27 mai 2007

L'argent ne fait pas le bonheur (1)

La plupart des gens sont convaincus qu’ils seraient plus heureux s’ils étaient plus riches. Dans une certaine mesure, les enquêtes de satisfaction montrent que c’est bien ce qui se passe (tableau 1).

Tableau 1. Satisfaction par rapport à la vie selon le niveau de revenu (quartiles)

A. Le cas des Etats-Unis (moyenne 1981-96)

Le General Social survey (N = 20 000) pose chaque année la question: "Taken all together, how would you say things are these days, would you say that you are very happy, pretty happy, or not too happy?"

B. Le cas de l’Union Européenne (moyenne 1975-92)

L’Eurobaromètre (N = 100 000) pose chaque année la question: "Globalement, êtes-vous très satisfait, plutôt satisfait, pas très satisfait ou pas du tout satisfait de la vie que vous menez ?" Les deux dernières catégories ont été regroupées.

Alberto Alesina et al.: Inequality and Happiness: Are Europeans and Americans Different? NBER, Avril 2001

Cependant, on a de bonnes raisons de penser que ce type d’enquête surestime grandement l’impact du revenu sur le bonheur. Pour d’évidentes raisons de coûts, les enquêtes de satisfaction ne cherchent pas à mesurer le bonheur, elles préfèrent se fier à la satisfaction rapportée par le sujet, auquel on demande typiquement de répondre en vingt secondes à la question suivante : « Tout bien pesé, êtes-vous très satisfait, assez satisfait, pas vraiment satisfait, pas satisfait du tout… de votre vie actuelle ? ». L’ennui, c’est que de telles évaluations rétrospectives de l’utilité (remembered utility) ne constituent pas une mesure fiable de l’utilité vécue (experienced utility). En particulier, elles souffrent d’un biais de focalisation (focusing illusion).

Le tableau 2 donne une bonne idée de la fragilité des jugements de satisfaction, qui varient ici grandement selon que le sujet a été ou non interrogé précédemment sur sa vie conjugale, ou sur le nombre de ses partenaires sexuels (tableau 2).

Tableau 2. La satisfaction par rapport à la vie selon l’ordre des questions

Schwarz Norbert, Strack Fritz : Reports of subjective well-being, in E. Diener, D. Kahneman, N. Schwartz, Well-being: the foundation of hedonic psychology, Russel Sage Foundation, 1999.

Il est clair que les gens n’ont pas une idée précise de la mesure dans laquelle ils sont heureux. Ce type de question les prend au dépourvu, et faute de pouvoir embrasser l’ensemble de leur situation, ils tendent à se focaliser sur quelques paramètres particulièrement saillants, parfois suggéré par les questions. Ainsi, quand on demande à un pauvre s’il serait plus heureux en étant plus riche, on le rappelle à sa condition de pauvre et lui suggère qu’un revenu plus élevé pourrait améliorer sa condition.

Pour éviter ce type de biais, on a besoin d’un autre instrument de mesure du bonheur. Dans une perspective utilitariste, on peut mesurer le bonheur (l’utilité) directement à partir des affects (plaisir/peine) éprouvés par le sujet sur une période donnée. C’est dans cet esprit que Kahneman et al. ont élaboré le protocole DRM. Alors que les enquêtes de satisfaction mesurent l’utilité à partir de l’évaluation rétrospective qu’en fait le sujet, la procédure DRM mesure l’utilité vécue, calculée par l’analyste à partir de données objectives (la durée et l’intensité affective des différents épisodes d’une journée ordinaire). Ce protocole a été appliqué récemment à 745 femmes de Columbus, Ohio. Les femmes dont le revenu est supérieur à 100 000 $ par an sont moins souvent de mauvaise humeur que celles dont le revenu est inférieur à 20 000 $ : 20 % du temps contre 32 %, soit un écart de 12 points (tableau 3). Mais quand on demande aux premières quelle portion du temps elles seraient de mauvaise humeur si elles disposaient du même revenu que les secondes, elles rapportent un taux moyen de 58 % ; à comparer avec un taux de 26 % estimé par les femmes pauvres dans l'hypothèse où elles gagneraient plus de 100 000 $ par an : l'écart entre les deux estimations s'élève ici à 32 points, soit 20 points de plus que l'écart observé dans la réalité.

Tableau 3. Proportion du temps où l’on est de mauvaise humeur.

Source : Kahneman, Daniel, Alan B. Krueger, David Schkade, Norbert Schwarz, and Arthur A. Stone, Would You Be Happier If You Were Richer? A Focusing Illusion, (pdf), WP du CEPS (Princeton), May 2006


Comme on pouvait s’y attendre, les deux instruments de mesure du bonheur (satisfaction rapportée vs utilité vécue) donnent des résultats sensiblement différents (cf. tableau 4). La corrélation du revenu avec l’utilité vécue -- l’indice de bonheur pondéré (r = 0.06) ou l’indice de bonne humeur (0.20) -- est encore plus faible qu’avec l’indice de satisfaction (r = 0.32).

Tableau 4. Coefficients de corrélation entre certaines circonstances de la vie et diverses mesures du bonheur personnel

Percent of the day in good mood is from two questions of the form: “We would like to know how you feel and what mood you are in when you are at home [at work]. When you are at home, what percentage of the time are you in a bad mood____%, a little low or irritable____%, in a mildly pleasant mood____%, in a very good mood____%. A parallel question was asked about their time at work. The last two response categories were added together to obtain the percentage of time in a good mood, and the home and work questions were averaged to produce the good mood variable. Duration-weighted “happy” is the average of each person’s duration-weighted average rating of the feeling happy over episodes of the day, where 0 refers to “not at all” and 6 refers to “very much,” and each individual’s responses were weighted by the duration of the episode.

Source : ibid.

Autrement dit, le fait d’avoir un revenu plus ou moins élevé affecte le jugement porté sur sa vie (remembered utility) mais n’a guère d’impact sur le bonheur vécu au jour le jour (experienced utility). La relation entre le revenu et le bonheur est encore plus faible que ce qu’en disent les enquêtes de satisfaction…

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Pour en savoir plus:
- Résultats et commentaires de l'enquête de Kahneman et al. sur les femmes du Texas :
le bonheur à la portée de tous

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