7 févr. 2009

L’île à la monnaie de pierre (part 4)

Depuis Jevons, les économistes définissent la monnaie par ses fonctions : est une monnaie tout actif communément utilisé comme moyen d'échange, unité de compte et réserve de valeur[1]. A priori, rien n’oblige à utiliser le même actif pour les différentes fonctions de la monnaie. « Sous le règne de la reine Élisabeth, observe Jevons, l’argent était la mesure commune de la valeur ; l’or s’employait pour les paiements importants au taux qu’établissait le rapport de sa valeur avec celle de l’argent ; tandis que le blé avait été fixé par l’Acte 18 d’Élisabeth, C. VI (1576), pour servir de valeur type dans le paiement des loyers de certaines terres appartenant à des collèges ». Il est toutefois plus pratique d’opter pour une monnaie unique, i.e. un actif apte à remplir toutes les fonctions de la monnaie.

Quand l’unité de compte diffère du moyen d’échange, il ne suffit plus de connaître le prix d’une marchandise pour l’acheter ou la vendre, il faut encore convertir ce prix en unités du moyen de paiement, ce qui complique inutilement les calculs et les transactions. En règle générale, le moyen d’échange tend à s’imposer comme unité de compte. « En s’habituant à échanger souvent les objets contre certaines sommes de monnaie, écrit Jevons, on apprendra à évaluer les autres choses en unités de cette monnaie, de sorte que tous les échanges pourront se calculer et s’accomplir sans difficulté par la comparaison de la valeur de la monnaie des objets échangés ».

Mais la monnaie n’est pas seulement un moyen d’échange. Historiquement, comme l’a bien vu Max Weber, la monnaie a d'abord été utilisée comme « moyen de constitution d’un trésor ». Il fallait aux chefs un trésor bien rempli pour s’acquitter des nombreux paiements qu’imposait la coutume – les sacrifices, les offrandes, le prix du sang, le prix de la fiancé –, nouer des alliances, faire des cadeaux aux autres chefs, et obtenir en retour quelque faveur ou des biens localement plus précieux.

Jevons observe ainsi que « l’or semble avoir été employé en premier lieu comme une matière précieuse, propre à l’ornementation, secondement comme un moyen d’accumuler la richesse ; troisièmement comme moyen d’échange ; et enfin comme une mesure de valeur ». A bien des égards, la monnaie de pierre a joué à Yap le rôle qu’a joué l’or en Occident.

La monnaie de pierre comme réserve de valeur

Contre les préjugés de son temps, Adam Smith soutenait que l’argent n’était pas la richesse, juste un moyen de circulation des richesses. Quand on dit d’un homme qu’il vaut 100 livres de rente, on n’évoque pas la quantité d’or qu'il peut accumuler, mais plutôt la quantité des biens que cet or lui permet d’acquérir. Par nature, l’argent n’est qu’un moyen d’échange. Mais, si l’argent n’est pas la richesse, s’il est seulement « la grande roue de circulation » des richesses ("the great wheel of circulation"), comment comprendre que les hommes thésaurisent des roues ! [2] Pourquoi les Yapais accumulent-ils des "roues" de pierre ? En réalité, l’argent n’est pas seulement un moyen d’échange, c’est aussi, c’est d’abord, une réserve de valeur.

A première vue, les rais sont une valeur sûre. Ils peuvent résister à l’usure du temps et à la convoitise des voleurs. Comme l’écrit Furness : “when it takes four strong men to steal the price of a pig, burglary cannot but prove a somewhat disheartening occupation. As may be supposed, thefts of fei are almost unknown”. Cette idée doit toutefois être nuancée : plus de la moitié des 13 000 pierres recensées en 1929 ont disparu, réquisitionnées par les japonais -- par exemple pour construire l’aéroport -- ou détruites par les typhons.

En temps normal, c’est aussi une monnaie stable, qui conserve sa valeur dans le temps. Les quatre cent kilomètres qui séparent Yap de Palau, siège de l’émission monétaire, constituent une limite naturelle à l'expansion de la masse monétaire. Le coût marginal de production est suffisamment élevé pour dissuader une production excessive. Si la quantité de pierres augmentait plus vite que la quantité de biens échangés, la valeur d’échange des rais diminuerait -- too much money chasing not enough goods. Dans le même temps, leur coût marginal de production augmenterait : plus d’hommes occupés à produire les pierres, c’est moins de poissons péchés, de canoës et de maisons construites dans l’île ; l’utilité marginale de ces biens variant en proportion inverse de leur production, le coût marginal de la production de pierre s’élève en termes réels. C’est pourquoi la quantité de monnaie augmente raisonnablement, en ligne avec la quantité de biens qu’elle permet d’acquérir. Cela préserve la valeur de la monnaie dans le temps, donc la confiance dans la monnaie, condition sine qua non de son acceptabilité comme moyen de paiement.

Comme on l’a vu dans la 1ère partie, le développement du transport maritime et l’introduction d’outils de fer ont réduit considérablement le coût marginal de production des pierres, élevant d’autant le seigneuriage et, partant, l’incitation à produire des pierres. Il s’en est suivi une forte dépréciation des rais. Comme toujours en période d’inflation, certains actifs parviennent mieux que d’autres à préserver leur valeur. Les pierres les plus vieilles -- polies à la pierre ponce, taillées avec des coquillages, et ramenées en canoës --, dont le stock était à peu près invariable, et les pierres les plus belles –- d’une aragonite couleur chocolat, ou blanc laiteux avec de tout petits cristaux (ci-dessous)–-, dont l’extraction exigeait de lourds travaux d’approche, virent s’élever leur valeur relative.


Toutefois, les rais n’étaient pas les seuls biens précieux. Dans les trésors familiaux, les gaus figuraient en bonne place. Ces colliers de coquillages rouges n’étaient pas utilisés comme moyen d’échange. Eléments essentiels de la fortune et du prestige des chefs, ils servaient en temps de crise, pour négocier des traités de paix ou des alliances, payer le prix du sang, une dette d’honneur. Pour services rendus, un homme pouvait temporairement être autorisé à porter en public l’un de ces colliers. Selon Furness, ils pouvaient aussi être prêtés, moyennant des intérêts payés en nature (travail), et pouvaient même servir à acheter un meurtre.

La monnaie de pierre comme unité de compte

Dans une économie de troc, le système des prix peut se révéler d’une très grande complexité. Un article mis sur le marché a virtuellement autant de prix qu’il existe de biens marchands. Si 100 biens marchands circulent dans l’économie, il n’y a pas moins de 4950 échanges possibles, donc 4950 prix ! Dans ces conditions, le signal des prix est brouillé et il est difficile de se faire une idée précise de la valeur des choses. Cette difficulté disparaît quand une marchandise particulière est adoptée comme unité de compte. La valeur de chaque bien étant exprimée en quantité de cette marchandise, le nombre de prix se réduit de 4950 à 100. Dès lors, la valeur de chaque chose devient transparente pour tous les échangistes. Si 10 cauris peuvent acheter un pain ou un poisson séché, on sait immédiatement qu’un pain vaut un poisson. « La marchandise choisie, écrit Jevons, devient ainsi un commun dénominateur, ou une commune mesure de valeur, elle nous fournit les termes dont nous nous servons pour évaluer tous les autres objets, de sorte que leurs valeurs respectives peuvent se comparer sans difficulté ». [3]

A cet égard, force est de constater que les rais ne sont pas véritablement une unité de compte. Il n’existe pas de termes de l’échange clairement définis entre les rais et les biens et services disponibles dans l’île. La monnaie de pierre n’est pas homogène. Deux pierres de taille identique n’ont pas la même valeur, celle-ci variant en fonction de l’histoire propre de la pierre -- parfois rendue par le nom du Yapais qui l’a produite et transportée au péril de sa vie, ou du chef commanditaire… Avec l’inflation de la seconde moitié du 19ème siècle, les pierres produites et transportées à l’ancienne ont vu leur valeur s’apprécier relativement à celles de facture plus récente ; la qualité de la pierre, la finesse de son grain, sa couleur sont aussi des éléments à prendre en considération.

La monnaie de pierre comme moyen d’échange

« L’échange, écrit Jevons, est le troc de ce qui est relativement superflu contre ce qui est relativement nécessaire ». Dans une économie de troc, le principal obstacle à l’échange tient à « la difficulté de trouver deux personnes dont chacune possède, et soit disposé à céder, les objets qui conviennent aux besoins de l’autre ». C’est le problème classique de la double coïncidence des besoins, bien exposé par Adam Smith[4]. Ce bien « que tous en même temps sont disposés à recevoir, de sorte qu’après l’avoir obtenue par une vente, on peut toujours ensuite l’employer à un achat » (Jevons), est appelé moyen d’échange.

Historiquement, les métaux précieux ont souvent tenu ce rôle. Dotés d’une grande valeur sociale, ils avaient aussi certaines propriétés qui les qualifiaient pour le rôle de monnaie : ils étaient stockables, portables, reconnaissables, et divisibles. A Yap, et dans les îles de Micronésie, les métaux précieux n’existaient pas. La monnaie de pierre en tînt lieu.

Stockable, la monnaie de pierre l’est, assurément, comme l’attestent les banques de pierres autour des failus ou des maisons des chefs. « In front of a failu, note Furness, there are always many fei, which are thus displayed as evidence of the industry and wealth of the inmates”.


Portable, c’est moins évident quand on sait qu’il fallait jusqu’à cent cinquante homme pour déplacer les rais les plus grandes. Heureusement, le déplacement des pierres n'est pas nécessaire au transfert de leur pouvoir d'achat. « Compte tenu de la taille de certaines rais, écrit Furness, leur nouveau possesseur se contente généralement d’un simple agrément avec, en guise d’attestation de propriété, une marque gravée sur la pierre ; celle-ci peut alors tranquillement demeurer dans le domaine de son ancien propriétaire ». De ce point de vue, la monnaie de pierre ressemble beaucoup à notre monnaie scripturale.

La reconnaissabilité est plus problématique encore, dans la mesure où les pierres ne peuvent être utilisées que dans les échanges locaux. A la différence des dollars américains, reconnus internationalement et acceptés partout, les pierres de Yap ne peuvent être utilisées pour acquérir les biens du reste du monde, généralement plus prisés car plus rares que les biens de production locale. Pour se procurer les denrées des autres îles ou les biens de traite apportées par les européens, les Yapais recouraient donc au troc : nattes en fibres tressées, curcuma, coprah, etc... "Between traders and natives, note Furness, the medium of exchange is the ripe coconut, from which copra is made; they have in general agreed upon a rough standard of values for the articles most commonly in demand; for instance: the price of a large pilot biscuit is three coconuts; a stick of “nigger-head” tobacco, together with a box of Japanese safety matches, is worth six coconuts. The most extravagant deal I heard of was negotiated by that same royal old Ronoboi, who paid twenty thousand coconuts for a cooking stove, “made-in-Germany,” of thin sheet-iron. He was absolutely shut up in measureless content with his bargain, and vowed he was going to make bread in it".

Enfin, l’une des propriétés attendues de la monnaie est sa divisibilité. On échange toujours tant d’unités d’un bien contre tant d’unités d’un autre. Or, certains échanges ne peuvent avoir lieu faute, nous dit Jevons, d’ « un moyen de diviser et de distribuer la valeur selon nos différents besoins ». Le tailleur peut bien avoir un habit à échanger, la valeur de cet habit excède de loin celle du pain qu’il attend du boulanger ou de la viande qu’il demande au boucher. Ne pouvant découper son habit en morceaux sans détruire la valeur de l’ensemble, le tailleur dispose de possibilités d’échange très limitées : il doit se résoudre à cuire son propre pain... De ce point de vue, la faible divisibilité de la monnaie de pierre restreint son utilisation comme moyen d'échange. Certes, relève Furness, une rai de trois mains permettait au début du 20ème siècle d’acheter un cochon, ou 50 paniers de nourriture. Mais, pour les transactions de moindre envergure, les Yapais utilisaient les autres moyens traditionnels de paiement à leur disposition ou recouraient au troc.

En résumé, il est clair que la monnaie de pierre ne remplit pas parfaitement les fonctions que les manuels d’économie assignent à la monnaie. C’est sans doute la raison pour laquelle, avec l’introduction du mark, puis du yen, puis du dollar, les rais ont progressivement cessé d’être un moyen d’échange quasi-universel. Elles sont désormais confinées à la sphère cérémonielle et à l’achat de terres.


Notes

[1] Par exemple : “Whatever is used as a medium of exchange, unit of account, and store of value” --Lawrence S. Ritter and William L. Silber, Money, Banking, and Financial Markets, 6th edition, Basic Books 1989.
[2] The Credit Theory of Money, By A. Mitchell Innes.The Banking Law Journal, Vol. 31 (1914), Dec./Jan., Pages 151-168.
[3] De ce point de vue, André Orléan a raison d’écrire : « Loin qu’il faille lire les égalités « 1 table = 10 euros » et « 1 chaise = 2 euros » comme résultant de l’égalité « 1 table = 5 chaises » qui en serait la vérité ultime, … il convient, tout à l’inverse, de comprendre cette dernière égalité comme la conséquence mécanique des deux égalités monétaires précédentes. C’est le rapport à la monnaie et lui seul qui homogénéise les biens. C’est lui qui est premier. Il n’y a rien dans les biens comme une commensurabilité intrinsèque qui précéderait l’échange et justifierait qu’une table vaille cinq chaises ». La sociologie économique de la monnaie, in Traité de sociologie économique, ed. François Vatin et Philippe Steiner. PUF 2009. L’idée se trouve chez Schumpeter. Pour passer des rapports de prix aux prix absolus, il faut s’entendre sur un étalon de valeur, une unité de compte, un bien tiers « qui détermine l'unité dans laquelle les prix vont être exprimés ». Or, « cette unité est d’évidence totalement arbitraire et ne peut pas être immanente au système des grandeurs économiques ». Le choix de l’unité de compte revient alors à conférer à un objet quelconque une valeur de référence, une valeur pure, qui n’aura de signification réelle qu’à partir du moment où les gens auront appris à l’utiliser. Joseph A. Schumpeter, L'essence de la monnaie, in Théorie de la monnaie et de la banque.

[4] « La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins. La plus grande partie ne peut être satisfaite que par l’échange du surplus de ce produit qui excède sa consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi, chaque homme subsiste d’échanges ou devient une espèce de marchand, et la société elle-même est proprement une société commerçante. Mais, dans les commencements de l’établissement de la division du travail, cette faculté d’échanger dut éprouver de fréquents embarras dans ses opérations. Un homme, je suppose, a plus d’une certaine denrée qu’il ne lui en faut, tandis qu’un autre en manque. En conséquence, le premier serait bien aise d’échanger une partie de ce superflu, et le dernier ne demanderait pas mieux que de l’acheter. Mais si, par malheur, celui-ci ne possède rien dont l’autre ait besoin, il ne pourra pas se faire d’échange entre eux. La boucher a dans sa boutique plus de viande qu’il n’en peut consommer; le brasseur et le boulanger en achèteraient volontiers une partie, mais ils n’ont pas autre chose à offrir en échange que les différentes denrées de leur négoce, et le boucher est déjà pourvu de tout le pain et de toute la bière dont il a besoin pour le moment. Dans ce cas-là, il ne peut y avoir lieu entre eux à un échange. Il ne peut être leur vendeur, et ils ne peuvent être ses chalands; et tous sont dans l’impossibilité de se rendre mutuellement service. Pour éviter les inconvénients de cette situation, tout homme prévoyant … dut naturellement s’arranger pour avoir par devers lui, dans tous les temps, outre le produit particulier de sa propre industrie, une certaine quantité de quelque marchandise … que peu de gens fussent disposés à refuser en échange du produit de leur industrie. (…) C’est de cette manière que la monnaie est devenue chez tous les peuples civilisés l’instrument universel du commerce, et que les marchandises de toute espèce se vendent et s’achètent, ou bien s’échangent l’une contre l’autre par son intervention. » Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.


Sources
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Cora Lee C. Gillilland : The Stone Money of Yap, Smithsonian Studies in History and Technology, n° 23, 1975.

William H. Furness, The island of stone money: Uap of the Carolines, 1910

William Jevons, Money and the Mechanism of Exchange, chapitre 1 à 3, 1875

Yapese Quarry Sites, Pacific World

1 commentaire:

le blog de Jean-Luc Cohen a dit…

C'est juste pour vous dire que vous avez fait un remarquable travail de synthèse autour de la pierre de Yap et que votre analyse monétaire me paraît juste et pertinente. Je vous remercie d'autant plus que votre participation, certes involontaire,m'aide quotidiennement dans la rédaction de mon projet audiovisuel. Toutes mes félicitations et mes plus remerciements. JL Cohen