4 juil. 2008

L’épidémie d’obésité et le multiplicateur social

La prévalence de l’obésité (IMC > 30) a fortement augmenté dans les pays occidentaux. Aux Etats-Unis, où deux adultes sur trois sont en surpoids, la proportion d’obèses est passée de 23 % de la population adulte en 1971 à 31 % en 2002. En France, où près d’un tiers des femmes et presque la moitié des hommes sont en surpoids, la proportion d’obèses chez les 18-65 ans a doublé en vingt ans, passant de 5 % en 1981 à 10 % en 2003[1].

Parmi les causes premières expliquant ce phénomène, on peut citer la baisse du prix relatif de l’alimentation à forte intensité calorique (junk food et fast food), l’impact de la publicité sur la consommation de ces produits par les enfants, la sédentarité croissante et la diminution corrélative de la dépense physique, aussi bien dans le travail que dans le loisir, etc. Mais l’impact global de ces facteurs environnementaux aurait sans doute été modeste si ne s’était greffé là-dessus l’effet multiplicateur des interactions sociales. Telle une épidémie, l’obésité se propage par contagion au sein d’un réseau social.

Le fait de vivre au contact de personnes obèses peut altérer les représentations de l’obésité : jusque là stigmatisée, l’obésité devient mieux acceptée ; dans certains réseaux de sociabilité, elle tend même à devenir la norme. Ce changement des représentations modifie les comportements alimentaires et les modes de vie, favorisant la prise de poids.

Gary Becker donne l’exemple suivant[2]. Supposons que Ego gagne 0.6 kg chaque fois que ses amis en gagnent 1. Si Ego influence ses amis dans la même mesure, le multiplicateur social est égal à 2,5 -- soit : 1 / (1-0.6). Cela signifie qu’un gain initial de 10 kg parmi les membres d’un réseau social, provoqué par quelque facteur exogène, débouche au final sur un gain global de 25 kg, du seul fait de la forte interaction sociale entre les membres. Dans cet exemple, le multiplicateur social explique 60 % du gain de poids et l’essentiel de l’augmentation de l’obésité.

Pour mesurer ces effets de contagion, une équipe de sociologues et de médecins de l’université Harvard a exploité une enquête longitudinale unique : The Framingham Heart Study, initiée en 1948, reprise en 1971 avec la deuxième génération, et poursuivie en 2002 avec la troisième génération[3]. Les chercheurs ont suivi à intervalles réguliers les cohortes de 1971 (5124 personnes de plus de 21 ans) et de 2002 (4 095 personnes). Tous les participants ont été examinés par des médecins, pesés et mesurés. Pour tous les membres, on dispose également d’informations détaillées sur leurs liens familiaux et leurs liens amicaux.

Les 5124 personnes de l’enquête de 1971 constituent les individus de référence (les Egos) ; toutes les personnes avec lesquelles ils sont liés par un lien social (amis) ou familial (conjoints, frères et sœurs) sont appelées « Alters ». En moyenne, chaque Ego déclare 7,5 liens de ce type[4]. Parce que l’amitié rapportée peut être unidirectionnelle ou bidirectionnelle, les chercheurs ont distingué trois cas de figure de liens amicaux: l’amitié déclarée seulement par Ego, l’amitié déclarée seulement par Alter, l’amitié déclarée par Ego et Alter. On peut supposer que l’influence d’Alter sur Ego sera la plus forte dans le cas de l’amitié mutuelle, et la plus faible dans le cas de l’amitié déclarée seulement par Alter. Si Ego déclare qu’Alter est son ami, l’influence de ce dernier sur Ego sera probablement plus grande que s’il est seul à désigner Ego comme ami.

Grâce à l’informatique et un algorithme conçu par Kamadi & Kawai, l’équipe a pu reconstituer les liens familiaux et sociaux entre tous les membres du réseau (graph. 1).
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Graph. 1 : Une partie du réseau social de la Framingham Heart Study en 2000 (cliquez sur le graph. pour l'agrandir)

Lecture : Chaque rond représente une personne – il y en a 2 200 en tout. Les obèses sont en jaune, les autres en vert. Les ronds cerclés de rouge sont les femmes, les ronds cerclés de bleu sont les hommes. Les liens rouges lient des amis ou des conjoints, les liens bleus sont les liens de parenté. Cf. la vidéo avec l’évolution sur 30 ans.

Résultats

En moyenne, pour les sept examens conduits entre 1971 et 2003, et toutes choses égales par ailleurs, le risque d’obésité chez les Alters qui déclarent un lien avec un Ego obèse est 45 % plus élevé que la moyenne aléatoire dans le réseau. Il est 20 % plus élevé pour les Alters qui déclarent un lien avec un alter lui-même lié à un Ego obèse (influence de niveau 2), et 10 % plus élevé pour les Alters liés à un alter lié à un alter lui-même lié à un Ego obèse (influence de niveau 3). Autrement dit, l’influence d’Ego sur Alter diminue avec la distance sociale entre eux (graph. 2A).
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Il en va autrement de la distance géographique. La relation avec un Alter géographiquement éloigné n’est pas moins forte qu’avec un Alter géographiquement proche (graph. 2B). Ce résultat suggère que la distance sociale joue un rôle plus important dans l’épidémie d’obésité que la géographie.

Graph.2 : Effet de la Distance Sociale et Géographique aux Alters obèses sur la probabilité pour Ego de devenir lui-même obèse (cliquez sur le graph. pour l'agrandir)

Lecture : Le graph. 2A montre l’effet de la proximité sociale sur le risque d’obésité d’Ego (toutes choses égales par ailleurs). La distance sociale est mesurée par le degré de séparation : ‘1’ signifie qu’Alter cite Ego parmi ses liens familiaux ou amicaux ; ‘2’ signifie que Alter cite un alter qui cite Ego, etc... Il y a eu sept examens. Le graph. 2B l’effet de la proximité géographique sur le risque d’obésité d’Ego. On a constitué six groupes de couples, d’effectifs identiques : ‘1’ signifie que la distance entre Ego et Alter est proche de 0 miles ; ‘2’ représente une distance moyenne de 0.26 mile ; ‘3’ une distance moyenne de 1.5 miles ; ‘4’ une distance moyenne de 3.4 miles, ‘5’ une distance moyenne de 9.3 miles ; et ‘6’ une distance moyenne de 471 miles !

Manifestement, le fait de connaître des obèses augmente le risque de devenir obèse. A priori, il y a trois explications possibles à cette corrélation:

- L’existence d’un biais de sélection : l’homophilie. Il est possible que les obèses préfèrent s’associer à d’autres personnes comme eux.
- La présence d’une variable environnementale cachée : egos et alters ont en commun des expériences ou des attributs qui les auraient fait grossir simultanément.
- Le rôle de l’influence sociale : les alters influencent les normes et les comportements des egos.

Pour contrôler l’effet de l’homophilie, les chercheurs ont comparé le poids d’Ego en t avec celui d’Alter en t+1 (un examen plus tard, soit en moyenne 3 ans plus tard). De cette façon, la corrélation entre l’obésité de deux amis ne peut s’expliquer que par l’influence d’Ego sur Alter ou par l’effet de facteurs environnementaux. Pour contrôler l’effet des variables environnementales, les chercheurs ont examiné la direction des liens amicaux déclarés. Si la corrélation entre l’obésité d’ego et l’obésité d’alter s’expliquait par un facteur inobservé, elle devrait être identique quelque soit la direction du lien social.

La force du lien d’amitié est une variable importante. Plus le lien est fort – comme dans le cas des liens mutuels – plus la corrélation observée est élevée (graph. 3). La variable dépendante est ici l’obésité d’Ego en t, et les variables indépendantes sont l’obésité d’Ego en t+1, l’obésité d’Alter en t+1. La relation est contrôlée en fonction notamment de l’âge, du sexe, et du niveau d’étude d’Ego.

Si l’on considère l’ensemble des liens amicaux directs reliant Ego et les autres, le risque pour Ego de devenir obèse augmente de 57 % si son Alter devient lui-même obèse. Mais la direction du lien est importante. Le risque s’accroît de 171 % quand le lien d’amitié est réciproque. En revanche, il n’augmente pas quand l’amitié est déclarée seulement par Alter. Ce résultat suggère que des amis ne deviennent pas obèses en raison d’une exposition commune à des facteurs environnementaux inobservés. Si c’était le cas, la relation ne varierait pas en fonction de la direction du lien d’amitié.

Si l’on considère à présent l’influence des liens familiaux, le risque de devenir obèse augmente de 40 % quand le frère ou la sœur deviennent obèses. La relation est plus marquée entre sœurs (+ 67 %) qu’entre frères (+ 44 %) ou qu’entre frère et sœur (+ 27 %). Entre conjoints, le risque de devenir obèse augmente de 37 % si le conjoint devient obèse.
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Graph. 3. Probabilité pour Ego de devenir obèse en fonction du type de relation avec un alter qui va devenir obèse

Conclusion

Les mécanismes psychosociaux qui contribuent à la propagation de l’obésité ont probablement moins à voir avec l’imitation par Ego des comportements des familiers obèses qu’avec la modification de sa perception des normes sociales relatives à l’obésité. Si Ego observe que ses amis, son frère, son conjoint prennent du poids, il trouvera sans doute plus acceptable l’idée de devenir gros. Son comportement alimentaire se modifie en conséquence : il fait moins attention... Son mode de vie se modifie lui-aussi : il fait moins d’exercice… Cela ne signifie pas qu’il adopte les mêmes comportements que ses « proches », lesquels, on l’a vu, peuvent se trouver à des centaines de kilomètres de là. Le changement de la norme suffit à modifier l’orientation générale des comportements.

Les gens sont liés, et leur santé aussi. C’est pourquoi les interventions de santé publique peuvent être très efficaces. Grâce au multiplicateur social, la perte de poids des uns peut produire le même effet cumulatif que la prise de poids. Au sein d’un réseau social, les bons comportements aussi peuvent faire tache d’huile. Des mesures comme l’interdiction des distributeurs de boissons sucrées, ou des publicités ciblées sur les enfants, la taxation des denrées trop riches en sucre, en sel, en matières grasses, etc. peuvent se révéler très efficaces.

A cet égard, il sera intéressant de suivre ce qui se passe au Japon, où le ministère de la santé a récemment lancé une campagne nationale pour prévenir les maladies liées au surpoids[5]. Les adultes de plus de 40 ans sont invités à faire mesurer leur taille abdominale, et ceux qui dépassent la norme sont fortement incités à suivre un régime et à faire de l’exercice. Les entreprises qui lutteront efficacement contre le surpoids chez leurs employés bénéficieront d’allègements de charges au titre de l’assurance maladie. La norme fixée est de 85 cm de tour de taille pour les hommes (90 pour les femmes), ce qui paraît extrêmement sévère, surtout au Japon. Mais la campagne porte déjà ses fruits. Partout, des hommes et des femmes, qui, selon nos standards, ne semblent pas avoir de problème de poids, se mettent à l’aérobic, au jogging, et luttent de concert contre le « metabo » (raccourci pour « syndrome métabolique », le surpoids). La pression du groupe sur l'individu restant considérable dans la société japonaise, la campagne anti-métabo sera peut-être un succès. La valeur du multiplicateur social dépend en effet de l’intensité du contrôle social. Mais, au Japon aussi, l'individu se rebiffe. Par exemple, Kenzo Nagata, 73 ans, propriétaire d'un magasin de jouets, a ignoré deux précédentes convocations à un check up spécial : "ma ceinture abdominale, c'est mon affaire, dit-il, ça ne regarde pas les autres".
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Notes

[1] Bull. épidémiologique hebdo : Obésité et milieux sociaux en France : les inégalités augmentent (pdf)
[2] Social Causes of the Obesity "Epidemic" (Becker blog)
[3] The Spread of Obesity in a Large Social Network over 32 Years (NEJM)
[4] des liens ont pu être établis entre 12000 personnes ; 45 % des Egos comptent au moins un ami parmi les personnes examinées; enfin, l’enquête a permis d’examiner 83 % des conjoints et 87 % des frères et soeurs des Egos.
[5] Japan, Seeking Trim Waists, Measures Millions (NYT)
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3 commentaires:

Anonyme a dit…

La bouffe grasse est peu chère ...style le kilo de merguez à 2,80 euros le kilo, chez Carrouf !

Léna a dit…

Comment peut-on dire que d'être gros est acceptable quand on voit tous les magazines féminins "perdez trois kilos avant la Toussaint" , la mode des filles minces voir maigres, les clips ?

Anonyme a dit…

Etude passionnante, mais je pense qu'il faut rajouter une variable sociologique en plus de la simple analyse statistique. La conclusion de cette enquete est grosso modo que quand on est ami/parent avec des gros on a plus de chance de le devenir. Ne peut on pas inverser la proposition et en tirer 2 conséquences : avoir des gros dans sa famille modifie la perception des normes, mais être gros incite à se rapprocher d'autres gros, ne serais ce que pour ne pas ^^etre rejeté et traité de "sale gros". de même pour l'aspect comportement amoureux : est ce que le lien entre les personnes n'est pas lié au fait qu'un gros a moins de complexe a aborder un autre gros que quelqu'un de mince ?