2 oct. 2005

La main invisible

Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux : il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel conduisent naturellement à préférer précisément ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux pour la société. [...] En cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler.

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.


Immortalisée par Adam Smith en 1776, la métaphore de la main invisible était dans l’air depuis le début du siècle. On la retrouve, parfaitement bien formulée, chez Montesquieu, qui écrit à propos de la monarchie :

L'honneur [i.e. la vanité] fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers.

De l’esprit des lois, 1758

Derrière la main invisible se cachent en vérité deux intuitions plus anciennes: l'idée de Mandeville ("les vices privés servent le bien public") et celle de Ferguson ("le bien ne naît pas du dessein des hommes mais du produit de leurs actions").


(i) Les vices privés servent le bien public

Dans La Fable des Abeilles, initialement publiée en 1705, Bernard de Mandeville donne à voir comment le bien public repose en dernière analyse sur les vices privés :

Thus every Part was full of Vice,
Yet the whole Mass a Paradice;
Flatter'd in Peace, and fear'd in Wars
They were th'Esteem of Foreigners,
And lavish of their Wealth and Lives,
The Ballance of all other Hives.
Such were the Blessings of that State;
Their Crimes conspired to make 'em Great;
And Vertue, who from Politicks
Had learn'd a Thousand cunning Tricks,
Was, by their happy Influence,
Made Friends with Vice: And ever since
The worst of all the Multitude
Did something for the common Good.
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Peu après, en 1710, Giambatista Vico écrivit :

C’est ainsi que de la cruauté, de l’avarice et de l’ambition, trois vices qui tendent à ruiner le genre humain, la société tire le métier militaire, le commerce et la politique, sources de la puissance, de la richesse et de la sagesse des Etats ; trois profonds vices qui pourraient anéantir le genre humain deviennent une source de félicité. Cet axiome établit l’existence d’une Providence divine, intelligente législatrice ; des passions des hommes mus par leurs intérêts particuliers, passions qui les inciteraient à vivre en bêtes sauvages et solitaires, cette Providence tire un ordre civil qui permet aux hommes de vivre en société.

Cité par Albert Hirschman, Les passions et les intérêts

Mais c'est peut-être chez Voltaire, en 1728, que l'idée se trouve le mieux formulée. Voici ce qu’il écrit, dans l'une de ses lettres anglaises, à propos d’une pensée de Pascal :

Pensées XI. Nous naissons injustes; car chacun tend à soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général. Et la pente vers soi est le commencement de tout désordre en guerre, en police, en économie, etc.

Cela est selon tout ordre. Il est aussi impossible qu'une société puisse se former et subsister sans amour propre, qu'il serait impossible de faire des enfants sans concupiscence, de songer à se nourrir sans appétit, etc. C'est l'amour de nous-mêmes qui assiste l'amour des autres; c'est par nos besoins mutuels que nous sommes utiles au genre humain; c'est le fondement de tout commerce; c'est l'éternel lien des hommes. Sans lui il n'y aurait pas eu un art inventé, ni une société de dix personnes formée; c'est cet amour propre que chaque animal a reçu de la nature qui nous avertit de respecter celui des autres. La loi dirige cet amour propre, et la religion le perfectionne. Il est bien vrai que Dieu aurait pu faire des créatures uniquement attentives au bien d'autrui. Dans ce cas, les marchands auraient été aux Indes par charité et le maçon eût scié de la pierre pour faire plaisir à son prochain. Mais Dieu a établi les choses autrement. N'accusons point l'instinct qu'il nous donne, et faisons-en l'usage qu'il commande.

VOLTAIRE, Remarques sur Pascal, 1728. Publiées in Lettre XXV sur les Pensées de M. PASCAL, Lettres Philosophiques, 1734 (1)

(ii) Le bien ne naît pas du dessein des hommes mais du produit de leurs actions

Every step and every movement of the multitude, even in what are termed enlightened ages, are made with equal blindness to the future; and nations stumble upon establishments, which are indeed the result of human action, but not the execution of any human design.

Adam Ferguson, An Essay on Civil Society, 1767

Par exemple, les règles de droit servent indubitablement le bien commun. Elles n'en sont pas moins apparues au fil du temps sous l’impulsion d’individus qui n’avaient à l’esprit que leur intérêt bien compris:

Si les hommes étaient naturellement soucieux du bien public, ils n’auraient pas eu besoin de se restreindre eux-mêmes au moyen de telles règles… C’est en vérité l’amour de soi qui en est à l’origine ; et comme l’amour de soi chez l’un contrarie naturellement l’amour de soi chez l’autre, il a bien fallu que ces intérêts antagonistes s’ajustent l’un à l’autre, donnant le jour à quelque système de bonne conduite. L’intérêt bien compris de chacun y trouve son compte ; et par suite l’intérêt général, quand bien même un tel système n’a pas été conçu dans ce but par ses inventeurs.

David Hume, A Treatise of Human Nature, 1740 (traduit par moi)


CONSEQUENCES POLITIQUES

Selon Mandeville, la bonne gouvernance consiste en un "dextrous management by which the skillful politician might turn private vices into public benefit." A cet effet, nous dit Josiah Tucker, le bon gouvernement doit s’attacher à orienter l’amour de soi ('self-love') dans une direction qui serve le bien public: "The main point to be aimed at is neither to extinguish nor enfeeble self-love, but to give it a direction, that it may promote the public interest by pursuing its own" (1754) .


Cette approche modeste de la politique est probablement l’un des enseignements majeurs des économistes classiques :

"Les Libéraux classiques ne prétendent pas que l’Etat ne doit rien faire, écrit Lionel Robbins (2), (...) ils proposent une certaine division du travail : l'Etat doit prescrire ce que les individus ne peuvent faire sous peine de se nuire les uns aux autres, et ceux-ci doivent être laissés libres de faire toute chose qui n'est pas interdite."


Laissez faire les choses honnêtes, empêcher les choses déshonnêtes : tel est le rôle minimal attendu de l’Etat. Si ces préceptes sont respectés :

L’effort naturel de chaque individu pour améliorer sa condition, quand on laisse à cet effort la faculté de se développer avec liberté et confiance, est un principe si puissant que, seul et sans assistance, non seulement il est capable de conduire la Société à la prospérité et l’opulence, mais qu’il peut encore surmonter mille obstacles absurdes dont la sottise des lois humaines vient souvent entraver sa marche.

Adam Smith, Digression sur le commerce des grains, 1776


Le credo libéral en découle : un gouvernement bienveillant doit faire confiance à l’intérêt bien compris des agents. Pour servir au mieux le bien public, il lui suffit d'aménager la structure des incitations de telle sorte que la profitabilité privée des actions individuelles coïncide avec leur profitabilité sociale. Par la grâce de la main invisible, de petites incitations peuvent avoir de grandes conséquences...

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Notes

1. Jerry Z. Muller a attiré mon attention sur ce texte, dans son pasionnant The Mind and the market Capitalism in western thought, Anchor books 2002

2. Dans son étude sur les Classiques anglais. Cité in Jean Philippe Platteau : "Les économistes classiques et le sous développement", 2 volumes, PUF 1978.

nb: on peut citer aussi Burke: The love of lucre, though sometimes carried to a ridiculous, sometimes to a vicious excess, is the grand cause of prosperity to all States. In this natural, this reasonable, this powerful, this prolifick principle, it is for the satyrist to expose the ridiculous; it is for the moralist to censure the vicious; it is for the sympathetick heart to reprobate the hard and cruel; it is for the Judge to animadvert on the fraud, the extortion, and the oppression: but it is for the Statesman to employ it as he finds it, with all its concomitant excellencies, and with all its imperfections on its head. It is his part, in this case, as it is in all other cases, where he is to make use of the general energies of nature, to take them as he finds them.

Edmund BURKE, Third Letter on a Regicide Peace, 1797, cite par Jerry Z. Muller, op. cit.

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