Dans les économies non marchandes, le tribut, le don et l’échange non marchand constituaient les modes dominants de circulation des biens et des services. « Une économie qui ignore l’échange, écrit Max Weber, connaît néanmoins des prestations entre unités économiques, lesquelles ne reposent pas sur l’échange mais requièrent cependant un moyen de paiement : les tributs, les cadeaux entre chefs, le prix de la fiancée, la dot, le wergeld, les dommages dus en réparation, les amendes, autant de formes de paiement qu’il faut honorer avec des moyens standards de paiement ». Au lieu d’un « moyen général d’échange », la monnaie était alors un « moyen de paiement imposé », grâce auquel les hommes s’acquittaient de leurs obligations sociales[2]. C’est pourquoi Alain Testart définit la monnaie comme tout actif « dont la cession, en quantité déterminée, au sein d'une communauté de paiement, est prescrite ou préférée dans la plupart des paiements et est réputée avoir valeur libératoire ».
Ayant pouvoir libératoire dans les paiements coutumiers, ces biens s’imposèrent aussi comme moyen de paiement dans l’échange marchand. Ils étaient en effet plus échangeables que les autres. Les autres agents étaient tout disposés à les accepter en paiement car, même s’ils n’en avaient pas l’utilité, ils pourraient facilement les échanger ensuite contre les biens qu’ils désiraient, et cela plus sûrement et plus économiquement que s’ils s’étaient limités à un échange direct. C’est ainsi que, « sans convention ni loi, sans même une quelconque considération de l’intérêt commun », les hommes ont été amenés à échanger les biens qu’ils possédaient contre des biens qu’ils ne désiraient pas, mais qui, en raison de leur échangeabilité, leur permettaient d’accéder aux biens qu’ils désiraient vraiment[3]. Forts de leur capacité d’échange supérieure, ces biens furent de plus en plus acceptés dans l’échange –- la monnaie étant sujette à des rendements croissants d’adoption, en raison de ce que les économistes appellent une externalité de réseau, elle est d’autant plus acceptée qu’elle est plus acceptée -- et, finalement, s’imposèrent comme intermédiaires de l’échange. La monnaie était née.
Avec le développement de l'économie marchande, la monnaie change de statut : elle devient un moyen général d’échange. En réduisant les coûts de transaction, elle multiplie les possibilités de l’échange. Il en résulte une allocation des ressources plus satisfaisante pour les agents, dans la mesure où, par définition, chacun gagne à l’échange. En ce sens, la monnaie constitue une innovation technologique, au même titre que la machine à vapeur ou l’ordinateur.
Définir la monnaie comme moyen d’échange, ou plus largement, comme moyen de paiement, nous éclaire sur son utilité, sa fonction, mais ne nous dit rien sur sa nature, son essence. Une économie peut se passer d’un moyen d’échange ou d’un moyen de paiement, mais elle ne peut se passer de la monnaie. C’est dire que l’essence de la monnaie est ailleurs.
L’essence de la monnaie
L’essence de la monnaie, c’est le crédit. Par crédit, il faut entendre ici, à la manière comptable, toute créance enregistrée dans « le grand livre social » (selon l'expression de Schumpeter). Contrepartie « d’une contribution au produit social », ou d’un crédit au sens habituel du terme, la monnaie est un avoir avec lequel il est possible d’acheter, un « bon sur le produit social » (ibid.).
La monnaie peut revêtir des formes diverses, mais sa nature est toujours la même : une créance pour celui qui la reçoit et une dette pour celui qui la donne. Un dollar est une promesse de paiement, une reconnaissance de dette. On contracte une dette chaque fois que l’on achète, et une créance chaque fois que l’on vend. Comme nous sommes tous à la fois vendeurs et acheteurs, nous sommes tous à la fois créanciers et débiteurs. Dans le grand livre social, nos créances sont « contrebalancées par d'autres de sens contraire, et disparaissent dans le processus de compensation économique »[4]. Dans les économies avancées, où le système bancaire fait office d’agence centrale de clearing, la compensation s’effectue dans les comptes des banques, à travers les écritures de débit et de crédit.
La monnaie n’est alors qu’un « moyen de règlement provisoire de relations de crédit ». Ces relations de crédit, qui « naissent de la non-simultanéité de l’entrée, dans le processus économique de compensation, des prestations et de leurs contreparties », sont « l’essentiel et la base logique », par rapport à laquelle l’actif défini comme monnaie ne joue qu’un « rôle technique de serviteur ».
A la limite, une économie fondée sur le crédit peut se passer d’un moyen de paiement. Si Dupont achète chaque semaine 10 € de vin à Durant, et si Durant achète chaque semaine pour 10 € de pain à Dupont, leurs créances réciproques se compensent. Nul besoin ici d’un moyen de paiement. Il n’en va pas autrement si Durant préfère acheter son pain à Martin : il suffit que Durant transmette à Martin sa créance sur Dupont. C’est ce qui se passe lorsqu’un effet de commerce est endossé. En pareil cas, « l’effet passe de mains en mains comme et avec le même résultat économique qu’un billet de banque ».
Quelque soit le mode de règlement retenu, on retrouve les mêmes « écritures implicites » sur « les comptes invisibles de la comptabilité économique ». Quand un agent réalise une vente, il acquiert une « créance dans le grand livre économique » ; s’il réalise ensuite un achat de même valeur, le grand livre économique enregistre « la disparition de cet avoir de son compte et sa réapparition sur le compte d’une autre entreprise ». L’endossement de l’effet n’est qu’un moyen technique de réaliser, sans frais, cette compensation économique. Si le paiement s’effectuait en espèces, cela ne changerait rien aux écritures passées simultanément dans le grand livre économique : le compte de l’acheteur serait pareillement débité et le compte du vendeur crédité du même montant. Schumpeter donne l’exemple suivant : « Quand, au péage d’une autoroute, l’automobiliste remet une pièce de dix pfennigs, cela signifie que dix pfennigs sont débités de son avoir et que l’avoir de la société d’autoroute s’est accru de dix pfennigs ».
Une économie basée sur le crédit peut donc, en principe, se passer d’un moyen de paiement. Pour autant, elle ne peut se passer de la monnaie. Le crédit implique une unité de compte, ne serait-ce que pour tenir à jour les comptes de débit et de crédit dans le « grand livre social ». C’est pourquoi nous retiendrons la définition que l’historien Glyn Davies proposait de la monnaie : "tout ce qui est d'un usage généralisé pour effectuer des paiements et pour tenir des comptes de débit et de crédit"[5].
La monnaie de pierre et la nature de la monnaie
Imaginons la situation suivante. Jean a des oranges et désire des bananes. De son côté, Paul veut bien des oranges mais n’a que des pommes à donner en échange. La non coïncidence des besoins restreint considérablement les possibilités de l’échange marchand. Néanmoins, un échange non marchand reste possible. Pour le comprendre, imaginons que Jean, Paul, George et al. appartiennent à une petite communauté d’interconnaissance, dans laquelle la division du travail et les contributions respectives de chacun sont bien connues de tous. Si l’un des membres ne remplissait pas ses obligations, ou ne contribuait pas à hauteur de ce que l’on attend de lui, il s’exposerait à différentes sanctions sociales. Par exemple, si Jean ne donnait pas ses oranges à Paul, George ne lui donnerait pas ses bananes. [Variante, dans un système centralisé : si Paul ne donnait pas ses oranges, le chef ne lui redistribuerait pas les bananes de George]. En acceptant de contribuer à la consommation de Paul, Jean gagne un droit sur la production des autres, en l’occurrence le droit de recevoir les bananes de George. Pour paraphraser Tom Wolfe dans Le Bûcher des Vanités, le don des oranges constitue un « dépôt à la banque des faveurs ».
Dans ce type d’économie simple, où chacun [ou le chef] tient la comptabilité précise des contributions de tous, on peut arriver, par l’échange non marchand, à une allocation des ressources quasi optimale. En pareil cas, on n’a pas besoin de la monnaie, entendue comme moyen général de paiement ou d’échange. Mais alors, à quoi sert la monnaie ?
Technologiquement, la monnaie est juste un moyen de tenir les comptes à jour dans une économie devenue trop complexe pour que les contributions de chacun puissent être enregistrées par tous. Le nombre des participants et l’ampleur de la division du travail sont tels qu’il faudrait une administration centrale et de gros ordinateurs pour tenir un compte précis de toutes les prestations individuelles. La monnaie dispense d’une telle infrastructure. Elle est un dispositif de communication qui renseigne la collectivité sur les contributions de chacun. L’argent que Jean reçoit de Paul atteste qu’il s’est acquitté de ses obligations sociales – eg, il a donné à Paul ses oranges. L’argent reçu n’est rien d’autre qu’une créance sur la production des autres – eg, un droit sur les bananes de George. Dans les termes de Narayana Kocherlakota, la monnaie est de la mémoire sociale (money as societal memory).
Ces considérations éclairent la nature de la monnaie de pierre.
Les rais sont des crédits. Ils changent de propriétaire en reconnaissance d'une contribution, d’un don. Quand une pierre est "donnée" par le clan X au clan Y, en remerciement par exemple de l’aide apportée lors d’une guerre, cette pierre a vocation à rappeler ensuite au clan Y qu’il dispose d’une créance sur le clan X. Dans ce type d’économie non marchande, les biens et les services sont offerts dans l'attente d'un retour de valeur comparable à une date ultérieure. Les pierres sont la mémoire sociale des contributions des clans, des familles et des habitants de l'île, dont elles tiennent à jour les comptes de débits et de crédits. La cession des pierres est l’un des moyens que les Yapais ont trouvé de procéder au « règlement provisoire de soldes temporaires » (Schumpeter).
Dans une société où tout le monde connaît tout le monde, et où les familles ne badinent pas avec l’honneur, une pierre peut être cédée des dizaines de fois sans jamais changer de place. Le créancier s’estime satisfait si son débiteur lui cède publiquement la propriété d’une pierre : au mieux, il apposera sa marque sur la pierre. En d’autres termes, le transfert des pierres n'est pas nécessaire au transfert de leur pouvoir d'achat. Il suffit que tous s’accordent sur l’identité du propriétaire.
Pour peu que le crédit d’une famille soit solide, il est même possible de payer avec de l’argent invisible. Si l’on en croit une anecdote célèbre, rapportée par Furness, une famille possédait une grande rai dont la valeur d’échange était admise par tous, lors même que personne ne l’avait jamais vue ! Cette pierre n'était jamais arrivée jusqu'à Yap, et reposait quelque part au fond de la mer ! [6]
Les autorités allemandes ont bien compris le parti qu’elles pouvaient tirer des coutumes locales. Quand l’Allemagne rachète Yap à l’Espagne en 1898, elle hérite d’une île dont les voies de communication consistent, au mieux, en allées grossièrement pavées de coraux. Afin de rendre les routes plus praticables pour les montures et les pieds des allemands, ordre est donné aux chefs coutumiers de faire le nécessaire. Les Yapais renâclant à la tâche, malgré des injonctions répétées, les autorités décident finalement de mettre les chefs à l’amende. Mais sous quelle forme prélever cette amende ? Comme l’écrit Furness, « il n’aurait servi à rien d’exiger des chefs de l’or ou de l’argent -- ils n’en avaient pas ; les forcer à payer dans leur propre monnaie aurait demandé une mobilisation générale de tous les hommes de l’île juste pour transporter le produit de l’amende ; de toutes façons, le gouvernement ne disposait pas d’entrepôts suffisamment grand pour le stocker ; enfin, les rais n’avaient pas cours légal en Allemagne ».
Les Allemands ont alors une idée lumineuse. Pourquoi ne pas tirer avantage des conventions locales qui permettent de transférer la propriété d’une rai sans la déplacer ? Un fonctionnaire allemand est aussitôt dépêché pour dessiner sur les grandes rais disposées devant tous les failus de l’île, en grandes lettres noires, les initiales “B.A.” -- pour Berzirks-Amt (Bureau du District). De cette façon, on signifiait clairement à la population que le Gouvernement était désormais le propriétaire légal des pierres. L’effet fut radical et immédiat, nous dit Furness, qui tient l’histoire du père Salésius : « This instantly worked like a charm; the people, thus dolefully impoverished, turned to and repaired the highways to such good effect from one end of the island to the other, that they are now like park drives. Then the government dispatched its agents and erased the crosses.”
Le failu de Peegachpar à Gachpar, avec sa "banque de rais" (malal).
Si l'argent est essentiellement un moyen technologique de tenir à jour la balance de nos « contributions au produit social », il n'est pas nécessaire qu’il ait une valeur intrinsèque. Une monnaie fiduciaire fait aussi bien l’affaire qu’une monnaie marchandise, et pour un coût de production et de stockage moindre – eg, un billet de 20 $ prend moins de place et coûte moins cher à produire que 20 $ de coprah ou qu’un cochon de ce prix.
Mais cela soulève une question intrigante. Pourquoi les Yapais ont-ils adopté une monnaie aussi coûteuse que leurs rais ? Les Yapais voulaient sans doute s’assurer que leur monnaie ne pourrait être trop facilement reproduite. Leurs chefs n'avaient sans doute pas le « crédit » suffisant pour imposer une autre monnaie fiduciaire. Peut-être les Yapais avaient-ils auparavant fait l’expérience de l’inflation ? Les chefs contrôlant l’offre de monnaie, et résistant mal aux séductions du seigneuriage, il est possible que les biens précédemment utilisés comme monnaie aient vu fondre leur valeur d’échange, à l’image du $ zimbabwéen actuellement. Comme on l’a vu (cf. 1ère partie), les rais ont eux aussi connu une forte dévaluation à la faveur de l’inflation de la deuxième moitié du 19ème siècle. Le crédit – on parle aujourd’hui de « crédibilité » -- des autorités monétaires américaines étant mieux assuré, le dollar américain a, depuis 1986 et un Accord de libre association avec les États-Unis, cours légal dans les États fédérés de Micronésie. Toutefois, Yap a beau être aujourd’hui une économie dollarisée, les grandes pierres restent toujours utilisées dans les échanges traditionnels et les transactions foncières.
Sources
Michael F. Bryan, Island Money, Federal Reserve Bank of Cleveland, Commentary, 2004
Narayana Kocherlakota: The Technological Role of Fiat Money, Federal Reserve Bank of Minneapolis Quarterly Review, 1998 (based on "Money is Memory", Journal of Economic Theory, 1998)
A. Mitchell Innes : The Credit Theory of Money, The Banking Law Journal, Vol. 31, Dec./Jan., 1914
Joseph A. Schumpeter, L'essence de la monnaie, in Théorie de la monnaie et de la banque.
Hingston Quiggin A. : A Survey Of Primitive Money, 1949
Carl Menger : On the origins of money, Economic Journal, volume 2 (1892)
Alain Testart: Moyen de paiement, moyen d’échange, in Aux origines de la monnaie. Errance, 2001, 144 p.
[5] La nature et les origines de la monnaie et du troc - chap. 1 in Histoire de la monnaie, 3ème édition
[6] L’anecdote de la pierre perdue, donnée par Furness, a été souvent reprise depuis (cf. par exemple Friedman dans La monnaie et ses pièges, ou Tobin dans son article Money du New Palgrave Dictionary of Economics). A supposer que l’histoire soit authentique – Furness est la seule personne qui l’ait rapportée et son informateur, Fatumak, est décrit par ailleurs comme assez blagueur -, il semble que la famille n’ait jamais encore exercé ce droit, de sorte qu’à aucun moment cette pierre n’a servi de moyen d’échange. Voici le texte original de Furness : “My faithful old friend, Fatumak, assured me that there was in a village near-by a family whose wealth was unquestioned, acknowledged by every one, and yet no one, not even the family itself, had ever laid eye or hand on this wealth; it consisted of an enormous fei, whereof the size is known only by tradition; for the past two or three generations it had been, and at that very time it was lying at the bottom of the sea! Many years ago an ancestor of this family, on an expedition after fei, secured this remarkably large and exceedingly valuable stone, which was placed on a raft to be towed homeward. A violent storm arose and the party, to save their lives, were obliged to cut the raft adrift, and the stone sank out of sight. When they reached home, they all testified that the fei was of magnificent proportions and of extraordinary quality, and that it was lost through no fault of the owner. Thereupon it was universally conceded in their simple faith that the mere accident of its loss overboard was too trifling to mention, and that a few hundred feet of water off shore ought not to affect its marketable value, since it was all chipped out in proper form. The purchasing power of that stone remains, therefore, as valid as if it were leaning visibly against the side of the owner’s house, and represents wealth as potentially as the hoarded inactive gold of a miser of the middle ages, or as our silver dollars stacked in the treasury at Washington, which we never see nor touch, but trade with on the strength of a printed certificate that they are there”
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