L’économie
s’intéresse aux comportements relevant de la rationalité instrumentale. Par
définition, est rationnelle toute action dont le bénéfice attendu est supérieur
au coût (*). Ainsi, une action altruiste sera réputée rationnelle dès
lors que son utilité espérée excède son coût d’opportunité. L’utilité étant
subjective (la satisfaction), la nature du bénéfice, comme du sacrifice,
importe peu : le bénéfice peut être matériel ou immatériel, monétaire ou
non monétaire, économique ou social... Reste à savoir quels bénéfices
justifient pour l’altruiste le sacrifice consenti en termes de temps, d’argent,
de peine.
A ma
connaissance, la théorie économique rend bien compte de deux types de
comportements altruistes:
(i) L’altruisme
envers les proches est expliqué par l’interdépendance des utilités (Becker).
Dans certains groupes primaires, à très forte solidarité, servir les siens
revient à se servir soi-même. Faire plaisir à Madame accroît en retour la
satisfaction de Monsieur. Une mère mettra sa vie en danger pour sauver son
enfant. L’héroïsme de guerre ne s’explique pas autrement. La fraternité des
armes peut conduire un soldat à se sacrifier pour ses copains. Cf. le ted talk
de Sebastian Junger : Why
Veterans Miss War (sous-titré en français).
(ii) L’altruisme
envers les étrangers est expliqué par l’espérance de gains différés (Axelrod).
Dans les interactions susceptibles de se répéter, une attitude altruiste permet
d’accumuler du capital social, mobilisable en cas de besoin, ou convertible en
capital politique ou économique (la confiance est souvent la clef du succès).
L’altruisme s’analyse alors comme une assurance ou un investissement -- un
dépôt à la banque des faveurs (Tom Wolfe). C’est pourquoi Becker considérait
que ce n’était pas véritablement de l’altruisme.
En revanche,
la théorie explique mal l’altruisme envers les étrangers dans les interactions
à un seul coup, quand le don est sans espoir de retour. Ici, il faudra chercher
les bonnes raisons des acteurs du côté de la rationalité axiologique: le devoir
plutôt que l’intérêt, l’engagement plutôt que le calcul. Une institution comme
le pourboire peut s’expliquer ainsi : dans les Amériques, la norme est de
laisser sur la table au moins 10 % de l’addition. On peut ne rien laisser, mais
on s’expose alors à des sanctions morales (le sentiment de culpabilité) ou
sociales (le sentiment de honte vis-à-vis du serveur, ou des autres convives). De
même, la charité est un impératif moral pour les musulmans, les bouddhistes ou
les chrétiens.
Mais les
choses ne sont pas si simples. Ce type de don peut aussi s’expliquer dans les
termes de la rationalité instrumentale. En donnant un pourboire, je n’ajoute
rien à ma satisfaction mais je m’évite une peine ; je choisis de donner
parce que l’option alternative -- ne rien donner -- s’avère pour moi plus
coûteuse. De même, la charité peut s’expliquer par le bonheur qu’elle procure
au donateur : il est aujourd’hui bien établi que le don active la partie
du cerveau responsable de l’émission de dopamine, exactement comme l’activité
sexuelle, le jeu, la drogue (Cf. cet article de The Economist).
Il faut donc distinguer
dans l’altruisme envers les étrangers un altruisme hédoniste, motivé par la
joie qu’il procure à l’acteur ou la peine qu’il lui évite, et un altruisme
normatif, motivé par l’adhésion de l’acteur à des normes sociales ou morales et
aux valeurs qui les fondent (**). Le premier peut s’expliquer dans le cadre de
la rationalité instrumentale, le second relève de la rationalité axiologique.
Cela dit, l’altruisme
normatif représente probablement peu de chose : 1 % de nos revenus ?
D’ailleurs, personne ne compte sur ce type d’altruisme pour construire une
société plus juste ou résoudre les pénuries d’organes. Mieux vaut pour
cela s’en remettre à l’Etat et à ses prélèvements obligatoires, ou mettre en
place des incitations efficaces (monétaires, priorité sur les listes d’attente
pour le donneur et sa famille).
Notes
* « Le
profit, au sens large, est le gain dérivé de l'action ; c'est l'accroissement
de satisfaction (la diminution de la gêne) qui en résulte ; c'est la différence
entre la valeur plus élevée attachée au résultat atteint et la valeur plus
faible attachée aux sacrifices consentis pour sa réalisation ; autrement dit,
le résultat moins les coûts. Faire un profit est invariablement l'objectif
recherché par toute action. » Ludwig Von
Mises, L’action humaine, Belles Lettres
** Je reprends
la distinction de SC Kolm dans son introduction au Handbook of the Economics of
Giving, Altruism and Reciprocity (2006). PDF
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