Le texte ci-après est extrait d'un roman de Mark Twain : Un Yankee à la Cour du Roi Arthur. Le Yankee s'efforce, en pure perte, de faire comprendre aux indigènes, manifestement nuls en économie, qu'un salaire nominalement plus élevé ne veut pas dire un pouvoir d'achat plus élevé.
Un américain de la fin du
19ème siècle arrive au pays du roi Bagdemadus. Les Etats-Unis ont depuis 25 ans
adopté le libre-échange, en levant les restrictions à la concurrence et aux
importations. Au pays du Roi Bagdemadus, en revanche, règne le protectionnisme.
Les importations sont réprimées, et, d’une manière générale, la concurrence est
limitée au maximum. Le texte suivant rapporte la conversation entre le Yankee
et Dowley, un maître forgeron.
Dowley
commença à me poser des questions qui, à son avis, devaient m'embarrasser. Et,
en vérité, c'était quelquefois le cas:
— Dans
ton pays, frère, quel est le salaire d'un journalier, d'un charretier, d'un
berger, d'un porcher ?
— Vingt-cinq milrays
par jour. C'est-à-dire le quart d'un cent.
Le
visage du forgeron s'illumina de joie.
— Chez
nous, s'écria-t-il, ils gagnent le double. Et combien touchent les
charpentiers, les peintres, les maçons, les forgerons, les charrons ou autres artisans
du même genre ?
— Cinquante
milrays par jour en moyenne, c'est-à-dire un demi-cent.
— Oh,
oh ! ici, ils ont un cent par jour, de même que n'importe quel bon ouvrier. Et
quand on leur donne un travail urgent à faire, on les paie encore davantage. Hourra
donc pour le protectionnisme ! A bas le libre-échange !
Et,
d'un air réjoui, il toisa toute la compagnie. Mais je n'en fus pas impressionné
pour autant. … Et je commençai ma contre-attaque aussitôt.
— Combien
payez-vous une livre de sel?
— Cent
milrays.
— Nous,
quarante. Combien payez-vous le boeuf ou le mouton quand vous en achetez ?
C'était
là un coup droit ou je ne m'y connais pas.
— Euh,
cela varie un peu, mais pas beaucoup. Dans les environs de soixante-quinze
milrays la livre.
— Chez
nous, c'est trente-trois. Et les œufs?
— Cinquante
milrays la douzaine.
— Nous
les payons vingt. Et la bière ?
— Elle
nous coûte huit milrays et demi la pinte.
— Eh
bien, chez nous, elle ne coûte que quatre. Vingt-cinq bouteilles pour un cent.
Et quel est le prix du blé ?
— Neuf
cents milrays le boisseau.
— Quatre
cents chez nous. Combien payez-vous pour un costume d'homme en toile ?
— Treize
cents.
— Nous,
six. Combien payez-vous une robe pour une femme de paysan ou d'ouvrier ?
— Huit
cents et quatre milrays.
— Eh
bien, voyez la différence : vous payez huit cents et quatre milrays et nous
payons seulement quatre cents.
Je
marquai une pause avant de lui lancer la flèche du Parthe :
— Écoute
un peu, cher ami, que sont devenus ces hauts salaires dont tu te vantais tout à
l'heure?
Et
je jetai sur l'assemblée un regard de satisfaction placide...
— Oui,
repris-je, que sont devenus ces nobles appointements ? Il me semble que je les
ai fait se dégonfler singulièrement !
Mais,
croyez-moi si vous voulez, il ne saisissait pas du tout la situation, il ne
réalisait pas qu'il avait été pris au piège, il ne voyait rien. ...
— Digne
Vierge ! Je crains de ne pas comprendre. Il est prouvé que nos salaires sont le
double des tiens. Comment pourrait-il se faire alors que tu les aies fait se
dégonfler ? …
J'étais
abasourdi par l'incroyable stupidité du forgeron, et n'en revenais pas de voir
ses compagnons partager son opinion. ...
— Écoute,
frère Dowley, essaie de comprendre. Vos salaires sont deux fois plus élevés que
les nôtres. Mais ce n'est pas le montant des salaires qui importe, c'est
le pouvoir d'achat... Or chez nous, on peut acheter plus de choses avec un
demi-dollar que chez vous avec un dollar. Par conséquent, cela prouve que les
salaires sont plus élevés chez nous.
— En
vérité, je ne comprends pas. Tu viens de dire à l'instant que nos salaires sont
plus élevés, et une seconde après tu reviens sur ta déclaration.
Tout
était à recommencer. L'idée de déclarer forfait m'était fort désagréable. Aussi
lançai-je un autre ballon d'essai.
— Prenons
un cas. Supposons qu'un de vos journaliers achète les articles suivants
: 1 livre de sel, 1 douzaine d'œufs, 1 douzaine de pintes de
bière, 1 boisseau de blé, 1 costume en toile, 5 livres de
bœuf, 5 livres de mouton. Le tout lui coûtera trente-deux cents. Il
lui faut travailler trente-deux jours pour gagner cette somme. S'il vient chez
nous et qu'il travaille pendant trente-deux jours pour un salaire moitié moins
élevé, il pourra acheter les mêmes articles pour un peu moins de quatorze cents
et demi. Il aura dû travailler un peu moins de vingt-neuf jours et il lui
restera à peu près une demi-semaine de salaire. Faites ce calcul sur toute
l'année. Au bout d'un an, il aura épargné cinq à six semaines de salaire et le
vôtre pas un liard. Maintenant, je suppose que vous comprenez que les mots
"salaires élevés" et "bas salaires" ne signifient rien du
tout. La seule chose qui compte, c'est le pouvoir d'achat et rien
d'autre.
C'était
un argument massue. Mais, hélas, il n'assomma personne. Mieux valait renoncer.
Ce que ces abrutis appréciaient, c'étaient les hauts salaires. Peu leur
importait le pouvoir d'achat de l'argent qu'ils gagnaient. Ils s'en tenaient à
leur protectionnisme et n'en voulaient pas démordre, car de bons apôtres les
avaient facilement convaincus que c'était grâce à ce système qu'ils touchaient
des milrays et des cents sans se soucier si c'était de la monnaie de singe ou
non. Je leur prouvai qu'en un quart de siècle leurs salaires n'avaient augmenté
que de trente pour cent, alors que le coût de la vie avait augmenté de cent
pour cent. Or, chez nous, en un temps plus court, les salaires avaient augmenté
de quarante pour cent tandis que le coût de la vie avait régulièrement baissé.
Mais c'était prêcher dans le désert. Rien n'eût pu les convaincre.
Mark Twain, Un Yankee à la Cour du Roi Arthur (1887),
Bouquins, 1990
1 commentaire:
Merci pour ce texte très éclairant en effet!
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