8 déc. 2008

L'exception religieuse américaine

L'exception religieuse américaine constitue un défi à la loi évolutive, théorisée par Max Weber, selon laquelle la modernité conduirait inéluctablement à la "rationalisation du monde". Les Etats-Unis ont beau être la nation dont le niveau de vie et la capacité technologique & scientifique sont les plus avancés du monde, ils sont demeurés une nation profondément religieuse. C'est depuis longtemps la plus religieuse des nations occidentales.

En 2002, le Pew Global Attitudes Project a réalisé une vaste enquête sur les attitudes religieuses dans le monde (ici). Seulement 20 % des Allemands, 12 % des Japonais et 11 % des Français déclaraient que la religion joue un rôle très important dans leur vie. "Si vous prenez les 20 pays les plus développés du monde (selon le classement du PNUD sur l’échelle de l’IDH), 19 sont très sécularisés", explique David Voas, sociologue des religions à l’Université de Manchester. Un seul pays fait exception, les Etats-Unis : 60 % des Américains déclarent que la religion joue un rôle très important dans leur vie (cf. graph. ci-dessous). Loin de diminuer, l’expression religieuse y semble même en augmentation : selon Roger Finke, sociologue à la Pennsylvania State University, 45 % des Américains étaient membres d’une église en 1890, et 62 % en 2000.

En 1776, Adam Smith expliquait la religiosité américaine par la remarquable diversité de l'offre religieuse aux Etats-Unis. Les immigrants ont apporté avec eux d'innombrables églises et pratiques religieuses. Si bien qu'aujourd'hui, chacun peut trouver sur un marché religieux hautement concurrentiel une réponse à ses besoins. Par contraste, en Angleterre, les fidèles insatisfaits n'avaient d'autre choix que de s'accomoder du monopole indolent de l'Eglise anglicane, ou de renoncer à pratiquer leur religion. Le point de vue smithien est aujourd'hui dominant parmi les sociologues de la religion.

Peter Berger, professeur de sociologie à Boston University, a longtemps cru que la sécularisation progressait avec le développement socio-économique. Depuis, il a changé d’avis et privilégie désormais une explication centrée sur l’offre. La demande de religion n’aurait pas grand-chose à voir avec le niveau de développement, mais beaucoup avec l’offre religieuse. Si les Américains vont davantage à l’Eglise et sont plus pieux que les Européens, c’est parce que le marché religieux est beaucoup plus ouvert aux Etats-Unis : des douzaines d’églises s’y font une concurrence acharnée pour attirer des adeptes, en leur proposant chacune une voie de salut particulière, et en répondant au plus près aux besoins des paroissiens. "Dans un marché aussi libre, l’offre est très différenciée", explique Mr. Finke. L’offre s’y adapte instantanément à la demande. Tout se passe comme s’il existait « une demande potentielle de religion qui ne demande qu’à être activée », explique Rodney Stark, sociologue à Baylor University. « Plus les membres du clergé sont préoccupés de préserver ou d’agrandir la part de marché de leur congrégation, plus vous aurez de monde dans les églises ». Ce modèle explique aussi ce qui se passe en Europe. Les Européens ne seraient pas fondamentalement moins religieux que les Américains ; simplement, le marché religieux y serait beaucoup moins concurrentiel, les Eglises en place ayant historiquement réussi à imposer un quasi monopole. Or, nous dit Mr. Stark, "une église en position de monopole est une église vide".


Sources :
- les § 2 et 4 sont traduits d'un article d'Eduardo Porter paru dans le New York Times du 21 Novembre 2004 ;
- Raymond Boudon, Le Monde du 13 décembre 2001 ;
- Pew Global Attitudes Project, dec. 2002

Pour en savoir plus sur l'économie de la religion, cf. cet article de Iannaccone, Finke, & Stark paru dans Economic Inquiry en 1997 : "Deregulating Religion: The Economics of Church and State" (pdf)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je suis surpris de la remarque de Smith que je ne connaissais pas, pourrais-tu me donner les références exactes livre et pages éventuellement ?
Par ailleurs, ayant une mère anglicane, il est vrai que la religion est vue comme un moyen de trouver des amis, de se socialiser, de s'intégrer dans un quartier ; et l'on change de "secte" en fonction des préférences ou du dynamisme de telle ou telle église. La comparaison avec le RU serait intéressante à creuser.
Ne peut-on pas aussi donner une explication "culturaliste" ? : construction des EU avec le may flower... et puis je pense en voyant le crâne à la tradition franc maçonne française qui est fort différente (laïcité...) de l'anglo-saxonne qui est très religieuse.
Qu'en penses-tu?
Richard Boudon.
sesboudon@yahoo.fr