9 déc. 2010

Du revenu nominal au revenu réel : un texte de Mark Twain

Le texte ci-après est extrait d'un roman de Mark Twain : Un Yankee à la Cour du Roi Arthur. Le Yankee s'efforce, en pure perte, de faire comprendre aux indigènes, manifestement nuls en économie, qu'un salaire nominalement plus élevé ne veut pas dire un pouvoir d'achat plus élevé. 


Un américain de la fin du 19ème siècle arrive au pays du roi Bagdemadus. Les Etats-Unis ont depuis 25 ans adopté le libre-échange, en levant les restrictions à la concurrence et aux importations. Au pays du Roi Bagdemadus, en revanche, règne le protectionnisme. Les importations sont réprimées, et, d’une manière générale, la concurrence est limitée au maximum. Le texte suivant rapporte la conversation entre le Yankee et Dowley, un maître forgeron.

Dowley commença à me poser des questions qui, à son avis, devaient m'embarrasser. Et, en vérité, c'était quelquefois le cas:
— Dans ton pays, frère, quel est le salaire d'un journalier, d'un charretier, d'un berger, d'un porcher ? 
— Vingt-cinq milrays par jour. C'est-à-dire le quart d'un cent.
Le visage du forgeron s'illumina de joie.
— Chez nous, s'écria-t-il, ils gagnent le double. Et combien touchent les charpentiers, les peintres, les maçons, les forgerons, les charrons ou autres artisans du même genre ?
— Cinquante milrays par jour en moyenne, c'est-à-dire un demi-cent.
— Oh, oh ! ici, ils ont un cent par jour, de même que n'importe quel bon ouvrier. Et quand on leur donne un travail urgent à faire, on les paie encore davantage. Hourra donc pour le protectionnisme ! A bas le libre-échange !
Et, d'un air réjoui, il toisa toute la compagnie. Mais je n'en fus pas impressionné pour autant. … Et je commençai ma contre-attaque aussitôt.
— Combien payez-vous une livre de sel?
— Cent milrays.
— Nous, quarante. Combien payez-vous le boeuf ou le mouton quand vous en achetez ?
C'était là un coup droit ou je ne m'y connais pas.
— Euh, cela varie un peu, mais pas beaucoup. Dans les environs de soixante-quinze milrays la livre.
— Chez nous, c'est trente-trois. Et les œufs?
— Cinquante milrays la douzaine.
— Nous les payons vingt. Et la bière ?
— Elle nous coûte huit milrays et demi la pinte.
— Eh bien, chez nous, elle ne coûte que quatre. Vingt-cinq bouteilles pour un cent. Et quel est le prix du blé ?
— Neuf cents milrays le boisseau.
— Quatre cents chez nous. Combien payez-vous pour un costume d'homme en toile ?
— Treize cents.
— Nous, six. Combien payez-vous une robe pour une femme de paysan ou d'ouvrier ?
— Huit cents et quatre milrays.
— Eh bien, voyez la différence : vous payez huit cents et quatre milrays et nous payons seulement quatre cents.
Je marquai une pause avant de lui lancer la flèche du Parthe :
— Écoute un peu, cher ami, que sont devenus ces hauts salaires dont tu te vantais tout à l'heure?
Et je jetai sur l'assemblée un regard de satisfaction placide...
— Oui, repris-je, que sont devenus ces nobles appointements ? Il me semble que je les ai fait se dégonfler singulièrement !
Mais, croyez-moi si vous voulez, il ne saisissait pas du tout la situation, il ne réalisait pas qu'il avait été pris au piège, il ne voyait rien. ...
— Digne Vierge ! Je crains de ne pas comprendre. Il est prouvé que nos salaires sont le double des tiens. Comment pourrait-il se faire alors que tu les aies fait se dégonfler ? …
J'étais abasourdi par l'incroyable stupidité du forgeron, et n'en revenais pas de voir ses compagnons partager son opinion. ...
— Écoute, frère Dowley, essaie de comprendre. Vos salaires sont deux fois plus élevés que les nôtres. Mais ce n'est pas le montant des salaires qui importe, c'est le pouvoir d'achat... Or chez nous, on peut acheter plus de choses avec un demi-dollar que chez vous avec un dollar. Par conséquent, cela prouve que les salaires sont plus élevés chez nous.
— En vérité, je ne comprends pas. Tu viens de dire à l'instant que nos salaires sont plus élevés, et une seconde après tu reviens sur ta déclaration.
Tout était à recommencer. L'idée de déclarer forfait m'était fort désagréable. Aussi lançai-je un autre ballon d'essai.
— Prenons un cas. Supposons qu'un de vos journaliers achète les articles suivants : 1 livre de sel, 1 douzaine d'œufs, 1 douzaine de pintes de bière, 1 boisseau de blé, 1 costume en toile, 5 livres de bœuf, 5 livres de mouton. Le tout lui coûtera trente-deux cents. Il lui faut travailler trente-deux jours pour gagner cette somme. S'il vient chez nous et qu'il travaille pendant trente-deux jours pour un salaire moitié moins élevé, il pourra acheter les mêmes articles pour un peu moins de quatorze cents et demi. Il aura dû travailler un peu moins de vingt-neuf jours et il lui restera à peu près une demi-semaine de salaire. Faites ce calcul sur toute l'année. Au bout d'un an, il aura épargné cinq à six semaines de salaire et le vôtre pas un liard. Maintenant, je suppose que vous comprenez que les mots "salaires élevés" et "bas salaires" ne signifient rien du tout. La seule chose qui compte, c'est le pouvoir d'achat et rien d'autre. 
C'était un argument massue. Mais, hélas, il n'assomma personne. Mieux valait renoncer. Ce que ces abrutis appréciaient, c'étaient les hauts salaires. Peu leur importait le pouvoir d'achat de l'argent qu'ils gagnaient. Ils s'en tenaient à leur protectionnisme et n'en voulaient pas démordre, car de bons apôtres les avaient facilement convaincus que c'était grâce à ce système qu'ils touchaient des milrays et des cents sans se soucier si c'était de la monnaie de singe ou non. Je leur prouvai qu'en un quart de siècle leurs salaires n'avaient augmenté que de trente pour cent, alors que le coût de la vie avait augmenté de cent pour cent. Or, chez nous, en un temps plus court, les salaires avaient augmenté de quarante pour cent tandis que le coût de la vie avait régulièrement baissé. Mais c'était prêcher dans le désert. Rien n'eût pu les convaincre.
Mark Twain, Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (1887), Bouquins, 1990


1 commentaire:

Blandine Deverlanges a dit…

Merci pour ce texte très éclairant en effet!