Quand un pêcheur du Kerala rentre au port avec une bonne pêche, il y a fort à parier que les autres pêcheurs du coin auront eux-aussi rempli leurs filets, et donc qu’il y aura une offre abondante sur le marché local – la plage du village. Les prix seront bas, et il ne pourra peut-être même pas vendre le produit de son travail. Les poissons étant une denrée périssable, s’ils ne peuvent être vendus, ils faudra les jeter à la mer. Ne vaudrait-il pas mieux aller vendre son poisson un peu plus loin sur la côte, dans l'espoir d’y trouver de meilleurs prix ? Mais le carburant est coûteux, et chaque marché n’étant ouvert qu’une heure ou deux après l’aube, le temps aussi est compté.
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Dans ces conditions, les pêcheurs kéralites se sont longtemps résignés à vendre leurs poissons sur la plage de leur village. Quand le marché était saturé, ils jetaient leur surplus à la mer. En moyenne, 5-8% de la pêche était ainsi gaspillé chaque jour, estime Robert Jensen, un économiste du développement à l'université de Harvard, qui a étudié les prix des sardines sur quinze marchés de plage au Kerala. Par exemple, le 14 janvier 1997, onze pêcheurs de la plage de Badagara ont dû jeter leur pêche à la mer. Or, le même jour, à moins de 15km de là, vingt sept acheteurs ne pouvaient trouver de poissons ! Une autre conséquence de cette situation, c’est la grande volatilité du prix des sardines le long de la côte. D’un jour à l’autre, les prix peuvent varier de 0 à 10 roupies ! (cf. les deux tableaux ci-dessous).
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Telle était la situation jusqu'en 1997. Depuis, les téléphones portables ont été progressivement introduits au Kerala. D’abord dans la région de Kozhikode (Janv. 29, 1997), puis dans celle de Kannur (Juin 6, 1998) et de Thalassery (Juil. 31, 1998), puis dans celle de Kasaragod et de Khanhangad (Mai 21, 2000). Ce sont là des conditions expérimentales idéales pour mesurer l'effet des portables sur le comportement des pêcheurs, le prix des poissons, et le volume des pertes. M. Jensen a comparé quatre périodes : la période 0 (semaines 1-21), où personne n'a de téléphone ; la période 1 (semaines 22-97), où la région I seulement est équipée ; la période 2 (semaines 97-194), où la région II est équipée ; la période 3 (semaines 195-248), où la region III est à son tour équipée.
Comme le montre le graph. ci-dessous, les pêcheurs ont très vite perçu l’intérêt des portables et s’en sont servis pour appeler les marchés côtiers depuis leur bateau (le rayon d’action des tours porte à 20-25km en mer, soit exactement la limite de pêche).
.Taux d'adoption des portables d'une région à l'autre
Au lieu de vendre leurs poissons aux enchères sur leur plage, les pêcheurs vont désormais là où se trouvent les meilleurs prix : ‘Il y a quelques jours, nous avons négligé une offre de 3 000 roupies pour une autre de 12 000 roupies un peu plus loin’, déclare ‘Joy’ Clarence, capitaine du St. Xavier. La proportion de pêcheurs qui vont vendre leur pêche hors de leur village est ainsi passée de zéro à 35 % (tableau ci-après).
De cette façon, tout le poisson pêché est désormais vendu, et la dispersion des prix s’est considérablement réduite (tableau ci-après).
Grâce aux informations communiquées par le portable, le marché est devenu plus efficient, au sens où il permet une meilleure rencontre de l'offre et de la demande, donc une meilleure satisfaction des besoins. Et tout le monde en a bénéficié. En moyenne, les bénéfices nets des pêcheurs utilisateurs ont augmenté de 8,5 % et les prix à la consommation ont baissé de 4 %. Ces chiffres sont d’autant plus significatifs que la pêche fait vivre plus d’un million de pêcheurs au Kérala, et que le poisson constitue l’alimentation de base des kéralites, auxquels il fournit l’essentiel des protéines. Bref, « l'information améliore le fonctionnement des marchés, et les marchés améliorent le bien-être », conclut M. Jensen.
Le merveilleux de l’histoire, c’est que ce progrès économique et social a pu avoir lieu sans intervention de l’Etat. Les réseaux de téléphonie mobile sont implantés et gérés par des entreprises privées. Celles-ci font de bonnes affaires en offrant leurs services aux pêcheurs du coin, lesquels sont disposés à payer le prix demandé parce que le portable permet de stabiliser leurs revenus et d’augmenter leurs bénéfices. Tout ce que l'Etat a besoin de faire consiste à vendre des licences aux opérateurs, et à établir une régulation claire et transparente de la téléphonie mobile...
. Annexes. Les gains de niveau de vie liés à l'introduction du portable
Graphique 1 : situation de pénurie de poisson
Le portable permet d'augmenter l'offre là où le poisson aurait manqué autrefois, donc de baisser les prix et d'augmenter les volumes. Le gain du consommateur est ici égal à A+B. Celui du producteur est égal à C-A. Gain net = B+C (et un transfert du producteur vers le consommateur égal à A).
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Graphique 2. En situation d'offre surabondante
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Ici, l'effet du portable est de réduire l'offre et les pertes. Le consommateur perd dans la mesure où les prix sont alors plus élevés : sa perte est ici égale à (D+E). Le gain du producteur est égal à (D-F). Perte nette = (E+F). En réalité, la demande de poisson n'est élastique que jusqu'à un certain point : quand les ventres sont plein, le poisson en excès ne trouve plus preneur, si bien qu'au delà de ce point, E+F = 0. Reste un transfert du consommateur vers le producteur égal à D.
Sources
- Economics focus - To do with the price of fish, May 10th 2007 -- The Economist
- “The Digital Provide: Information (technology), market performance and welfare in the South Indian fisheries sector”, by Robert Jensen. A paraître dans The Quarterly Journal of Economics, August 2007
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