Dans le monde tel qu’il est, la recherche
et la maximisation de rentes (rent-seeking)
n’est pas moins répandue que la recherche et la maximisation du profit. On peut, en suivant John Kay (cf. sa chronique du Financial Times), définir la
recherche de rente comme l’activité sociale qui vise l’enrichissement d’un
individu ou d’un collectif, non en créant de la richesse – ce que fait
l’entrepreneur quand il parvient, par l’innovation technologique ou des gains
d'efficience, à proposer des produits meilleurs ou moins chers -, mais en
captant à son profit la richesse créée par d’autres. La tension entre ces deux
voies de l’enrichissement personnel est un thème dominant de l’histoire
économique. Elle est au cœur de la réponse que, depuis Adam Smith, les
économistes ont apportée à la question centrale de l’économie politique :
pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches tandis que d’autres
restaient pauvres ?
Même si certains
économistes accordent un rôle éminent à la géographie (eg, Jeffrey Sachs), la
plupart privilégient le rôle des institutions, et plus précisément, celui des
institutions politiques. Fondamentalement, les nations ne sont pas nées riches
ou pauvres, ce sont leurs gouvernements qui les ont fait ce qu’elles sont.
Telle est la thèse que soutiennent avec brio
Daron Acemoglu et James Robinson dans leur chef d’œuvre : Why Nations Fail.
Quand les institutions d’un pays incitent
les agents à rechercher et à maximiser des rentes, les talents des
entrepreneurs sont divertis des activités productives vers des activités
improductives. Le pouvoir politique est utilisé pour maximiser le pouvoir de
marché, et la richesse ainsi mal acquise est en partie réinvestie pour
consolider le pouvoir politique. Dans ce type de système politique, les
opposants à l’oligarchie en place consacrent l’essentiel de leur énergie à
tenter de la renverser ou, à tout le moins, la contraindre à partager le
gâteau. Il en résulte une forte instabilité politique et économique.
Même en période de stabilité, la
croissance économique est durablement ralentie. La destruction créatrice est
freinée, voire empêchée, par la multiplication des barrières à l’entrée et la
protection dont bénéficient les acteurs dominants du marché; en l’absence de
freins et de contrepoids au pouvoir des puissants, les incitations économiques
sont amoindries, voire supprimées, par l’incertitude entourant les droits de
propriété; la concurrence est encore limitée par les restrictions à l’égalité
des chances (not. vis-à-vis des minorités, des pauvres, des femmes). Ce type d’économie
n'encourage guère l’innovation et la recherche de l’efficience productive. La
productivité globale et le niveau de vie en pâtissent.
D’un pays à l’autre, les formes
institutionnelles que prennent les relations incestueuses entre pouvoir économique
et politique varient : favoritisme (cronyism),
clientélisme et patronage, corporatisme, corruption, rôle dirigeant du parti …
Dans tous les cas, il s'agit pour les élites et leurs soutiens d'extraire de
juteuses rentes aux dépens de la masse de la population. Partout où les
institutions économiques et politiques sont essentiellement extractives, la vie
du peuple est pauvre, brève, et brutale. A l'inverse, des institutions inclusives créent des forces
puissantes en faveur de la croissance, en encourageant l’investissement et
l’innovation, en libérant les forces du marché, et en ouvrant au plus grand
nombre davantage d’opportunités. Si, malgré ces avantages évidents, les institutions
extractives ont la vie dure, c’est que la croissance, à travers le
processus de destruction créatrice, fait aussi des perdants, au premier chef
les élites en place. Ces dernières ont donc tout intérêt à conserver les
anciennes institutions, et à rejeter tout changement susceptible de menacer
leur domination économique (concurrence, innovation, égalité des droits) ou
politique (égalité politique, éducation de masse, soumission à la loi,
contrepouvoirs, …).
Les institutions extractives ne sont pas
l’apanage des pays pauvres. Dans les pays riches aussi, la logique de la rente
peut prendre le pas sur la création de richesse. Mancur Olson expliquait ainsi
la stagflation européenne des années 70-80. Aujourd’hui, tout l’enjeu des
réformes structurelles en Europe (sous couvert d’augmenter la compétitivité)
consiste précisément à réduire les rentes dont bénéficient certains groupes
d’intérêt : insiders vs outsiders sur le marché du travail, professions
protégées (journalistes, notaires, pharmaciens, taxis, …), marchés réservées
(défense, et autres marchés publics), subventions et exonérations fiscales
discrétionnaires, régimes spéciaux, etc. Pour de nombreux économistes,
notamment à Chicago, les connexions entre pouvoir politique et financiers
contribuent aussi à expliquer la crise financière. Dans un capitalisme inclusif
(un capitalisme pour le peuple, écrit Luigi Zingales), les Etats
n’auraient pas encouragé les banques à prêter toujours plus ; et, face à la
crise, ils auraient privilégié l’option du défaut sur celle du bail-out, quitte
à organiser ensuite le redressement des banques fautives. Las ! Aux Etats-Unis
comme en Europe, les dirigeants politiques ont des intérêts personnels très
liés à ceux des dirigeants économiques, comme le montrent à l’envi le
financement des campagnes électorales, les modes de recrutement (mêmes
formation, mêmes réseaux, pratique du pantouflage, …), et l’importance du
lobbying.
Annexe : Institutions
extractives vs inclusives
Extractives
|
Inclusives
|
|
Institutions
économiques
|
En l’absence d’Etat de droit, les droits de
propriété ne sont pas protégés, de nombreuses barrières à l’entrée et
règlementations nuisent au bon fonctionnement du marché et à l’égalité des
chances
|
Une économie de marché, dans laquelle les
droits de propriété et les contrats sont protégés, l’Etat fournit les
services publics de base, veille à la sécurité des biens et des personnes, et
au bon fonctionnement des marchés. L’accès élargi à l’éducation, l’égalité
des droits, la libre entrée sur le marché ouvrent davantage d’opportunités.
|
Institutions
politiques
|
Le pouvoir est concentré dans les mains d’un
petit nombre (oligarchie, voire absolutisme). Il est sans limites, sans
contrepouvoirs (checks and balances),
sans soumission au droit (rule of law).
|
Le pluralisme,
qui favorise une participation politique élargie ; la soumission à la loi et la présence de contrepouvoirs, qui limitent le pouvoir. Un certain niveau de centralisation politique est cependant
nécessaire pour imposer la loi et l’ordre sur l’ensemble du territoire.
|
D’après Daron Acemoglu et James Robinson, Why Nations Fail, 2012
(cliquez pour agrandir)
Pour en savoir plus :
Mancur Olson: Power and prosperity, basic books, 2000.
Cf. mon compte rendu (paru initialement dans la revue
IDEES, reproduit in Problèmes Economiques)
Daron Acemoglu & James Robinson, Why Nations fail,
2012. Cf. leur blog : whynationsfail.com
Luigi Zingales : A Capitalism for the People:
Recapturing the Lost Genius of American Prosperity, basic books 2012. Pour un
résum, cf. : Crony Capitalism and the
Crisis of the West, (Wall Street Journal, 6 juin 2012).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire