29 mars 2006

Génération CPE, génération sacrifiée ?

Je trouve que journalistes et sociologues en font un peu beaucoup sur les malheurs de nos jeunes. Voir par exemple le Focus du Monde (daté du 23 mars) : Dépendance et précarité : avoir 20 ans en 2006. Cet article, très fouillé, s'appuie sur les travaux du très médiatique Louis Chauvel (cf. ici). Mais les données citées à l'appui sont souvent contestables et leur interprétation laisse à désirer. Pour le montrer, je vais reprendre les deux exemples les plus souvent cités.

¤ La panne de l'ascenseur social.

Le Monde écrit : « L'ascenseur social est bien tombé en panne : en 2002, si 22 % des Français âgés de 30 à 35 ans avaient atteint une catégorie sociale plus élevée que leurs parents, 17 % avaient, en revanche, connu un "déclassement", contre respectivement 32 % et 10 % pour les Français âgés de 50 à 54 ans. » (Données de Louis Chauvel). Soit :

Taux de mobilité ascendante
50-55 ans : 32 %
30-35 ans : 22 %

Taux de mobilité descendante
50-55 ans : 10 %
30-35 ans : 17 %

Taux de mobilité
50-55 ans : 42 %
30-35 ans : 39 %

L’un dans l’autre, l’ascenseur social a monté ou descendu 42 % des 50-55 ans et 39 % des 30-34 ans. Comme les premiers sont parvenus au terme de leur vie active tandis que les seconds n’en sont encore qu’aux débuts, il faut vraiment des œillères pour conclure que « l'ascenseur social est bien tombé en panne » !
.
Sur ce sujet, voir aussi : La frustration relative et la démocratisation de l’école

¤ L'inversion de la courbe de la distribution des revenus.

Le Monde écrit: « Au milieu des années 1970, (…) l'écart de rémunération moyenne entre un quinquagénaire et un trentenaire est alors faible - de l'ordre de 15 % -, selon les calculs du sociologue Louis Chauvel (…) Aujourd'hui, l'écart de rémunération entre quinquagénaires et trentenaires atteint 40 % ! » Soit :

Salaire relatif selon l’âge (base 100 = le salaire moyen)

51-60 ans
1970 : 115
2000 : 127
Variation : + 12 points

26-30 ans
1970 : 98
2000 : 83
Variation : - 15 points

Mais ces chiffres ne veulent pas dire grand chose. Ainsi, parmi les salariés de 50-55 ans ans, la part des cadres/prof. intermédiaires a très fortement augmenté depuis 30 ans, passant de 12 % en 1970 à 28 % en 2000 : soit + 16 points vs + 8 points seulement parmi les 30-35 ans (cf. graph. 3 dans le papier de Chauvel : ici).

Pour être parfaitement rigoureux, il faudrait donc comparer les salaires relatifs selon l’âge, toutes choses égales par ailleurs (à PCS et Sexe donnés, annualisés et à temps plein). C'est ce qu'a fait l'Insee dans sa livraison sur "Les salaires en France" : cf. le tableau ci-dessous, où l'on voit que les écarts de salaires annualisés entre les 50-60 ans et les moins de 30 ans ont augmenté de 6 points en 30 ans chez les salariés du bas de l'échelle (décile 1), comme chez les salariés du haut de l'échelle (décile 9). Mais + 6 points, cela représente moins du quart du chiffre pointé par Chauvel (+ 27 points) !

lire ainsi : en 1976, pour le 1er décile de la distribution des salariés, le salaire annuel des salariés à temps plein âgés de 50 à 60 ans était inférieur de 3,7 % au salaire de référence -- le salaire annuel moyen d'un salarié de 30 à 49 ans, exerçant une activité à temps plein --, toutes choses égales par ailleurs (sexe, PCS)

Source: La hiérarchie des salaires dans le secteur privé de 1976 à 2000, in Les salaires, Insee 2005. Cf. aussi le graph. p 159 de l'article de Malik Koubi, Les carrières salariales par cohorte de 1967 à 2000, Eco et Stat n°369, 70, 2003

De plus, ces écarts résiduels sont largement compensés par le fait que les salaires augmentent désormais beaucoup plus vite en début de carrière :

"En début de carrière, si le salaire des cohortes nées après 1950 est plus bas en termes relatifs, il croît en revanche plus vite. Ainsi, entre 20 et 30 ans, un salarié né en 1958 et situé au milieu de l’échelle de progression des salaires de sa cohorte voyait son salaire relatif annualisé progresser de 33 %. Cette progression double presque pour son homologue né en 1970. Un calcul complémentaire montre que cette plus forte progression va au-delà d’un simple rattrapage. Le salaire relatif annualisé évalué à l’âge de 30 ans progresse de fait légèrement d’une cohorte à l’autre depuis la cohorte née en 1956. L’augmentation de la pente des carrières est un phénomène général. Il s’observe pour l’ensemble des catégories socioprofessionnelles et à tous les niveaux de la hiérarchie salariale." Malik Koubi, op. cit.

On peut illustrer ce point avec ce tableau extrait de l'édition 2005 "Les salaires en France" (fiche 11):


Comme il s'agit de salaires annualisés à temps plein, on peut penser que la comparaison des salaires effectivement perçus ne donnerait pas la même résultat. Il faut en effet compter avec le développement du sous-emploi et des emplois courts (Cdd et intérim), qui touchent plus particulièrement les jeunes, et affectent inévitablement la courbe des salaires perçus. Mais on quitte ici la question des évolutions de salaires pour aborder LA vraie question qui préoccupe les jeunes : l'emploi.

Conclusion

Finalement, le principal problème qui se pose aux jeunes, c'est la multiplication des emplois précaires et le chômage. Or, les solutions à ce problème sont connues. Elles sont exposées par nos meilleurs économistes (Blanchard & Tyrole, Cahuc & Zylberberg, Salanié, Piketty…). Elles passent par la mise en place d’un contrat unique progressif, et, surtout, une refonte complète du système de cotisation sociale. Dans le premier cas, il s’agit d'en finir avec le dualisme actuel du marché du travail et de limiter le contrôle par les juges du bien fondé des licenciements (cf. Stéphane Garcillo : CNE / CPE : un peu trop ou pas assez ? ; cf. aussi mon dossier Spécial CPE). Dans le second cas, il s'agit de revoir la structure des taux de cotisation pour abaisser le coût du travail des jeunes non qualifiés. Au vu de l'inflexion spectaculaire de la courbe des emplois non qualifiés dans la seconde partie des années 90, les allègements de charges décidés depuis 1993 -- environ 300 euros au niveau du SMIC -- ont été efficaces. Las ! ils ont été en grande partie annulés par la revalorisation de 11 % du SMIC, consécutive aux 35 heures.


établi d’après Pierre Cahuc, L’impact des réductions de charges, Cahiers français 2005

2 commentaires:

Anonyme a dit…

La conclusion sur la "panne de l'ascenseur social" ne repose pas sur les chiffres cités par le Monde mais plutôt sur une analyse du taux de mobilité ascendante (la proportion d'individus d'une classe d'âge à se retrouver plus haut dans l'échelle sociale que leurs parents). Or, ce que montre Louis Chauvel, c'est que à un âge donné la probabilité de bénéficier d'une meilleure situation sociale que ses parents est maximale pour la génération née en 1945 et minimale pour les générations nées après 1955/1960. Le solde de mobilité (différence entre les progressions et les régressions) continue même à diminuer pour les générations suivantes. C'est pour cela qu'on peut conlure à une panne de l'ascenseur social.

Voir les pages 70 et 71 de son habilitation à diriger des recherches

Anonyme a dit…

Le second point n'est pas contradictoire : le fait que la part de cadres/professions intermédiaires a augmenté davantage chez les 50/60 ans que chez les moins de 30 ans illustre justement ce que L. Chauve appelle la panne de l'ascenseur social. Le chiffre de 27% n'est pas faux, il rend simplement compte de l'effet de la modération salariale pour l'ensemble de la cohorte, qui n'est certes pas homogène. Les chiffres que vous citez montrent que cet effet tient à la fois à une diminution des salaires à emploi donné ainsi qu'à une diminution de l'accès des jeunes cohortes aux emplois les plus qualifiés.