6 janv. 2010

Aux sources de la main invisible : Pierre Nicole et « le commerce d’amour-propre »


S’appuyant sur une pensée de Pascal -- « On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public » -- Albert O. Hirschman laisse entendre que « Pascal annonce la “main invisible” d’Adam Smith ». De fait, tout donne à penser que cette thèse célèbre a été développée initialement par certains grands noms du jansénisme français, en particulier Pierre Nicole (1625 - 1695). [1]

Au point de départ de l'analyse, on trouve la théorie de la chute, qui laisse l’homme livré au seul amour de soi :
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Dieu a créé l’homme avec deux amours, l’un pour Dieu, l’autre pour soi-même ; mais avec cette loi, que l’amour pour Dieu serait infini, c’est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même, et que l’amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu. L’homme en cet état non seulement s’aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s’aimer sans péché. Depuis, le péché étant arrivé, l’homme a perdu le premier de ces amours ; et l’amour pour soi-même étant resté seul dans cette grande âme capable d’un amour infini, cet amour-propre s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté ; et ainsi il s’est aimé seul, et toutes choses pour soi, c’est-à-dire infiniment. Voilà l’origine de l’amour-propre. (Pascal, Lettre à Monsieur et Madame Périer, 17 octobre 1651).

Après la chute, chaque homme est devenu un dieu pour lui-même. N’aimant que lui-même, et rapportant tout à lui, il voudrait mettre le reste du monde à son service exclusif. « Cette disposition tyrannique étant empreinte dans le fond du cœur de tous les hommes, les rend violents, injustes, cruels, ambitieux, flatteurs, envieux, insolent, querelleux. En un mot, elle renferme les semences de tous les crimes & de tous les dérèglements des hommes, depuis les plus légers, jusqu'aux plus détestables. » (Pierre Nicole, De la charité et de l’amour-propre). Dans ces conditions, « on ne comprend pas d'abord comment il s'est pu former des Sociétés, des Républiques & des Royaumes de cette multitude de gens pleins de passions si contraires à l'union, & qui ne tendent qu'à se détruire les uns les autres » (ibid).

Si l’amour de soi n’a pas précipité l’humanité dans l’anarchie et la discorde, c’est que l’amour-propre est double. Il est animé principalement par deux grandes passions : la vanité, qui recherche l’estime publique, et l’instinct de conservation, qui vise à la conservation de la vie et des biens de ce monde. Or, ces passions ne s’accordent guère. La première nous pousse à assujettir notre prochain, la seconde nous en dissuade. Finalement, c’est cette dernière qui prend le dessus, car chacun « aime encore plus la vie et les commodités, et les aises de la vie, que la domination ». Pour Nicole, « la crainte de la mort » est donc « le premier lien de la société civile, et le premier frein de l’amour-propre » (ibid).

Ainsi « éclairé » par la raison, l’amour-propre est au fondement de l’ordre politique, de l’échange économique, et de la civilité humaine. C’est en effet l’amour-propre éclairé qui nous incite à obéir aux lois :

Car on ne jouit de son bien, on ne voyage sans danger, on ne demeure en repos dans sa maison, on ne reçoit les avantages du commerce, on ne tire des services de l’industrie des autres hommes et de la société humaine, que par le moyen de l’ordre politique. S’il était détruit, on ne pourrait dire qu’on possède rien. Tous les hommes seraient ennemis les uns des autres, et il y aurait une guerre générale entre eux, qui ne se déciderait que par la force […]. L’ordre politique est donc une invention admirable que les hommes ont trouvée, pour procurer à tous les particuliers les commodités dont les plus grands rois ne sauraient jouir, quelque nombre d’officiers qu’ils aient, et quelques richesses qu’ils possèdent, si cet ordre était détruit. (Pierre Nicole, De la grandeur)

C’est encore lui qui nous persuade que nos besoins seront mieux satisfait par l’échange que par la force :

Ainsi se voyant exclus de la violence ouverte, [les hommes] sont réduits à chercher d’autres voies et à substituer l’artifice à la force, et ils n’en trouvent point d’autre que de tâcher de contenter l’amour-propre de ceux dont ils ont besoin, au lieu de le tyranniser. Les uns tâchent de se rendre utiles à ses intérêts, les autres emploient la flatterie pour le gagner. On donne pour obtenir. C’est la source et le fondement de tout le commerce qui se pratique entre les hommes, et qui se diversifie en mille manières. (De la charité et de l’amour-propre)

Enfin, l’amour-propre éclairé nous persuade que nous gagnerons plus sûrement l’amour et l’estime des hommes en leur témoignant les signes extérieurs de la plus grande civilité.

Rien n'attire tant l'aversion que l'amour propre (…). C'est ce qui porte ceux qui sont sensibles à la haine des hommes, & qui n'aiment pas à s'y exposer, à tâcher de soustraire autant qu'il leur est possible leur amour propre à la vue des autres, à le déguiser, à ne le montrer jamais sous sa forme naturelle, & à imiter la conduite de ceux qui en seraient entièrement exempt ; c'est à dire des personnes animées de l'esprit de charité, & qui n'agiraient que par charité. Cette suppression de l'amour propre est proprement ce qui fait l'honnêteté humaine, & en quoi elle consiste. (De la charité et de l’amour-propre)

C’est une chose très utile que d’étudier avec soin comment on peut proposer ses sentiments d’une manière si douce, si retenue et si agréable, que personne ne s’en puisse choquer. Les gens du monde le pratiquent admirablement à l’égard des grands, parce que la cupidité leur en fait trouver les moyens. Et nous les trouverions aussi bien qu’eux, si la charité était aussi agissante en nous que la cupidité l’est en eux, et qu’elle nous fît autant appréhender de blesser nos frères, que nous devons regarder comme nos supérieurs dans le royaume de Jésus-Christ, qu’ils appréhendent de blesser ceux qu’ils ont intérêt de ménager pour leur fortune. (Des moyens de conserver la paix entre les hommes)

Finalement, le « commerce d’amour-propre » organise l’essentiel des relations sociales. Il l’organise si bien qu’il n’est pas excessif de penser qu’une société gouvernée par l’esprit de charité ne serait pas plus paisible ni plus prospère :

C’est ainsi que par le moyen de ce commerce tous les besoins de la vie sont en quelque sorte remplis, sans que la charité s’en mêle. De sorte que dans les États où elle n’a point d’entrée, parce que la vraie Religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sûreté et de commodité, que si l’on était dans une république de saints. (De la charité et de l’amour-propre)
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Sources :

[1] Pour une analyse plus fouillée que la mienne de la pensée de Pierre Nicole, je recommande l’article de Dominique Weber, « Le « commerce d’amour-propre » selon Pierre Nicole », Astérion, Numéro 5, juillet 2007. Sur la main invisible, cf. mon billet : La main invisible, le petit livre d'Albert O Hirschman : Les passions et les intérêts (PUF Quadrige), et Jerry Z. Muller : Adam Smith in his time and ours (Princeton UP)
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Les Essais de morale (1671 - 78) de Pierre Nicole sont disponibles sur Googlebooks, not. L' Essai sur la charité et de l'amour-propre et L'Essai sur la grandeur. On peut aussi lire : Pierre Nicole, Essais de morale. Choix d’essais introduits, édités et annotés par Laurent Thirouin. Paris : PUF, coll. “Philosophie morale”, 1999 (442 p.).
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Pour une sélection de textes de Pierre Nicole, cf. Aux sources de la main invisible : Pierre Nicole et « le commerce d’amour-propre » -- textes (Antisophiste)

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