiers royaux

Au niveau du revenu de subsistance, celui des ouvriers agricoles, le renouvellement des générations était à peine assuré -- il y avait en moyenne un fils pour remplacer un père. Les taux de natalité et de mortalité s’équilibraient au niveau de 29 pour mille, ce qui correspondait à une espérance de vie à la naissance inférieure à 35 ans. Mais, dans les groupes les plus riches, ceux dont le revenu annuel excédait 150 £ (cinq fois le revenu moyen de la population), la natalité atteignait le chiffre de 50 pour mille, proche du maximum biologique (graphique 5).

Graphique 5. Les taux de natalité et de mortalité des anglais selon leur niveau de revenu, en 1630

Compte tenu d'un taux de mortalité de 24 pour mille, correspondant à une espérance de vie de 42 ans, les riches avaient un taux d'accroissement naturel de 2,6 % par an. A ce taux, le nombre de leurs descendants double tous les 27 ans, quadruple tous les 54 ans, et octuple tous les 80 ans ! Dans la mesure où les familles pauvres parviennent tout juste à se reproduire, cela signifie que, d’une génération à l’autre, la part des descendants des familles riches augmente continûment dans la population totale. C’est ce que montre bien les données notariales sur le Suffolk (tableau 2).
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Tableau 2. La mobilité sociale dans le Suffolk, 1628-38

On voit que d’une génération à l’autre, la population s’est accrue de 18 %, mais tandis que la population des plus riches doublait, celle des plus pauvres diminuait légèrement. En une génération, la part des plus riches (ceux qui laissent plus de 50 £ à leurs descendants) est passée de 29 % à 45 %.

Le problème est que, dans un monde malthusien, le revenu par tête n’augmente pas à long terme. Il suit de là que les enfants des riches étaient, pour la plupart, voués à une mobilité descendante. Les enfants des maîtres artisans devenaient compagnons, les enfants des gros marchands devenaient de petits marchands, ceux des grands propriétaires des petits propriétaires, etc. Mais, s'ils ne pouvaient hériter de tout le patrimoine de leurs parents, tous héritaient de leurs attributs culturels, et aussi, de leurs gênes. La réussite reproductive des riches et le courant de mobilité descendante assuraient ainsi la diffusion, par percolation, des valeurs des classes moyennes dans la société anglaise. La révolution industrielle anglaise en découle.
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Notes :
(*) l'exposé de la thèse darwinienne ne figure pas dans l'ouvrage de Clark.
1. Stephen JAY-GOULD : Darwin et les grandes énigmes de la vie, 1977
2. Cf. ce billet sur La guerre primitive

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