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Le texte ci-après est traduit d'un article d'Hal Varian, dans le New York Times du 15 janvier 2004
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Pourquoi ce billet d’un dollar dans votre poche a-t-il de la valeur ? Une réponse simple serait qu'il a de la valeur parce que c'est écrit dessus. À gauche du portrait de George Washington, il est en effet écrit : "This note is legal tender for all debts, public and private [1]." Le dollar est une monnaie qui tire sa force de la loi ; il a de la valeur parce que le gouvernement en a décidé ainsi.
Une raison plus profonde est que des masses de gens sont disposées à l'accepter comme moyen de paiement. De ce point de vue, la valeur d'un dollar tient moins à la volonté du gouvernement qu'à une convention sociale. Les économistes parlent d' "effet de réseau." De même qu'un télécopieur n'a de valeur pour vous que si les gens avec lesquels vous correspondez en sont pourvus, de même une monnaie n'a de valeur que si les gens avec lesquels vous traitez sont disposés à l'accepter en paiement.
L’histoire nous fournit de nombreux exemples de monnaies qui n’ont pas eu besoin de l'Etat pour s’imposer. L'or a été utilisé pendant des siècles comme moyen d'échange, comme les cigarettes dans les camps de prisonniers de guerre, ou encore les cauris et les plumes de faisans... Il s’agissait bien de monnaie, car on les acceptait en paiement "pour toutes les dettes, publiques et privées".
Mais l'or, les cigarettes, les cauris et les plumes de faisans avaient une "valeur d'usage" en plus de leur "valeur d'échange." Ces articles avaient d'abord été prisés pour leur utilité ou leur beauté. Tel n’est pas le cas du papier monnaie, qui peut difficilement servir de monnaie sans l’aval d'un Etat (ou d'une institution financière). Difficile, mais pas impossible…
Mervyn A. King, gouverneur de la banque d'Angleterre, cite un exemple intéressant: le dinar irakien. Après la guerre du Golfe de 1991, l'Irak fut divisé en deux: au sud, le pays dirigé par Saddam; au nord, le pays des Kurdes. Saddam avait besoin d'argent pour financer ses dépenses et, dans la grande tradition des dictateurs, il l'a créé lui-même. Jusque-là, les dinars irakiens étaient imprimés en Suisse ; or, à cause de l'embargo décidé par les Nations-Unis, l'Irak ne pouvait plus commander de billets à son imprimeur suisse. Qu’à cela ne tienne ! Saddam ordonna qu’on imprime localement une nouvelle monnaie.
En mai 1993, la banque centrale d'Irak annonça que les citoyens avaient trois semaines pour échanger leurs vieux billets de 25 dinars contre les nouveaux "dinars de Saddam," ainsi surnommés parce qu'ils étaient à l'effigie de Saddam (cf. image 1). Dans les années qui suivirent, on imprima tant de "Saddam dinars" qu'ils finirent par perdre toute valeur. La valeur nominale des billets en circulation passa ainsi de 22 milliards de dinars fin 1991 à 584 milliards fin 1995. Et l'inflation atteignit une moyenne d'environ 250 % par an sur la période.
De leur côté, les Kurdes du Nord ne pouvaient échanger leurs vieux billets imprimés en Suisse. Aussi ces derniers ont-ils continué à circuler. Pour les distinguer des Saddam dinars qui avaient cours légal au Sud, ils furent rapidement surnommés les "dinars suisses" (cf. image 2). Le fait que ces derniers aient continué à être utilisés en dit long sur la force des conventions sociales. Les Kurdes méprisaient le gouvernement de Bagdad, et auraient de beaucoup préféré avoir leur propre monnaie. Mais faute d'un Etat à eux, qui aurait pu instituer une monnaie kurde, ils ont continué à employer les vieux dinars suisses.
A la différence du dinar de Saddam, le dinar suisse était en offre fixe. Aussi est-il assez vite devenu beaucoup plus apprécié par les irakiens. Au point qu’au printemps 2003, un dinar suisse s'échangeait au marché noir contre 300 dinars de Saddam (cf. graphique). A l’été 2002, alors qu'il devenait de plus en plus probable que les Etats-Unis allaient envahir l'Irak, son cours s'est littéralement envolé. Convaincus qu'ils ne risquaient plus de tomber sous le joug de Saddam -- auquel cas leur dinar suisse aurait perdu toute valeur --, les Kurdes parièrent que le futur gouvernement reconnaîtrait le dinar suisse. Et de fait, le 7 Juillet 2003, l'administrateur américain Paul Bremer annonça la création d'un nouveau dinar irakien. Celui-ci serait échangé contre les deux monnaies existantes au taux d’un dinar suisse pour 150 dinars de Saddam.
Cette histoire nous montre qu'une monnaie de papier peut vivre sa vie propre, même sans le soutien d'un Etat. En même temps, il est clair que le soutien d'un Etat apporte une contribution significative à la valeur d’une monnaie de papier.
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HAL R. VARIAN, New York Times, January 15, 2004 (traduit par moi)
Cours du Saddam dinar / dinar suisse
Mervyn King, American Economics Association meeting, 2004
Les deux dinars
Notes
[1] "ce billet a cours légal pour toutes les dettes, publiques et privées".
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