Un article de Norimitsu ONISHI, paru dans le New York Times du 14 juillet 2008 -- traduit par moi.
OGA, Japon - Les Japonais ont adopté depuis longtemps une approche décontractée de la religion, célébrant la fin de l’an au temple bouddhiste et le nouvel an, quelques heures plus tard, au sanctuaire shintoïste. Les mariages sont célébrés dans les sanctuaires shintoïstes ou, tout aussi facilement, dans les églises chrétiennes. Quand il s'agit de funérailles, cependant, les Japonais ont toujours été inflexiblement bouddhistes - tant et si bien que le bouddhisme au Japon est souvent qualifié de « bouddhisme funèbre », une référence au quasi-monopole de l'ancienne religion sur les très élaborées, et lucratives, cérémonies entourant les décès et les services commémoratifs. Mais l’expression pourrait aussi bien décrire une religion qui, en apparence plus soucieuse des besoins des morts que de ceux des vivants, est en train de perdre sa position dans la société japonaise.
"Le bouddhisme funèbre a la réputation de ne pas se préoccuper des besoins spirituels des gens", déplore Ryoko Mori, le prêtre en chef du Temple Zuikoji, vieux de sept siècles. "Dans l'islam ou le christianisme, on fait des sermons, on se préoccupe des questions spirituelles. Mais, de nos jours au Japon, c’est une chose que très peu de prêtres bouddhistes pratiquent". M. Mori, 48 ans, 21ème grand prêtre du temple, ne sait pas s'il aura un successeur. "Si le bouddhisme japonais n'agit pas maintenant, il va mourir. Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre. Nous devons faire quelque chose."
Le bouddhisme japonais est confronté à une conjonction de problèmes, dont certains sont communs à tous les pays riches, et d'autres tout à fait spécifiques. Faute de successeurs, la survie de nombreux temples familiaux est menacée. L'intérêt pour le bouddhisme décline dans les villes, et les bastions ruraux se dépeuplent – les vieux adeptes meurent et ne sont pas remplacés, compte tenu des taux de natalité très bas. Peut-être le plus important, le bouddhisme est en train de perdre son emprise sur l'industrie funéraire. De plus en plus de Japonais se tournent vers les agences funéraires ou choisissent de ne pas faire de funérailles du tout.
Au cours de la prochaine génération, de nombreux temples ruraux devraient disparaître, emportant des siècles d'histoire locale avec eux et ajoutant aux bouleversements démographiques en cours dans les campagnes du Japon. Ici, à Oga, préfecture d'Akita, dans la péninsule du même nom qui fait face à la mer du Japon, les prêtres bouddhistes sont confrontés aux froides évidences mathématiques d'une population et d’une industrie locale, la pêche, en déclin. "La population a diminué de moitié et la moitié des entreprises ont également disparu", constate Giju Sakamoto, 74 ans, le 91ème grand prêtre du Chodrakuji, le plus ancien temple d’Akita, fondé en l'an 860. "Étant donnée cette réalité, et même s’il est vrai que notre religion a une longue histoire, je pense qu’il n’y a plus d’espoir", nous dit M. Sakamoto, depuis son temple, perché sur un promontoire surplombant le village, en bord de mer.
Pour survivre, M. Sakamoto a mis toute son énergie dans la gestion d'une maison de soins et d’un nouveau temple, dans une banlieue en expansion d'Akita. Ce temple, toutefois, ne compte encore que 60 ménages membres depuis son ouverture il y a deux ans, loin des 300 nécessaires pour assurer la viabilité financière d’un temple. Pendant des siècles, les temples bouddhistes ont été gérés de père en fils, au service de la population locale, sans jamais avoir besoin de faire de prosélytisme. Avec la responsabilité d’environ 300 familles, le prêtre en chef et son épouse étaient généralement bien occupés.
Non seulement le nombre de temples au Japon est en déclin – 85 994 en 2006, contre 86 586 en 2000, selon l'Agence japonaise des affaires culturelles - mais ils comptent en moyenne de moins en moins de membres. "Nous devons trouver d'autres emplois parce que le temple ne suffit pas», explique Kyo Kon, 73 ans, la femme du grand prêtre de Kogakuin, un temple d’ici, fort de 170 membres. Elle a l'habitude de travailler dans un foyer de jour tandis que son mari est employé au service du cadastre.
Non loin de là, à Doshoji, un temple couvrant 85 ménages âgés, le grand prêtre, Jokan Takahashi, 59 ans, est confronté à un problème commun à la plupart des petites entreprises familiales du Japon: trouver un successeur. Son fils aîné a suivi la formation pour devenir un prêtre bouddhiste, mais M. Takahashi hésite à lui demander de prendre en charge le temple. "Mon fils a grandi sans rien connaître d'autre que le monde du temple, et il m'a dit qu'il ne se sentait pas libre". Son fils, qui a maintenant 28 ans, travaille dans une entreprise de la ville voisine. "Il m'a demandé de le laisser libre tant que je travaille, et m’a promis qu'il prendrait en charge le temple quand il aura 35 ans. Maintenant, quand on regarde l'avenir, demander à un jeune de se charger d’un temple comme celui-ci, c’est peut-être cruel", nous confie M. Takahashi, après avoir fait visiter à un groupe de touristes la pièce la plus importante de son temple, une chambre intérieure en lambris, avec des armoires ressemblant à des casiers de consigne, où sont conservés les mânes des ancêtres des paroissiens.
Ce matin, M. Mori a commencé sa journée avec une visite dans une famille de paysans pour commémorer le 33ème anniversaire de la mort du grand-père. Prosterné devant l’autel de la maison, il a prié et chanté les sutras. Plus tard, il a répété les mêmes rituels dans un autre foyer, pour commémorer cette fois le septième anniversaire de la mort du grand-père.
Les Japonais, en particulier ceux des zones urbaines, se détournent de plus en plus de ces traditions. Beaucoup ne font plus partie d’un temple et préfèrent recourir aux services des agences funéraires quand un leurs proches meurt. Pour l’occasion, les agences fournissent les prêtres bouddhistes. Selon un rapport publié en 2007 par la Japon Consumers' Association, le coût moyen d'un enterrement, à l'exclusion de la concession au cimetière, était de 21 500 $, dont 5100 $ pour payer les services rendus par un prêtre bouddhiste. Jusqu’au milieu des années 1980 encore, presque tous les obsèques se déroulaient à la maison ou au temple, en présence du prêtre bouddhiste local. Mais, dans la dernière décennie, le recours aux agences funéraires s’est fortement accéléré. En 1999, 62 % des funérailles avaient encore lieu à la maison ou au temple, contre 30 % qui étaient organisés par les agences. En 2007, c’est exactement l’inverse : 28 % pour les funérailles traditionnelles, contre 61 % pour les obsèques organisés par les agences.
Qui plus est, un nombre croissant de Japonais décide d’incinérer leurs proches sans funérailles, explique Noriyuki Ueda, un anthropologue à l'Institut de technologie de Tokyo. "Bientôt, les prêtres bouddhistes et les temples ne seront plus impliqués dans les funérailles". Selon lui, le bouddhisme japonais a été amputé de son côté spirituel après s’être compromis pendant la Seconde Guerre mondiale avec les militaires. Quand on a glorifié les soldats tombés au front, quand on leur a attribué à titre posthume un nom bouddhiste spécial, le discours pacifiste sonne creux.
Après la guerre, explique M. Mori, les gens se sont mis à demander des funérailles bouddhistes toujours plus somptueuses, avec des noms prestigieux. Ces noms - dont les plus prestigieux sont traditionnellement réservés à ceux qui ont eu une vie honorable - sont aujourd’hui achetés et attribués quelque soit la conduite passée du défunt. "Les soldats, qui ont donné leur vie pour le pays, ont reçu un nom bouddhiste posthume ; après ça, tout le monde s’est mis à vouloir un nom glorieux pour ses morts, et les prix ont augmenté de façon spectaculaire. Le pays s’enrichissait, et tout le monde voulait un nom bouddhiste. Mais tout ça a terni notre image". Selon M. Mori, le nom bouddhiste le plus convoité se négocie à Akita autour de 3000 $, une paille comparée aux prix pratiqués à Tokyo.
Cette mauvaise image est renforcée par la façon dont les funérailles et les services funéraires sont organisés. Les prix ne sont pas indiqués, ils sont laissés à la discrétion de la famille – en pareil cas, les parents se sentent obligés de se montrer généreux. L'argent est remis dans des enveloppes, et il n’y a pas de reçu. Les temples, fort de leur statut d’organismes religieux, ne paient pas d'impôts.
C’est en partie pour dissiper cette mauvaise image que Kazuma Hayashi, 41 ans, un prêtre bouddhiste sans temple, a fondé une société, Obohsan.com (obohsan signifie prêtre), dans la banlieue de Tokyo. L'entreprise dépêche des prêtres bouddhistes freelance pour des funérailles et d'autres services, court-circuitant les agences. Les prix sont au moins un tiers inférieur à la moyenne du marché, et sont indiqués clairement sur le site Web de la société. Un rabais de 10 pour cent est proposé aux membres. "Nous donnons même des reçus", explique M. Hayashi.
M. Hayashi fait valoir que son entreprise, fondée il y a trois ans, a rencontré un grand succès, grâce à sa politique de prix bas. Le nom posthume le plus prestigieux est attribué pour la somme de 1 500 $, un prix défiant toute concurrence. "Je sais bien que ce n'est pas l’esprit originel du bouddhisme", nous dit M. Hayashi, en faisant référence au business des noms posthumes. "C'est une marque que nos clients choisissent. Certains y tiennent vraiment, c'est-à-dire qu’il y a une demande très forte, et nous devons y répondre." Mais M. Hayashi met en garde ses clients : «on ne choisit pas un nom bouddhiste comme on achète un sac à main Gucci."
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