10 déc. 2005

Le 29 Mai et le mythe de la fracture sociale qui s'élargit

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Pour expliquer le séisme du 29 Mai, les publicistes ont de nouveau invoqué la "fracture sociale". A les entendre, la pauvreté ne cesserait d'augmenter, et les inégalités de s'aggraver.

Dans le détail, l'éventail des inégalités sociales est infini... et l'on peut toujours citer des cas où l'inégalité s'accroît... Mais si l'on raisonne globalement, et si l'on s'en remet aux indicateurs usuels de la statistique publique, force est de constater que la "fracture sociale" ne s'est pas élargie dans notre pays. Au contraire !


A. L’inégalité des revenus continue à se réduire

1. Le taux de pauvreté est au plus bas

Jusqu’en 2002, on dispose des revenus fiscaux ; on peut alors étudier l’évolution du taux de pauvreté, i.e. la part des ménages dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté (calculé au seuil de 50 % du revenu médian par UC) :

Cf. p.26 du rapport 2004 de l'Observatoire de la pauvreté ; et les données de l'Insee 2005
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"La pauvreté a indéniablement reculé depuis trente ans. En 2001, 6,1 % des ménages vivaient sous le seuil de pauvreté, alors qu'ils étaient 15.3 % à connaître cette situation en 1970 et 6,4 % en 1997. Cette évolution est particulièrement nette pour les retraités. A l’inverse, le taux de pauvreté des salariés s'est accru en raison de la persistance d'un chômage de masse et de la prolifération des emplois dits "atypiques". (Le Monde, 9 avril 2004).
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En 2002 (dernier chiffre connu), le taux de pauvreté s'établit à 6.0 % selon l'Insee. Donc en baisse !
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Les données longitudinales disponibles pour la période 1994-2000 conduisent aux mêmes conclusions, qu'il s'agisse de la pauvreté monétaire ou de la pauvreté en condition de vie : le taux de pauvreté monétaire est passé de 10,5 à 9,1 % et le taux de pauvreté en conditions de vie est passé de 10,9 à 6,5 %.
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Cf. Trois apports des données longitudinales à l’analyse de la pauvreté - Economie et Statistiques, dec. 2005
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Depuis 2002, les données manquent mais on peut douter que la situation ait beaucoup évolué. Par exemple, le nombre d'allocataires des minimas sociaux est resté à peu près stable : 3 310 000 allocataires au 31 déc. 2001 ; 3 435 000 au 31 déc. 2004, soit une augmentation sur 3 ans de 3,7 %. Le nombre de personnes couvertes serait un peu supérieur à 6 millions (est.) :
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Cf. Etudes et Résultats (DREES) : Les allocataires de minima sociaux en 2001, n°354, Dec. 2002 ; et n°447, Dec. 2005: Les allocataires de minima sociaux en 2004
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Nb : sur la pauvreté relative, voir cette bonne synthèse très riche parue dans Eco et Stats de décembre 2005 : Pauvreté relative et conditions de vie en France
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2. L’inégalité des revenus disponibles est au plus bas

Depuis un siècle, les inégalités de revenu et de patrimoine se sont fortement réduites dans notre pays :

Cf. les graph. de Thomas Piketty in «Income Inequality in France, 1901-1998», Journal of Political Economy 111 (2003) ; ou en français, les tableaux et graph (Excel) issus de son livre : Les hauts revenus en France au XXème siècle, Inégalités et redistributions, 1901-1998, Grasset, 2001.
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Les inégalités de revenu disponible par UC ont continué de se réduire depuis 1970 et aucun mouvement en sens contraire n'est discernable dans les années récentes. L'écart interdéciles des niveaux de vie est ainsi passé de 4,83 en 1970 à 3,49 en 1984, 3,35 en 1996 et 3,23 en 2001 selon l'Insee.

- Fiche 2 in Vue d’ensemble sur les inégalités économiques, Insee 2002
- Insee première n° 947 - février 2004 - Évolution des niveaux de vie de 1996 à 2001
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Nb: A noter que les données fiscales ne prennent pas en compte 80 % des revenus du patrimoine (not. les revenus de valeurs mobilières soumis à prélèvement libératoire ou exonération)… L’exploitation des données de la dernière enquête sur les patrimoines de l’Insee (fin 2003) permettra bientôt de voir si le patrimoine est aujourd'hui plus inégalement réparti, auquel cas les revenus du patrimoine le seraient aussi, et, partant, les revenus disponibles.

Cf. Les revenus du patrimoine dans les enquêtes "revenus fiscaux" (Insee, 2004)
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3. Les inégalités de salaires se réduisent

Dans "Les salaires en France", édition 2005, l'Insee écrit que, durant les années 90, "l’amélioration de l’accès à l’emploi des non qualifiés s’accompagne d’une forte progression de la part des salaires rémunérés au mieux 1,3 Smic temps complet. Cette diffusion de l’emploi faiblement rémunéré se traduit par une réduction des inégalités parmi les salariés à temps complet; toutefois, pour l’ensemble des salariés, la disparité des rémunérations continue d’augmenter en raison de la progression de l’emploi à temps partiel."

Cf. Les perspectives salariales des « bas salaires » dans les années 1990
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Pour la période récente, la forte augmentation du Smic horaire consécutive aux 35 heures a contribué à réduire davantage les inégalités salariales. Le Smic net a ainsi augmenté de 15 % entre 1992 et 2005, contre 4.5 % pour le salaire net moyen (Insee 2005). Dans la foulée, le pouvoir d'achat du salaire mensuel de base des ouvriers et des employés a augmenté plus vite que celui des cadres et des prof. intermédiaires sur toute la période 2000 - 2004.

Cf. le graph. 7 de cette note de la DARES ; et ces données de l'Insee (excel)


B. L'égalité sociale continue de progresser

1. Les inégalités de revenu selon l’origine sociale

Au vu de l’enquête Budget des Familles, les inégalités de revenu selon l’origine sociale des actifs de 30 à 50 ans se sont resserrées. En 2000, le revenu disponible moyen d’un enfant d’ouvrier représentait 68.2 % de celui d’un enfant de cadre, contre 59.6 % en 1979. Pour les enfants d’employés, on est passé de 68.9 % à 77.1 %.

Le resserrement de la distribution des revenus selon l'origine sociale ne s'explique pas par la réduction des inégalités de revenus entre les PCS : le revenu disponible des ouvriers représentait 48.8 % de celui des cadres en 1979, et 52.0 % en 2002 ; de son côté, le revenu relatif des employés a diminué, passant de 53.6 % à 51.4 %.

Cf. les tableaux 4 et 5 in Le revenu selon l’origine sociale, Arnaud Lefranc, Nicolas Pistolesi et Alain Trannoy, Économie et Statistiques N° 371, 2004.
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2. Les inégalités de destinées selon l’origine sociale

Contrairement à une autre idée reçue, l’ascenseur social n’a jamais aussi bien marché. Il monte et descend de plus en plus de gens !

¤ A partir des enquêtes Formation – Qualification Professionnelle conduites par l’INSEE en 1970, 1977, 1985 et 1993, on peut montrer que le taux de mobilité verticale a continûment augmenté :

Hommes
1970 : 41.8 %
1985 : 48.9 %
1993 : 49.9 %

Femmes
1970 : 41.2 %
1985 : 50.5 %
1993 : 52.7 %

lire ainsi : en 1993, 49.9 % des hommes de 40 à 60 ans avaient connu une mobilité sociale ascendante ou descendante.

Cf. tableau 2 in L. A. Vallet : Change in Intergenerational Class Mobility in France from the 1970s to the 1990s and its Explanation, cahier du Lasmas 2005

¤ L'Insee n'a plus fait d'enquête FQP depuis 1993, mais on dispose pour 1979 et 2002 des données de l’Enquête Budget des Familles (Insee). Là encore, les progrès de la mobilité sociale sont évidents :

Si l’on prend au hasard deux hommes de 30 à 50 ans, l’un fils d’ouvrier et l’autre fils de cadre, la probabilité que ce dernier soit cadre et que le premier soit ouvrier se rencontrait 76 fois plus souvent que l’inverse en 1979, contre 32 fois "seulement" en 2002.

Cf. tableau 6 in Le revenu selon l’origine sociale, Arnaud Lefranc, Nicolas Pistolesi et Alain Trannoy, Économie et Statistiques N° 371, 2004

3. Les inégalités de réussite scolaire selon l’origine sociale

Les inégalités des chances scolaires restent importantes. Elles n'en sont pas moins en baisse continue depuis un siècle. ¨Si l’on prend deux enfants au hasard, l’un fils d’ouvrier et l’autre fils de cadre, la probabilité que ce dernier soit bachelier et que le premier ne le soit pas se rencontrait 40 fois plus souvent que l’inverse pour la génération 1908-12, vs 14 fois plus dans la génération 1968-72.

Cf. le Tableau 1 in Claude Thélot et Louis-André Vallet : La réduction des inégalités sociales devant l'école depuis le début du siècle, Economie et Statistiques n° 334, 2000
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Dans la période récente, les inégalités se sont encore réduites avec la démocratisation spectaculaire de l'accès au lycée et à l'université.

Pour une synthèse de l’évolution récente et un tableau des inégalités persistantes, cf. L'école réduit-elle les inégalités sociales ?- Education et Formation, 2d semestre 2003 ;
Cf. aussi fiches 10 et 20 in L’Etat de l’Ecole, 2005
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Seule exception : l'inégalité des chances d'accès aux grandes écoles (qui concerne 0.4 % des jeunes) a augmenté, pour les hommes au moins.

Cf. tableau 2 in Valérie Albouy et Thomas Wanecq, Les inégalités sociales d’accès aux grandes écoles, Eco et Stats 2003

Nb: sur les limites des indicateurs d'inégalités des chances, cf. "Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion", par Jean-Claude Combessie (Courier des statistiques, insee)


C. La précarité de l'emploi n'a pas augmenté depuis 1992

1. Le chômage

Le taux de chômage est cinq à six points au dessus du niveau de plein emploi. Il reste que le taux de chômage était en Mai 2005 un peu plus bas qu’à l’époque du référendum sur le Traité de Maastricht.

Cf. Insee, séries longues des taux de chômage au sens du BIT (1967 – Mars 2005)
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2. Le sous-emploi

Le taux de sous-emploi est le % des actifs occupés à temps partiel qui voudraient travailler davantage. Il s'élevait à 4.8 % fin 2004, après un pic à 6.6 % en 1998. C'est 1 point de plus qu'en 1990 (3.6 %) mais autant qu'à l'automne 1992.

Cf. Insee Première, oct. 2005 : Le sous-emploi concerne 1,2 millions de personnes

3. Les emplois précaires
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Entre 1992 et 2002, la part des emplois temporaires dans l’emploi salarié du secteur privé a augmenté de trois points.

Cf. p. 58 du Rapport sur la sécurité de l'emploi, CERC 2005
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Mais, outre que tout n’est pas négatif dans ce type d’emplois (l’intérim convient bien à certains jeunes qualifiés, et les CDD servent souvent de sas vers l’emploi stable), l'emploi précaire a fortement diminué parmi les non salariés : la part des petits agriculteurs et des petits commerçants dans l’emploi total a ainsi diminué de 3 points sur la période…

N'oublions pas non plus que 250 000 emplois précaires ont disparu avec l'abolition du service national ! Je ne connais pas un jeune qui n'aurait volontiers troqué sa place de bidasse contre un vrai emploi précaire !

Cf. Eric Maurin et D. Goux : Tableau 1 sur l'évolution de la structure sociale depuis le référendum de 1992
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La précarité concerne particulièrement les jeunes. Or, une enquête récente du Cereq révèle que la génération 2001 accède plus facilement aux emplois en CDI que la génération 1998, pourtant entrée sur le marché du travail dans un contexte beaucoup plus favorable. Pendant les trois années qui ont suivi leur sortie du système scolaire, les jeunes de la génération 2001 ont été davantage en emploi que ceux de la génération 1998 (83 % du temps vs 77 %) ; ils ont aussi été moins exposés au chômage que ceux de la génération 1992.

Cf. Résultats de l'enquête d'insertion Génération 2001, Cereq Juin 2005

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4. L’insécurité de l’emploi

Dans un document de travail du CERC, Yannick L'Horty passe en revue les études disponibles et conclut que "au total, l’instabilité de l’emploi ne serait pas globalement plus forte aujourd’hui qu’il y a vingt ans, mais elle serait devenue un peu plus diffuse au sein de l’ensemble des catégories de travailleurs". En fait, l'insécurité de l'emploi, mesurée par le risque de perdre son emploi, a fortement baissé entre 1992 et 2002, et avec elle, le sentiment de sécurité des salariés par rapport à l’emploi a augmenté :

Cf. p. 10 et p. 133 du rapport sur la sécurité de l'emploi, CERC 2005 ;
Cf. Yannick L'Horty : Instabilité de l'emploi: quelles ruptures de tendance ? CERC, février 2004

Conclusion

Bref, on ne voit pas que la fracture sociale se soit élargie depuis le référendum sur le traité de Maastrich. Au contraire !
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Dans ces conditions, comment expliquer que les français aient dit Oui au très libéral Traité de Maastricht et Non à la Constitution européenne ? La raison tient, selon moi, au fait qu'en 1992, l'exécutif était impopulaire mais de gauche, et qu'en 2005, il était impopulaire et de droite.

On sait que, dans un référendum, les électeurs de l'opposition sont toujours tentés de sanctionner le gouvernement en place. De fait, la distribution politique des votes parmi les partis de gouvernement s'est inversée d'un référendum à l'autre. En 1992, avec un exécutif de gauche, 51 % des électeurs de la droite parlementaire ont voté Non, de même que 37 % des électeurs de la Gauche parlementaire. Avec un exécutif de droite, ces derniers ont voté Non à 63 % (+ 26 points), et les premiers à 27 % (- 24 points).

Une chose, cependant, n'a pas changé : en 1992 comme en 2005, les électeurs du FN ont voté Non dans des proportions comparables (92 % vs 93 %). Un phénomène qu'on ne retrouve pas à l'extrême-gauche (où le vote Non a progressé de 24 points). Autrement dit, quand on fait la part du vote sanction dirigé contre l'exécutif, les électeurs de gauche, plus europhiles, sont dans l'ensemble moins enclins à voter Non que les électeurs de droite.

Si cette analyse est juste, cela signifie que ce référendum aurait sans doute été gagné avec un gouvernement de gauche plurielle. Par delà les marroniers post-électoraux, voilà, me semble-t-il, l'explication du séisme du 29 Mai 2005.
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Cf. Sondage IPSOS Sortie des Urnes
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Nb: Daniel Cohen propose une analyse similaire dans Le Monde du 16 juin : Rejet de l'Europe ou logique partisane ?

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