Pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches et
d’autres sont-elles restées pauvres ? se demandait Adam Smith. Pour Robert
Lucas, la réponse se trouve dans un grand roman de V.S. Naipaul : Une Maison
pour Monsieur Biswas (L'imaginaire, Gallimard).
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Monsieur Biswas naît dans un village de Trinidad, petit-fils
d’immigrés indiens venus là comme ouvriers agricoles. Petit, son ambition se
limite à devenir un gardien de troupeaux, comme ses frères. À la fin de sa vie,
il est un journaliste sans emploi à Port of Spain, la capitale, et vit dans une
maison délabrée ; il meurt sans laisser le moindre capital à sa veuve et à ses
enfants. En apparence, la vie de Monsieur Biswas n’a rien de bien
enthousiasmant… Et pourtant, si l’on prend la mesure de la distance culturelle
qui sépare ses parents de ses enfants, son histoire est celle d’un progrès
étonnant.
Les talents de Biswas sont modestes. Il passe d'un emploi
médiocre et précaire à un autre. Mais il ne se satisfait pas de sa situation,
et c'est ce qui fait sa force : il ne se résigne pas aux limites de sa vie
actuelle. Malgré tous ses malheurs et ses revers, M. Biswas parvient à
préserver l’idée qu’il se fait de lui-même : celle d’un homme avec des
possibilités, avec des options, un homme qui fixe lui-même les limites de ce
qu'il peut accepter.
A cet égard, il faut souligner qu’il vit dans une société
qui tolère ce type d’attitude. Dans le Trinidad de l’entre-deux-guerres, des
options étaient ouvertes. Un homme avec un peu d'instruction pouvait migrer du
village vers une petite ville, et de là vers les emplois de Port of Spain, où
il pourrait en apprendre davantage. De cette façon, Biswas survit, se marie,
fait tant bien que mal vivre sa famille, et réussit à transmettre à certains de
ses enfants l’idée qu’ils vivent dans un monde riche de possibilités, un monde
capable de récompenser ceux qui relèvent ses défis. Son fils aîné, Anand –
l’alter ego de Naipaul dans le roman – obtient une bourse pour aller étudier à
Oxford.
Cette transition, en deux générations, de la société rurale
traditionnelle au monde moderne, chacun peut l’observer autour de soi. Dans mon
voisinage, à Chicago, se trouve une blanchisserie coréenne, dont la patronne parle
à peine anglais. Son magasin est ouvert de 7 à 7, six jours sur sept. Sur le
comptoir, sa fille de trois ans fait des maths, à quoi elle excelle. Dans
quinze ans, elle entrera peut-être à l’université de Chicago, où elle côtoiera
des enfants de professeurs et les descendants du Mayflower. Les mathématiques
et les sciences qu’elle étudiera, et au progrès desquelles peut-être elle
contribuera, n'ont pas été inventés par ses ancêtres. Elles font partie du
corpus de connaissances généralement accessibles aux personnes convenablement
préparées -- "free for the people" comme on peut le lire au
frontispice des bibliothèques publiques qu'Andrew Carnegie a fait construire.
La croissance du "stock de la connaissance utile"
a été un facteur essentiel de la révolution industrielle. Sans elle, les
efforts des familles comme les Naipauls ne mèneraient à rien, ou à presque rien ;
il n’y aurait pas de développement. Mais elle ne produira ces bons effets que
si et seulement si elle élève le rendement du capital humain pour la plupart
des familles. Cette condition renvoie à l’utilité des connaissances transmises,
mais, plus fondamentalement, elle renvoie à la nature de la société.
Pour qu’une société connaisse une croissance durable du
niveau de vie, il faut qu’une grande partie de ses membres puisse imaginer pour
eux-mêmes et leurs enfants qu’une autre vie est possible, et cette nouvelle
vision de l’espace des possibles doit avoir assez de force pour les inciter à
changer la manière dont ils se comportent, le nombre d'enfants qu’ils font, et
les espoirs qu’ils placent en eux. Dans les termes de Naipaul, le développement
économique exige "un million de révoltés".
Pour quelqu'un né dans une société agricole traditionnelle,
ces décisions -- quel métier faire ? Quelle formation acquérir ? Quand et avec
qui se marier ? Combien d'enfants avoir et comment les élever ? -- ont été déjà
prises. Dans ce contexte, l’importation de nouvelles connaissances ne suffirait
pas à changer la vie. Appliquer en Jamaïque le modèle de culture développé à
Java permettrait d’élever considérablement les rendements agricoles, mais,
comme Malthus et Ricardo l’ont montré il y a deux siècles, un nouvel équilibre
aurait tôt fait de s’établir à un niveau de production et de population plus
élevé : l’un dans l’autre, le revenu par tête n’aurait pas augmenté. Ses hauts
rendements agricoles expliquent que Java soit la région rurale la plus
densément peuplée du monde, mais, jusqu’il y a peu, ils ne lui ont pas permis
de connaître une croissance durable du niveau de vie. Pendant des siècles,
l’innovation n’a rien changé dans les vies et les choix des paysans indonésiens
; elle ne leur a pas ouvert de nouvelles possibilités.
Dans une société en développement, au contraire, de
nouvelles options se présentent continuellement et chacun peut observer autour
de lui des exemples de personnes qui ont su en profiter. En l’espace d’une
génération, ceux qui sont restés asservis aux traditions passent pour
excentriques, voire ridicules ; ils perdent toute capacité à influencer
leurs enfants, par l’exemple ou par la contrainte. Ceux qui répondent aux
nouvelles possibilités contribuent à la poursuite du développement. Leur choix
d’acquérir de nouvelles qualifications crée de nouvelles possibilités pour les
autres ; leur choix de faire moins d'enfants permet d’investir dans leur
éducation, et prépare la prochaine génération à exploiter toutes les
opportunités du monde moderne.
Extrait et adapté de Robert E. Lucas, "A
Million Mutinies: The Key to Economic Development", The
Region, 2001, 15(4)
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