10 oct. 2007

L’émergence de l’homme moderne

Résumé de Farewell to Alms (IV)

Au cours des millénaires qui ont suivi la révolution néolithique, la population a augmenté, la division du travail et l’échange marchand se sont développés. Dans des sociétés agraires pacifiées, dotées d’institutions stables, comme l’Angleterre médiévale, la survie et la réussite sociale ne passent plus par la démonstration de qualités guerrières. De nouvelles compétences sont davantage valorisées. Alors que la violence, l’oisiveté, le présentisme caractérisaient les chasseurs-cueilleurs, les sociétés agraires valorisent et récompensent des vertus comme l’épargne, l’effort, la négociation, l’instruction, des qualités typiques des classes moyennes.

Façonnées par l'évolution, ces valeurs se sont diffusés par le jeu de l'éducation familiale, de la sélection sexuelle (les préférences des femmes pour certains types d'hommes) et de l'imitation (des grands hommes par ceux qui aspirent à le devenir). Leur diffusion croissante dans l’espace social augmentait la probabilité de la Révolution industrielle.

L’épargne

Pour l’Angleterre, on dispose de deux séries sur l’évolution des taux d’intérêt depuis 1200 : le rendement des terres louées ou en fermage, et le rendement des obligations foncières (gagées sur des biens immobiliers). Comme le montre le graphique 1, le taux de la rente foncière, qui était supérieur à 10 % jusqu’au 13ème siècle, a fortement baissé, s’établissant à un niveau inférieur à 6 % au cours des 14ème, 15ème et 16ème siècles, pour tomber finalement à 4% au cours du 17ème et 18ème siècles. La même évolution se retrouve dans les autres pays européens.
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Graphique 1. Taux de la rente foncière, 1170-2003 (moy. décennales)
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Le risque de mortalité du prêteur n’ayant guère diminué dans l’Angleterre médiévale et les risques d’expropriation demeurant négligeables, le plus vraisemblable est que la baisse des taux d’intérêt traduit une baisse de la préférence pour le présent. On retrouve ici une intuition de John Stuart Mill, pour qui le "désir effectif d'accumulation" était, dans "les nations attardées", moins élevé qu'en Angleterre, où "les individus épargnent beaucoup pour un profit modéré" (cf. La préférence pour le loisir et le sous-développement chez les Classiques)

Le travail

Mill et les Classiques pensaient aussi qu'une plus grande propension au travail distinguait l’Angleterre, où "les individus travaillent durement pour une faible rémunération", des nations attardées, où les comportements indigènes dénotaient une forte préférence pour le loisir.

De fait, la durée du travail des ouvriers anglais atteint 10 heures et plus dans la première moitié du 18ème siècle (cf. tableau 1). De ce point de vue, et contrairement à une idée reçue, la révolution industrielle n’a pas changé grand chose.
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Tableau 1. Durée du travail des ouvriers anglais

Les données sont plus incertaines pour la période médiévale. Ce qui est sûr, c’est que la durée du travail était très supérieure à celle des chasseurs-cueilleurs (cf. le précédent billet sur « l’équilibre malthusien).

La violence

Que l’on prenne comme indicateur le taux d’homicide pour 1000 hab. (graphique 2), ou le taux de décès dus à la guerre, il est clair que la société anglaise était devenue dès le 15ème siècle une société relativement pacifiée. Par exemple, dès 1550, le taux d’homicide était inférieur à ce qu’il est aujourd’hui dans les grands pays d’Amérique du Sud comme le Brésil, ou le Mexique.

Graphique 2. Taux d’homicide (pour mille) en Angleterre, 1200 – 2000

L’instruction

Dans l’Angleterre médiévale, on apprenaient à lire dans le cadre familial ou bien auprès d’institutions religieuses et de fondations privées. Pour connaître l’évolution des taux d’alphabétisation, on peut se baser sur les registres paroissiaux et les dépositions près des tribunaux, qui permettent d'établir la proportion des époux et des témoins qui savaient signer leur nom (graph. 3).

Graphique 3. Part (en %) des anglais qui savent écrire

L’alphabétisation croissante de la population ne s’explique ni par l’action des pouvoirs publics, inexistants en ce domaine jusqu’au 19ème siècle, ni par les incitations du marché – les écarts de revenus entre les ouvriers et les maîtres artisans sont stables du 15ème au 19ème siècle. Elle s’explique par la plus grande fertilité des riches.

Les riches sont beaucoup plus nombreux à savoir lire que les pauvres (graphique 4). Or, on a vu précédemment (cf. le billet « Monde malthusien, monde darwinien ») que les riches ont en moyenne deux fois plus d’enfants que les pauvres. Parce que l’instruction se transmet surtout par l’éducation familiale, la plus grande fertilité des riches explique que le taux d’alphabétisation augmente à chaque génération.

Graphique 4. Part des testateurs qui savent lire, selon le montant de l’héritage, 1630

Dans les sociétés agraires, savoir lire et compter est devenu utile pour gérer et développer une boutique, une terre, un capital. De même, l’épargne et le travail paient. Dès le 13ème siècle, un ouvrier agricole qui aurait épargné chaque année 10% de son salaire, pouvait se retrouver quarante ans plus tard à la tête d’une exploitation de 85 acres, ce qui eut fait de lui l’un des hommes les plus riches du village et lui eut assuré de confortables rentes.

La sélection des plus aptes et l'émergence de l'homme moderne

Comme les sociétés animales, les sociétés malthusiennes sont régies par les principes darwiniens ; certains types de comportements se révèlent plus adaptés que d’autres. Dans le monde hobbesien des sociétés préagricoles, les vertus de courage, de force, de férocité étaient valorisées. Les meilleurs guerriers étaient moins exposés aux raids, avaient plus d'alliés et plus de femmes que les autres. Par suite, ils survivaient et se reproduisaient davantage. Ces hommes là servaient de modèles aux garçons, et leurs valeurs se perpétuaient.

Dans les sociétés agraires stabilisées, comme l’Angleterre médiévale, l'environnement est très différent. Désormais, les grands hommes ne sont plus des guerriers, mais des bourgeois, qui doivent leur réussite à leur travail, leur épargne, leur patience, leur instruction. C’est à de tels hommes que vont les jeunes femmes, et c'est pour leur ressembler que les plus jeunes luttent.

Tout ceci ne signifie pas, évidemment, que les hommes des sociétés modernes soient plus intelligents que ceux des sociétés primitives. Pour survivre et se reproduire, ces derniers devaient mettre en œuvre des compétences souvent très complexes, qui demandaient un apprentissage long et difficile. Ainsi, un chasseur Aché ne devenait réellement performant qu’aux alentours de 40 ans (cf. graph. 5). A l’inverse, dans l'Angleterre médiévale, un ouvrier agricole atteignait son plein rendement peu après 20 ans. La division du travail a plutôt eu pour effet de simplifier le travail.

Graphique 5. La productivité selon l’âge – le chasseur Aché vs l’ouvrier agricole anglais

Le chasseur-cueilleur était parfaitement adapté à son environnement. Mais dans l’environnement des sociétés agraires, ce sont d’autres qualités qui assurent la réussite. Ces qualités sont celles de l’homme moderne, et leur lente diffusion dans la population anglaise a préparé l’avènement de la Révolution industrielle.

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