12 déc. 2005

Sur la "racaille" et les "vrais jeunes"

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Analyse critique de La « racaille » et les « vrais jeunes. Critique d’une vision binaire du monde des cités, par Stéphane Beaud et Michel Pialoux (article publié sur Liens Socio).

Le papier de Beaud & Pialoux comporte de nombreuses inexactitudes et approximations. Dans le détail, chacune peut sembler mineure ; mais, mises bout à bout, elles font système. Sans elles, s'écroule la thèse des auteurs.

Inexactitude n°1

Contrairement à ce qu'affirment nos deux sociologues, Nicolas Sarkozy n'a certainement pas employé le mot "racailles" dans un objectif de "provocation calculée".
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Le ministre de l'Intérieur était en visite dans une cité qui venait de défrayer la chronique, quand une dame l'apostropha à peu près en ces termes : "Monsieur Sarkozy, on en a marre de cette bande de racailles". Le Ministre n'a fait que reprendre le terme "racailles" dans sa réponse : "Vous en avez assez, hein ? vous en avez assez de cette bande de racailles ? et bien on va vous en débarrasser".

Source: Arrêt sur Images du 6 nov: le reportage à Argenteuil lors de la visite du ministre. On peut réécouter la séquence où le gardien d'immeuble rapporte les faits occultés par les "journalistes" (cliquez sur la photo et mettez le curseur sur 25 minutes 50). Le Ministre a dialogué plus d'une heure avec les jeunes et les habitants de la cité, mais les journaux n'en ont rapporté que 5 secondes avec le mot "racailles".

Un honnête journaliste aurait mis cette répartie en perspective, l'aurait contextualisée. Mais nos radios et nos télés sont infestées d'agents à la solde de telle ou telle faction politique. Les ennemis du ministre de l'intérieur auront vu là une bonne occasion d'écorner son image. De leur côté, les "engraineurs" de l'ultra-gauche n'ont évidemment pas raté cette occasion de jeter de l'huile sur le feu ; ils ont matraqué jusqu'à plus soif le message : "Sarko traite de racailles les jeunes des cités". L'un dans l'autre, on tient là un exemple assez remarquable de manipulation politico-médiatique.

Que des activistes enragés soient prêts à tout pour pousser leur agenda n'est pas pour étonner. Mais on pourrait attendre plus de sérieux et de distance de la part de sociologues. Une chose est sûre: on ne construit pas une analyse sociologique sur un procès d'intention.

Inexactitude n°2

Les jeunes émeutiers sont-ils des "voyous", comme le soutiennent les policiers et leur Ministre, ou plutôt des "jeunes ordinaires", comme semblent le penser Stéphane Beaud & Michel Pialoux ?

Certes, le juge Rozensweig, président du tribunal pour enfants de Bobigny, n'a pas tort de dire que la plupart des interpellés sont inconnus de la justice. Ainsi, "à Bobigny, sur 89 mineurs présentés au tribunal dans le cadre des violences, 37 étaient "connus" au plan pénal ou civil… A Créteil, parmi 77 mineurs déférés mi-novembre, 15 seulement étaient connus par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). A Nanterre, sur 41 mineurs, 22 étaient "inconnus en délinquance"... Le noyau dur des mineurs délinquants n'a pas été impliqué dans les émeutes, ou bien n'a pas été pris par la police…" (Le Monde du 25 nov).

Mais de là à voir dans les émeutiers des "jeunes ordinaires", il y a un pas (comme on dit en montagne). Un pas que, pour notre part, nous ne franchirons pas.

D'abord, il est bon de préciser qu'"être connu des services de police ou de la justice, c'est très différent", comme le dit au Figaro le criminologue Christophe Soullez. En effet, "une personne interpellée va entrer dans les fichiers de la police, mais il y a encore plusieurs filtres avant qu'elle ne soit inscrite dans la mémoire judiciaire". Dans son enquête de délinquance auto-rapportée, portant sur près de 2 300 adolescents de Grenoble et St Etienne, Sébastian Roché a ainsi mis en évidence que pour 3 auteurs de délits graves détectés par la police, 1 seulement avait eu affaire à la justice (La délinquance des jeunes, page 252).

Ensuite, il faut bien voir qu'une bonne partie des mineurs interpellés n'étaient pas les vrais émeutiers. Certains s'étaient simplement laissés entrainés par d'autres, plus vicieux, plus professionnels, plus habiles aussi quand il s'agit d'échapper à la police. Beaucoup étaient de simples figurants qui passaient par là ou assistaient au spectacle. De fait, écrit Le Monde, "dans de nombreux cas, les éléments fournis par la police n'ont pas permis aux juges de mettre ces mineurs en examen… Bon nombre ont, au final, simplement été remis à leur famille…" Un magistrat du parquet affirme même qu' "on n'a pas arrêté les véritables émeutiers. On a tapé dans la petite fraction de jeunes désoeuvrés qui ont assisté à ce que d'autres faisaient".

Enfin, on peut être "inconnu" du système pénal et avoir déjà commis un ou plusieurs délits. Dans l'enquête déjà citée de Sébastian Roché, il apparaît que seuls 2 % des délits peu graves et 7,5 % des délits graves (racket, vol avec violence, vol de voiture, cambriolage, coups ayant nécessité des soins médicaux, caillassage) avaient été surpris par la police (La délinquance des jeunes, page 232).

Quoiqu'il en soit, si les mineurs émeutiers n'étaient pas tous des délinquants confirmés, force est de constater qu'ils sont bien partis pour le devenir... Faut-il rappeler que bruler des écoles, des bus, des voitures... est un délit grave ? Un délit d'autant plus inexcusable quand il s'agit du bien des pauvres...
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On comprend bien pourquoi nos auteurs tiennent tant à discréditer la police et le ministre de l'Intérieur. C'est une étape indispensable pour amener leur thèse, i.e. poser LA question : "La véritable question sociologique que posent ces émeutes est donc la suivante : comment expliquer la participation de ces jeunes de cité « ordinaires » à ces événements ?" Imaginons qu'à défaut d'être des "jeunes ordinaires", les émeutiers soient juste des "voyous ordinaires ", qui pourrissent chaque jour la vie de leurs concitoyens, LA question ne se poserait plus... On n'aurait plus besoin de la sociologie de Beaud, Pialoux & Cie... Et ça nous manquerait !

Il reste que les réponses apportées comportent là encore de nombreuses inexactitudes et approximations.

Inexactitude n° 3

Beaud et Pialoux écrivent : "l’avenir objectif de ces jeunes de cité s’est dramatiquement obscurci pour tous lors de ces dernières années. Nul n’ignore que la situation sur le front de l’emploi s’est fortement dégradée depuis 2002. On sait peut-être moins que cette dégradation a touché de plein fouet les jeunes de cité." Mais ils ne donnent pas de chiffres !

Il est vrai que le chômage a augmenté en 2003, et que les jeunes des cités ont été particulièrement touchés. Mais au 3ème trimestre 2005, donc avant les émeutes de novembre, le taux de chômage était retombé à 9.8 % en France métropolitaine (après un pic à 10.2 % au début de l'année), et à 13.3 % en Seine St Denis (après 14.0 % au début de l'année) -- source : Insee.

De même, le rapport de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles nous apprend que le taux de chômage des jeunes hommes de 15 à 25 ans est passé de 36.7 % en 2003 à 36.2 % en 2004... Dans ces conditions, parler d'une situation "fortement dégradée" à propos de l'emploi des jeunes est pour le moins excessif...
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J'accorde qu'un taux de chômage de 36 % constitue en soi un scandale. Mais c'est vrai du chômage des jeunes en général. En 2004, le taux de chômage des 15-24 ans atteignait 22 % au niveau national (Insee), et celui des jeunes sans qualification sortis du système éducatif en 2001 atteignait 39 % (Bref, déc. 2004). Tous sont victimes de trente années de préférence française pour le chômage -- une préférence largement nourrie par l'idéologie antilibérale des Beaud, Pialoux & Cie...

Inexactitude n° 4

B&P écrivent : "Pour le groupe des « bacheliers » (nous désignons par là les jeunes titulaires d’un bac ou d’un bac+2 qui peinent à trouver une place sur le marché du travail), la discrimination à l’embauche pèse fortement en exerçant une grande violence sur ceux qui la subissent, et surtout les petites portes de sortie (contrats aidés, emplois-jeunes) qui existaient pour les titulaires du bac se sont peu à peu fermées."

La discrimination est un fait. Mais il ne faut pas exagérer les difficultés d'insertion professionnelle des jeunes diplômés. A défaut de données précises sur les jeunes des cités, on peut consulter l'étude longitudinale du Cereq (Génération 98) sur la période 1998 - 2001 : elle permet de comparer l'insertion des jeunes hommes diplômés à Bac et plus, selon qu'ils sont "français d'origine" ou "franco-maghrébins". Il apparaît que le temps moyen d'accès à l'emploi était de 2,9 mois pour les franco-maghrébins, contre 3 mois pour leurs homologues "français d'origine" ; 57 % des franco-maghrébins n'ont pas connu le chômage au cours de ces trois années (vs 62 %), et seuls 10 % y sont restés plus d'un an (vs 6 %) ; dans les deux cas, ils sont 13 % à avoir dû patienter au moins 3 mois pour finalement accéder à un emploi temporaire ; enfin, les contrats aidés ont concerné 18 % des franco-maghrébins (vs 11 %). Source: Bref, fev. 2004

Le "groupe des bacheliers" ne s'en tire donc pas si mal -- surtout si l'on sait que l'origine sociale de ces jeunes les distingue nettement de celle de leurs homologues français de souche. Par conséquent, on peut douter que la poignée de bacheliers qui ont rejoint les émeutiers soient représentatifs des jeunes diplômés issus des cités...
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De même, les auteurs surestiment l'impact de la suppression des emplois-jeunes. A leur plus haut, ces derniers concernaient au mieux 4 % des des jeunes en insertion (6 % dans le groupe des bacheliers). (*)

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Inexactitude n° 5

B&P écrivent : "La dégradation a aussi concerné les conditions de travail. Stress, fatigue, « ambiance pourrie », ce sont les mots qui reviennent le plus souvent pour parler des nouveaux services ou des ateliers en flux tendus."

Ici, les auteurs nous citent un florilège issu de la presse anticapitaliste, mais toujours pas de chiffres... Doit-on les croire sur parole ? Il est vrai qu'ils sont à bonne école : dans Le Capital, Marx voulut faire croire que les conditions de travail des ouvriers d'Angleterre étaient la copie conforme des procès-verbaux de l'inspection du travail ! (sa principale source documentaire).
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Conclusion
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Les émeutiers auront eu le mérite d'attirer l'attention de l'opinion sur la question sociale telle qu'elle se pose dans les périphéries de la République. Pour autant, il serait trop simple de voir dans ces émeutes la révolte des "jeunes ordinaires" des cités. Des jeunes ordinaires ne brulent pas les voitures, les bus, les écoles de leurs voisins... De même, il serait trop simple d'y voir une réaction collective à l'aggravation récente des conditions d'insertion professionnelle. Si insatisfaisantes que soient ces conditions, rien n'indique qu'elles se soient sensiblement dégradées...
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A suivre...
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Note :
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Les jeunes susceptibles d’entrer dans le dispositif Emplois-Jeunes sont les jeunes à la recherche d’un emploi (mais pas nécessairement inscrits à l’ANPE ; par ex. 57 % des jeunes entrés en emploi jeune n'étaient pas inscrits à l’ANPE en 2003). La population éligible correspond grosso modo aux jeunes de 15 à 24 ans se déclarant à la recherche d’un emploi lors des enquêtes du recensement. On peut alors calculer le % des jeunes en insertion concernés par les emplois jeunes. En 2003, il était de 2,3 % dans les ZUS, contre 5.1 % dans l'ensemble de la France (rapport 2005 de l'Observatoire national des ZUS, Fichier III, page 205).

Mais on sait que le nombre d'emplois-jeunes a beaucoup baissé à la rentrée 2003 : 2 352 pour l'ensemble des ZUS, contre 3 879 en 2002 (rapport 2004). Las ! Même en supposant que le nombre d'emplois jeunes soit resté à son pic de 2002, cela ne représenterait jamais que 3,8 % des jeunes en insertion.

Rapporté à la population des chômeurs diplômés à bac et plus (le "groupe des bacheliers"), ce taux serait plus important, mais pas beaucoup plus. En effet, dans les ZUS, 38 % des entrants en emplois-jeunes en 2003 n'avaient pas le niveau Bac ; et si l'on ajoute ceux qui ont juste le niveau Bac, on arrive à un taux proche de 50 % (rapport 2005, III, page 200). Même en supposant que la structure par diplôme des jeunes à la recherche d'un emploi corresponde à celle des DEFM en ZUS (tous âges confondus), soit 30 % de diplômés à Bac ou plus (ibid, Fichier I, page 22), le taux d'emplois jeunes au sein du "groupe des bacheliers" serait à peine de 6.3 % (3.8 % x 0.5/0.3).

Bref, on peut gloser tant qu'on voudra : la suppression des emplois-jeunes a affecté moins de 4 % des jeunes en insertion et 6 % des bacheliers en insertion...

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