20 mars 2006

Oui, mon Commandant !

Un jour, un commandant de cercle décida d’accomplir une tournée dans la région. Or, on était à la saison des pluies, et la route longeait un terrain argileux encaissé entre deux rivières. Il appela le chef de canton : « Il faut me faire damer cette route par tes villageois pour la durcir et la tenir au sec. Je ne veux pas que ma voiture s’enfonce ! ».

« Oui mon commandant ! », dit le chef de canton, qui ne pouvait dire autre chose. Alors il appela les habitants de plusieurs villages, leur dit de prendre leurs outils à damer, sortes de tapettes en bois en forme de pelles aplaties dont on frappait le sol pour le compacter et le durcir, et les envoya sur la route. Jadis, toutes les routes de l’Afrique, sur des milliers de kilomètres, ont été ainsi damées à main d’homme. Et voila les villageois, hommes, femmes et enfants, qui se mettent à taper dans le sol humide et bourbeux. Ils tapent, ils tapent à tour de bras, au rythme d’un chant qu’ils ont composé pour la circonstance. Et tout en tapant, ils chantent et ils rient. J’ai entendu leur chant :


Imbécillité, ô imbécillité drue !
Elle nous ordonne de dépouiller,
de dépouiller la peau d'un moustique
pour en faire un tapis,
un tapis pour le Roi.
Ma-coumandan veut que sa voiture passe.
Il ressemble à l'homme qui veut faire sa prière
sur une peau de moustique
étendue sur le sol.

Sur l'eau le chef veut s'asseoir,
s'asseoir pour boire sa bière.
Certes, le chef est le chef,
mais l'eau est comme une reine,
et la reine avale toutes choses.
Ma-coumandan ne sait pas
que l'eau avale tout.
Elle avalera même ma-coumandan !
Tapons ! Tapons docilement.
Tapons fort dans la boue,
dans la boue détrempée.

Ma-coumandan nous croit idiots,
mais c'est lui qui est imbécile
pour tenter de faire une route sèche
dans de la boue humide.
Si la voiture de ma-coumandan s'enfonce,
il nous défoncera les côtes.
Gare à nos côtes, gare à nos côtes !
Tapons fort, tapons sans peur,
sans peur des éclaboussures de boue.

La pluie de Dieu est là,
elle tombe, elle mouille,
elle lavera même notre sueur.
Tapons, tapons fort, tapons dur,
tapons dans la boue humide ! ...

Le commandant, accompagné de son interprète et de son commis, vint visiter le chantier. Les frappeurs chantèrent et rirent de plus belle. Le commandant, tout réjoui, se tourna vers l’interprète : « Mais ils ont l’air très contents ! » s’exclama-t-il. Il y avait des secrets que ni les interprètes, ni les commis, ni les gardes, ne pouvaient trahir. « Oui mon commandant ! » répondit l’interprète...

Amadou HAMPATE BA : Oui Mon Commandant - Mémoires II, Actes Sud 1994

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