25 nov. 2012

Institutions, rentes et développement



Dans le monde tel qu’il est, la recherche et la maximisation de rentes (rent-seeking) n’est pas moins répandue que la recherche et la maximisation du profit. On peut, en suivant John Kay (cf. sa chronique du Financial Times), définir la recherche de rente comme l’activité sociale qui vise l’enrichissement d’un individu ou d’un collectif, non en créant de la richesse – ce que fait l’entrepreneur quand il parvient, par l’innovation technologique ou des gains d'efficience, à proposer des produits meilleurs ou moins chers -, mais en captant à son profit la richesse créée par d’autres. La tension entre ces deux voies de l’enrichissement personnel est un thème dominant de l’histoire économique. Elle est au cœur de la réponse que, depuis Adam Smith, les économistes ont apportée à la question centrale de l’économie politique : pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches tandis que d’autres restaient pauvres ?

Même si certains économistes accordent un rôle éminent à la géographie (eg, Jeffrey Sachs), la plupart privilégient le rôle des institutions, et plus précisément, celui des institutions politiques. Fondamentalement, les nations ne sont pas nées riches ou pauvres, ce sont leurs gouvernements qui les ont fait ce qu’elles sont. Telle est la thèse que soutiennent avec brio Daron Acemoglu et James Robinson dans leur chef d’œuvre : Why Nations Fail.

Quand les institutions d’un pays incitent les agents à rechercher et à maximiser des rentes, les talents des entrepreneurs sont divertis des activités productives vers des activités improductives. Le pouvoir politique est utilisé pour maximiser le pouvoir de marché, et la richesse ainsi mal acquise est en partie réinvestie pour consolider le pouvoir politique. Dans ce type de système politique, les opposants à l’oligarchie en place consacrent l’essentiel de leur énergie à tenter de la renverser ou, à tout le moins, la contraindre à partager le gâteau. Il en résulte une forte instabilité politique et économique.

Même en période de stabilité, la croissance économique est durablement ralentie. La destruction créatrice est freinée, voire empêchée, par la multiplication des barrières à l’entrée et la protection dont bénéficient les acteurs dominants du marché; en l’absence de freins et de contrepoids au pouvoir des puissants, les incitations économiques sont amoindries, voire supprimées, par l’incertitude entourant les droits de propriété; la concurrence est encore limitée par les restrictions à l’égalité des chances (not. vis-à-vis des minorités, des pauvres, des femmes). Ce type d’économie n'encourage guère l’innovation et la recherche de l’efficience productive. La productivité globale et le niveau de vie en pâtissent.

D’un pays à l’autre, les formes institutionnelles que prennent les relations incestueuses entre pouvoir économique et politique varient : favoritisme (cronyism), clientélisme et patronage, corporatisme, corruption, rôle dirigeant du parti … Dans tous les cas, il s'agit pour les élites et leurs soutiens d'extraire de juteuses rentes aux dépens de la masse de la population. Partout où les institutions économiques et politiques sont essentiellement extractives, la vie du peuple est pauvre, brève, et brutale. A l'inverse, des institutions inclusives créent des forces puissantes en faveur de la croissance, en encourageant l’investissement et l’innovation, en libérant les forces du marché, et en ouvrant au plus grand nombre davantage d’opportunités. Si, malgré ces avantages évidents, les institutions extractives ont la vie dure, c’est que la croissance, à travers le processus de destruction créatrice, fait aussi des perdants, au premier chef les élites en place. Ces dernières ont donc tout intérêt à conserver les anciennes institutions, et à rejeter tout changement susceptible de menacer leur domination économique (concurrence, innovation, égalité des droits) ou politique (égalité politique, éducation de masse, soumission à la loi, contrepouvoirs, …).

Les institutions extractives ne sont pas l’apanage des pays pauvres. Dans les pays riches aussi, la logique de la rente peut prendre le pas sur la création de richesse. Mancur Olson expliquait ainsi la stagflation européenne des années 70-80. Aujourd’hui, tout l’enjeu des réformes structurelles en Europe (sous couvert d’augmenter la compétitivité) consiste précisément à réduire les rentes dont bénéficient certains groupes d’intérêt : insiders vs outsiders sur le marché du travail, professions protégées (journalistes, notaires, pharmaciens, taxis, …), marchés réservées (défense, et autres marchés publics), subventions et exonérations fiscales discrétionnaires, régimes spéciaux, etc. Pour de nombreux économistes, notamment à Chicago, les connexions entre pouvoir politique et financiers contribuent aussi à expliquer la crise financière. Dans un capitalisme inclusif (un capitalisme pour le peuple, écrit Luigi Zingales), les Etats n’auraient pas encouragé les banques à prêter toujours plus ; et, face à la crise, ils auraient privilégié l’option du défaut sur celle du bail-out, quitte à organiser ensuite le redressement des banques fautives. Las ! Aux Etats-Unis comme en Europe, les dirigeants politiques ont des intérêts personnels très liés à ceux des dirigeants économiques, comme le montrent à l’envi le financement des campagnes électorales, les modes de recrutement (mêmes formation, mêmes réseaux, pratique du pantouflage, …), et l’importance du lobbying.


Annexe : Institutions extractives vs inclusives

Extractives
Inclusives


Institutions économiques
En l’absence d’Etat de droit, les droits de propriété ne sont pas protégés, de nombreuses barrières à l’entrée et règlementations nuisent au bon fonctionnement du marché et à l’égalité des chances
Une économie de marché, dans laquelle les droits de propriété et les contrats sont protégés, l’Etat fournit les services publics de base, veille à la sécurité des biens et des personnes, et au bon fonctionnement des marchés. L’accès élargi à l’éducation, l’égalité des droits, la libre entrée sur le marché ouvrent davantage d’opportunités.


Institutions politiques
Le pouvoir est concentré dans les mains d’un petit nombre (oligarchie, voire absolutisme). Il est sans limites, sans contrepouvoirs (checks and balances), sans soumission au droit (rule of law).
Le pluralisme, qui favorise une participation politique élargie ; la soumission à la loi et la présence de contrepouvoirs, qui limitent le pouvoir. Un certain niveau de centralisation politique est cependant nécessaire pour imposer la loi et l’ordre sur l’ensemble du territoire.

D’après Daron Acemoglu et James Robinson, Why Nations Fail, 2012

(cliquez pour agrandir)

Pour en savoir plus :
Mancur Olson: Power and prosperity, basic books, 2000. Cf. mon compte rendu (paru initialement dans la revue IDEES, reproduit in Problèmes Economiques)
Daron Acemoglu & James Robinson, Why Nations fail, 2012. Cf. leur blog : whynationsfail.com
Luigi Zingales : A Capitalism for the People: Recapturing the Lost Genius of American Prosperity, basic books 2012. Pour un résum, cf. : Crony Capitalism and the Crisis of the West, (Wall Street Journal, 6 juin 2012).

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