10 déc. 2005

Indolents Africains

A propos de ces étonnants africains qui travaillaient moins quand on les payait plus
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Nairobi, Kenya 1905 : l’achèvement de la voie ferrée reliant l’Ouganda à l’Océan Indien provoque l’arrivée massive de colons blancs.

Elisabethville, Congo Belge, 1910 : la découverte de gisements de cuivre considérables amène un début d’industrialisation du Copperbelt.

Dans les deux cas, la main d’œuvre indigène manque. Aussi, pour attirer les africains vers les plantations et les mines européennes, on a successivement recours à deux méthodes :

- la solution de l’impôt de capitation, qui a le mérite de contraindre les hommes à migrer pour gagner par leur travail de quoi payer l’impôt. Limite : sitôt cette obligation remplie, ils repartent au village.

- proposer des salaires plus attractifs. Un meilleur salaire élève le coût d'opportunité du "loisir" et ajoute à l'attrait du travail salarié, incitant les ruraux à migrer et les migrants à rester. Partant, la hausse des salaires devrait permettre d'augmenter l'offre de travail.

Las ! Loin d’accroître l’offre de travail indigène, cette mesure contribua à réduire la durée moyenne des séjours des migrants !

Pour expliquer cette anomalie, on mobilisa les théories anthropologiques en vogue à l’époque. Selon ces théories, les sociétés traditionnelles révèleraient une préférence marquée pour le loisir. Etant donnée la quasi absence de division du travail, donc d’échanges économiques, les besoins y seraient limités aux seuls biens disponibles dans la nature ; et comme, "sous un climat méridional", la nature se montre généreuse, ces besoins seraient aisément satisfaits.
Des salaires plus élevés permettent de satisfaire des besoins limités (achat d'un fusil, paiement de l'impôt) en moins de temps qu'avant. Dans ces conditions, la hausse des salaires ne peut que réduire l’offre de travail !

En réalité, les africains sont insérés dans une économie d’échange depuis bien avant l’arrivée des blancs : des caravanes sillonnaient déjà le continent en tous sens, apportant en tous lieux machettes, sel, fusils, étoffes, eau de vie, barrettes de cuivres... Une offre élastique de biens de traite modernes qui, s'ajoutant à une offre peu élastique de biens de prestige traditionnels (épouses, esclaves, bétail), ne pouvait qu'élever l'utilité marginale du salaire. A fortiori parmi les cadets sociaux et les esclaves, pour lesquels seul le travail salarié pouvait permettre d’accéder à la terre, d’accumuler du bétail, des épouses...

Le comportement de nos target workers est d'autant plus étonnant que le travail salarié permet aussi de gagner du "loisir". Le salarié peut désormais se procurer sur le marché ces biens qu'il devait auparavant produire par lui-même (vêtements, poterie, mobilier, outils, produits alimentaires...), réduisant d'autant le coût d'opportunité du travail salarié.

Enfin, quand l'essentiel du temps est absorbé par le "loisir" (activités sociales diverses, oisiveté), l'utilité marginale du loisir est faible : "If all the year were playing holidays, to sport would be as tedious as to work" (King Henry III, I, 1). Les enquêtes de budget-temps réalisées dans les années 50, en Afrique profonde, montraient ainsi que les activités économiques traditionnelles des hommes (travail agricole, marché, bricolage) représentaient à peine 1 000 heures/an seulement (contre 1 500 à 1 700 dans les régions gagnées à l'agriculture de rente).

L’hypothèse selon laquelle le comportement atypique des Target Workers résulterait d'une forte préférence pour le loisir et de besoins limités est par conséquent suspecte.

C'est là encore l’étude de la situation concrète de ces travailleurs qui révèle le fin mot de l'histoire. La structure de leur situation est telle qu’ils ont tout intérêt à réduire au maximum la durée de leur séjour dans les plantations et mines européennes.

En premier lieu, la mortalité dans les camps était considérable : hygiène des cases déplorable, point d’eau souillés, rations alimentaires insuffisantes en quantité comme en qualité, promiscuité favorable à la communication des maladies, ... Typhoide, malaria, dysenterie, pneumonie,... emportaient un travailleur sur quatre à Elisabethville en 1911, et encore un sur dix en 1918.

En second lieu, les conditions de travail sont peu attractives : c’est le règne de la chicotte que prodiguent généreusement les Capita ; c’est aussi l’usage abusif des amendes, ou des retenues sur salaires (en remboursement des avances consenties par la factorerie), qui créent un écart parfois considérable entre salaire promis et salaire effectif.

Enfin, il n'était pas permis d'avoir dans les campements une vie de famille, avec femme et enfants. On comprend que les migrants soient pressés de retourner auprès des leurs.

Au delà, ce n’est pas tant la réalité que la perception qu’en ont les travailleurs, qui influence la décision de migrer. Or le moindre incident est rapporté jusqu’au village par ceux qui reviennent des campements. Il en résulte une répulsion durable à l’encontre du travail salarié.

Moyennant quoi, le comportement des Target Workers se révèle parfaitement congruent avec les enseignements de la théorie économique selon laquelle l'offre de travail augmente avec le taux des salaires... dans une situation normale. Dans le cas d'espèce, ce n’est pas tant le comportement que la situation qui étaient atypiques ! Encore fallait-il s’en préoccuper !


Sources :

M. MIRACLE - B. FETTER : Backward sloping labor supply functions and african economic behavior - Economic Development and Cultural Change n° 69-70, p. 240-251, 1970.
M. MIRACLE : Interpreting backward sloping labor supply curves in Africa - Economic Development and Cultural Change n° 75-76, p. 399-406, 1970.
E. BERG : Backward sloping labor supply functions in dual economy : the african case - Quarterly Journal of Economics n° 75, p. 468 - 492, 1961.
JH CLEAVE : African Farmers: Labor Use in the Development of Smallholder agriculture, 1974

Annexe méthodologique

L'explication que je viens ici de dérouler constitue une bonne illustration de la sociologie compréhensive préconisée par Raymond Boudon dans La place du désordre: on a bien une séquence du type M = M { mi [ Si ( M' ) ] }
.
où M = le problème étudié, mi le comportement de l'acteur type, Si la situation de l'acteur, et M' la variable macrosociale pertinente qui contribue à structurer cette situation.


Les variables macrosociales (les "structures sociales") interviennent dans l'explication, en ce qu'elles déterminent un "contexte" ; mais leur prise en compte ne saurait tenir lieu d'explication. Expliquer, c'est comprendre :

"Expliquer un phénomène social, c’est en faire le résultat d’actions dont il faut saisir le sens. Saisir le sens de ces actions (les comprendre), c’est généralement en retrouver les bonnes raisons... faire tenir ensemble de la manière la plus cohérente possible un ensemble d’informations sur le passé [des acteurs], leurs ressources, leur situation ou le contexte social dans lequel ils se meuvent."

Raymond Boudon, 1992, préface à l'édition Quadrige d'"Effets pervers et ordre social"

1 commentaire:

Anonyme a dit…

A partir de la citation suivante extraite du blog, je rebondis sur un questionnement plus général :
Expliquer, c'est comprendre :
"Expliquer un phénomène social, c’est en faire le résultat d’actions dont il faut saisir le sens. Saisir le sens de ces actions (les comprendre), c’est généralement en retrouver les bonnes raisons... faire tenir ensemble de la manière la plus cohérente possible un ensemble d’informations sur le passé [des acteurs], leurs ressources, leur situation ou le contexte social dans lequel ils se meuvent."
1) Mais est-ce que l’approche sociologique n’expose pas alors toujours à la conclusion que « dans la même situation, on aurait agi de la même façon ? » Dit autrement, une fois que l’on a compris, n’est-on pas obligé d’approuver ?

L’argumentation généralement déployée pour affirmer que l’explication n’a rien à voir avec l’approbation a pour elle de sembler imparable et d’être une proposition qui va de soi, que l’on ne met plus en question : expliquer, c'est donner les bonnes raisons, c'est rester dans le champ scientifique ; justifier, c'est donner raison, approuver, c'est se placer dans le champ moral, faire intervenir le bien et le mal, dit-on. Il est possible d’expliquer (science) pourquoi quelqu'un a agi mal (morale). Expliquer un crime par la jalousie ressentie n’oblige pas à considérer pour autant qu’il est défendable d’attenter à la vie d'autrui.

Pourtant, la ligne de séparation entre l’explication et la justification n’est en aucune façon aussi nette que ce qui est dit. Tout d’abord, à chaque fois que l'on explique un comportement répréhensible, on donne ce faisant à autrui - son auteur ou un tiers - des moyens pour le justifier. Un bon avocat, c’est quelqu’un qui explique bien les agissements de son client.
Bien plus décisif, l’explication formulée modifie notre propre rapport à celui dont nous analysons le comportement : alors que le jugement moral exige un fonctionnement du tout ou rien, celui-ci n'est plus possible dès que l'on commence à examiner avec attention le contexte. Si « dans la même situation, on aurait agi de la même façon», alors l’explication fragilise toujours et parfois fait tomber les frontières avec celui qui semblait au départ condamnable, voire inhumain, monstrueux. La Cliente de Pierre Assouline est d’abord une abjecte délatrice. Puis, nous découvrons les détails de son histoire. Petit à petit, elle devient une femme déchirée, torturée. Et finalement, elle nous pose cette question : nous-même, dans cette situation, comment nous serions-nous comporté ?
Avec l’explication, plus précisément avec l’attention à la complexité de la situation de l’autre qu’elle suppose, on est obligé de renoncer au sentiment d’étrangeté, lequel facilite tellement (ou peut-être même est nécessaire à) la condamnation sans appel !

2) Faut-il alors, si l’on ne veut se retrouver dans une situation proprement intenable, réserver l’approche sociologique aux seuls comportements qui ne vont pas à l’opposé de la morale que l’on approuve, qui ne sont pas, à nos yeux, fondamentalement répréhensibles ?