Le texte suivant est extrait du beau récit de Georges HYVERNAUD, La peau et les os, 1949. L'auteur évoque le souvenir de l'un de ses élèves à l’Ecole Normale d’Instituteurs d’Arras, Albert Valentin Gokelaere, avec lequel il avait entretenu une relation épistolaire. Gokelaere a été fusillé par les Allemands le 16 septembre 1941, à Paris, avec neuf autres otages -- des juifs et des communistes. Il laissait une jeune femme et une petite fille de trois ans.
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Il a quinze ans. Il a vingt ans. Il est seul. Et ce n’est pas facile à porter, la solitude. Pour les imbéciles, il y a les cafés. Il y a les églises pour les croyants. Mais des croyants on n’en trouve plus guère. Et ils ne sont pas toujours beaux à voir. Aussi vides pour la plupart que leurs églises, ces tristes églises où les prières font seulement ce murmure qui s’attarde dans les coquillages vides. Alors, pour ceux que ça ne tente pas, la belote ou la messe, il y a les partis.
Un parti, c’est d’abord un peu de chaleur humaine. Le bonheur d’être des hommes assemblés. Des camarades. C’est aussi fort que l’amitié, la camaraderie. Et c’est plus viril, plus sobre. L’amitié ne va qu’à un être. La camaraderie va à une cause, à une oeuvre, à une exigence passionnée. Elle nous lie à des hommes non par ce qu’ils sont, mais par ce qu’ils font. On construit ensemble une certaine chose - un pont ou une route ou un monde. Pas question de savoir s’ils nous plaisent ou non. C’est assez de savoir qu’un certain avenir ait besoin d’eux et de moi, et que nous ayons choisi de faire passer dans le réel un même espoir, un même vouloir, eux et moi, les camarades et moi.
On est là vingt types dans l’arrière-salle d’un bistrot. C’est plutôt miteux comme décor. Et ce n’est pas toujours excitant comme conversation. On parle d’affiches à coller, de tracts à distribuer. Et quand même il se dépense là plus de ferveur que dans toutes leurs églises. On s’y sent confiant, assuré. Un homme seul, cela ne pèse pas lourd malgré toute sa bonne volonté. Un homme qui dit « moi », sa voix se perd tout de suite. Mais lorsqu’il dit « le Parti », sa voix sonne dur. Moi, ce n’est rien contre l’hostilité du monde, la compacité du réel ; moins que le vol d’une mouche contre la vitre. Mais le Parti, c’est quelque chose de lourd, et qui compte, et qui casse les vitres et le reste. On choisit d’être avec cette force. Pas tellement à cause des idées qu’on a. Pour être avec cette force. On choisit d’adhérer, et les idées viennent ensuite. On ne pourrait jamais tout examiner et tout lire. Toujours il reste des objections et des réponses, et des réponses aux réponses. On n’en sortirait pas ! Il faut cette démarche violente et totale. On se porte là de tout son poids parce que c’est là qu’on a sa place. Le révolté dans la révolution. Le conservateur dans la conservation. Marx et Maurras n’y sont pas pour grand chose. On a su de tout temps dans quel camp on se battrait. D’une connaissance aveugle, organique ; comme la plante sait le soleil.
Gokelaere a grandi du côté de Liévin ou de Hénin-Liétard, parmi la véhémence des paysages métallurgiques qui proposent de la condition humaine une image simple et terrible. Il appartient à tout ce qui est dur et sans espoir, aux nuits, aux foules, aux violentes banlieues, aux fraternités dangereuses de l’esclavage et de la colère. Il est du côté de la révolte. Pas tellement à cause des bouquins d’économie politique qu’il se contraint à lire ; mais par un mouvement de fidélité venu du profond de son enfance et de sa race. Ses compagnons ne peuvent être que ces gars rudes qui prétendent changer le monde. Il est avec eux : uni, lié, engagé. Il ne se dégagera pas. Il a juré. Sa promesse le mènera aussi loin qu’il faudra. Jusqu'à ce mur dans le matin, contre lequel on le tuera avec indifférence. Jusqu'à la fosse où on le jettera, parmi d’autres qui avaient juré aussi ...
Richesse de ces jours auxquels il a donné un sens, un centre. Les camarades sont là, ça va. Tout est clair. On compte sur toi. Tu passeras à la permanence. Il faudra voir pour le journal. Tu nous donneras un coup de main. Réunion vendredi prochain ...
Mais il y a les soirs. La chambre où l’on se retrouve. Pas drôle de se retrouver. De revenir à soi comme à une chambre toujours la même. Les mêmes impuissances, les mêmes dégoûts, la même poussière toujours, la même moisissure. Dans la journée, passe encore. On parle, on s’embête, on fait son métier. Mais le soir on a sa vie devant soi et on est bien forcé d’y regarder. A moins d’aller au cinéma ou au bordel. Mais Gokelaere n’est pas de ceux qui s’échappent. J’imagine ses soirs - la table, le papier, la lampe. Il est rentré avec des journaux dans ses poches. Il écoute la nuit. Les nuits, pour un type comme lui, c’est pesant et plein, et peuplé. Ces nuits du pays minier, il se nourrit de leurs rumeurs. Il en déchiffre les significations désordonnées. Il en recueille les messages, tout ce qui monte des fosses et des corons de brique rouge. Il est accordé à cet effort énorme qui fait vibrer et crier la nuit, à ces milliers d’hommes de la nuit, engloutis et peinant dans la nuit, à ces hommes sans nom et sans visage dans le destin confus desquels il a choisi de se perdre comme on se perd dans la nuit et dans la mort. Il est accordé à jamais aux hommes des camps, des prisons, des chambres de torture. Ses camarades. Accordé à ce monde de nuit et de sang.
Onze heures, minuit - le moment où le monde est plus cruellement présent aux consciences attentives. Alors, l’objet banal avoue de terrifiantes arrières pensées. Un réveil sur une commode fait son bruit absurde qui emplit la chambre d’allusions et de pressentiments. Un bruit qui va chercher d’autres bruits dans le monde de la nuit et de la mort :
Tic tac sur le front, tic tac aux épaules,
Tic tac en plein cœur, tic tac aux entrailles,
Tic tac au ciel noir, tic tac dans les yeux,
Tic tac au parfum de tes regards bleus,
Tic tac aux vignettes des jours défunts,
Tic tac vers les doigts raidis de ma mère,
Tic tac aux douleurs des longues échines ...
C’est des choses comme cela qu’il écrit, les soirs, dans sa chambre. Des choses qu’il écrit pour se délivrer par les mots des hantises qu’il reçoit du monde. Qu’il écrit gauchement, obstinément, pour tenter, par la poésie, de se créer. Car il ne se satisfait pas de lui-même. Ni de l’action où il est engagé - et c’est là le tourment secret.
Onze heures, minuit, le moment de la grande sincérité ; le moment de la fatigue et du retombement ; du doute. « J’ai depuis longtemps l’impression qu’il me faut sortir de quelque chose. D’un marais ou d’une forêt. » Les camarades ne vous défendent pas contre ça. Ils sont solides, les camarades, ils sont sûrs ; mais ils ne vous défendent pas contre ça. On voudrait vivre seulement le drame de tous. Mais on a son drame à soi, distinct du drame de tous et qu’on retrouve chaque soir. Son inévitable et misérable drame. « Cette lourdeur, cette boue presque continuelle, cette fragilité. » On a beau faire, on reste un pauvre homme empêtré de faiblesse et de dégoût. Onze heures, minuit, le moment où l’on sait qu’on est seul, qu’on est un homme pauvre et seul.
1 commentaire:
La correspondance et les poèmes de Gokelaere ont été édités l'an dernier :
Albert Valentin Gokelaere "Il n’y a rien, mon petit". Poèmes, textes et correspondance avec Georges Hyvernaud (Le Temps des Cerises, mars 2004).
http://fondationlaposte.org/article.php3?id_article=602
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