23 déc. 2007

L’économie des cadeaux de Noël

Paul Noth, The New Yorker, December 17, 2007
.Il n’est pas facile de faire un bon cadeau. En première analyse, le meilleur cadeau est celui dont a rêvé le destinataire. Mais ce dernier sait mieux que vous ce qui est bon pour lui. C'est pourquoi les cadeaux se révèlent souvent mal adaptés aux préférences de ceux qui les reçoivent. Dans la mesure où un meilleur choix était possible, il y a là une "perte sèche" pour le destinataire.

Un exemple fera mieux comprendre cette notion de microéconomie : si l'on vous offre un pull à 100 € que vous n'auriez jamais, de vous-même, acheter plus de 60 €, ou que, l'ayant reçu, vous seriez prêt à revendre pour seulement 80 €, votre perte sèche se situe ici entre 20 et 40 €. On aurait été mieux inspiré de vous donner directement 100 euros plutôt que ce mauvais cadeau ! Tel est du moins le point de vue de la théorie économique standard.

Les cadeaux de Noël des lycéens font-ils apparaître une perte sèche ? Si c'est le cas, doit-on en conclure que leurs proches feraient mieux de leur donner de l'argent ? Finalement, pourquoi fait-on des cadeaux ? Telles sont les questions que l'on peut traiter à la faveur d'un TD sur les cadeaux de Noël (fichier Word), construit autour d'un questionnaire inspiré d'un article célèbre de Joel Waldfogel dans l'American Economic Review : “The Deadweight Loss of Christmas”.

Quelques enseignements du TD

Les réponses des élèves révèlent la rationalité cachée des cadeaux de Noël.

La principale surprise vient du fait que, pour la majorité des élèves, les cadeaux de Noël n'occasionnent pas globalement de perte sèche. Autrement dit, la valeur qu'ils attachent aux cadeaux qu'ils ont reçus est supérieure à leur valeur marchande - c'est tout particulièrement vrai des cadeaux offerts par les amis intimes. Ce résultat inattendu me paraît suffire à justifier l'institution des cadeaux de Noël.

Cela dit, les dons d'argent (et les cartes cadeaux) représentent tout de même plus du tiers du butin de Noël. A l'analyse, la propension à offrir du cash plutôt que des cadeaux augmente avec la distance générationnelle et affective entre les acteurs. Ainsi, ce sont les grands-parents, suivis des oncles et tantes, qui recourent le plus au don d'argent. Dans la mesure où leurs cadeaux enregistrent le taux le plus élevé de perte sèche, il est logique qu'ils recourent davantage que les autres au don d'argent. Bref, il est plus efficient pour eux de donner de l'argent que d'offrir des cadeaux.

S'agissant des intimes (petit ami, meilleur ami), c'est exactement le contraire : la valeur que les élèves accordent à leurs cadeaux est supérieure au prix qu'ils ont coûté -- on observe alors un gain sec. Cela tient à la qualité du donataire, mais aussi au soin particulier avec lequel le cadeau fut choisi, toutes choses qui ajoutent une forte valeur affective à la valeur marchande de l'objet.

Pour le comprendre, on peut mobiliser avec profit la théorie du signal de Michael Spence (Prix Nobel d'économie 2001). Soit deux amoureux ; ils aiment mais ne sont pas certains à 100 % d'être aimés en retour. On est ici dans une situation d' « asymétrie d'information ». En pareil cas, faire un cadeau permet d'envoyer un signal fort, de nature à rassurer l'être aimé quant à la teneur de vos sentiments. Faire un bon cadeau est en effet très coûteux ; il faut y consacrer beaucoup de temps, ce qui suppose un engagement affectif fort. « S'il m'aime vraiment, se dit la demoiselle, il choisira forcément un bon cadeau, car s'il m'aime autant que je l'aime, il pense forcément à moi tout le temps ; trouver un cadeau qui me plait ne lui sera donc pas trop difficile ». Si, quand bien même, notre homme ne voulait pas trop se casser la tête, il lui faudrait débourser plus pour offrir un cadeau conventionnel mais luxueux - l'argent permet, dans une certaine mesure, d'économiser du temps, mais si l'on ne veut pas économiser ses sentiments, il faut alors dépenser beaucoup d'argent...

La théorie du signal rend bien compte du fait, évident dans le sondage, que les proches (les amis intimes toujours, les parents souvent) font en général les meilleurs cadeaux. Mais elle explique aussi pourquoi les parents et les grands parents peuvent, sans risque, offrir de l'argent aux lycéens. C'est qu'on ne doute pas de l'amour de ses parents. On est ici dans une situation d' « information parfaite », qui contraste avec l'incertitude intrinsèque de la relation amoureuse. Le cadeau d'un parent n'a pas la même fonction de signal que celui de sa petite amie (sauf peut-être quand le parent en question a quelque chose à se faire pardonner). C'est pourquoi il est beaucoup plus acceptable de donner de l'argent à ses enfants qu'à sa petite amie.

S'agissant des pairs (les copains, les frères et soeurs), donner de l'argent serait également inefficient, mais pour une autre raison : si je donne 20 euros à chacun de mes copains pour qu'ils achètent ce qui leur plaît, et si chacun me donne à son tour 20 euros pour que j'achète ce qui me plait, l'opération cadeaux de Noël est une opération blanche : on a eu beau donner et recevoir, il n'y a rien sous le sapin ! Moyennant quoi, mieux vaut une perte sèche avec des cadeaux, que pas de cadeaux du tout.

Pour finir, ce TD amène comme sur des roulettes la question anthropologique du don. Pourquoi fait-on des cadeaux ? Et d'abord, qu'est-ce qu'un don ? il est manifeste que tous les cadeaux ne sont pas des dons, certains relevant davantage de l'échange non marchand.

==> cf. la typologie d'Alain Testart, résumée dans "L'échange et le don" (L'Antisophiste)

Pour en savoir plus

-- Pour une synthèse de l'article de Waldfogel et de divers articles récents, cf. mon billet "La perte sèche de Noël".
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-- Sur la question 2, on vérifiera que F > E (et cela, pour tous les élèves, sans exception !). C'est le phénomène dit de Loss Aversion : les gens sont plus sensibles aux pertes qu'aux gains. En l'espèce, les lycéens exigent, pour accepter de se défaire d'un objet qu'ils possèdent, un prix plus élevé que ce qu'ils seraient prêts à payer pour acheter cet objet s'ils ne le possédaient pas.

Pour illustrer cette asymétrie, Richard Thaler a procédé à une étonnante expérience avec ses étudiants. Il leur a demandé de répondre à ces deux questions:

"1. En venant en cours aujourd'hui, vous avez été exposé à une maladie très rare mais mortelle. La probabilité que vous ayez contracté la maladie est de 1 pour mille. Si tel est le cas, il vous reste moins d'une semaine à vivre, mais ce sera une mort paisible et sans souffrance. Par bonheur, il existe un remède extrêmement efficace, à condition de le prendre immédiatement. Le problème est qu'au moment où je vous parle, on n'en connaît pas le prix. Vous devez donc me dire tout de suite quel prix maximum vous êtes prêt à payer. Si le remède s'avère coûter plus, vous ne l'aurez pas. S'il coûte moins, on vous rembourse le trop perçu. Combien êtes-vous prêt à payer pour ce remède ?

2. Nous avons besoin de bénévoles pour réaliser des expériences scientifiques sur cette maladie. Les volontaires courront le risque de contracter cette maladie, avec une probabilité évaluée à 1 pour mille. Combien faudrait-il vous payer pour que vous acceptiez de participer à cette expérience ?
"

Dans l'un et l'autre cas, le risque est exactement le même. Mais, dans le premier scénario, les étudiants doivent décider quel prix ils sont prêts à payer pour annuler un risque auquel ils ont déjà été exposés, tandis que, dans le deuxième scénario, ils doivent décider à quel prix ils sont prêts à s'exposer volontairement à ce risque.

La réponse médiane des étudiants fut de 800 $ à la 1ère question, et de 100 000 $ à la seconde ! "En général," commente Thaler, "les gens attachent un prix beaucoup plus élevé à la conservation d'une chose qu'ils possèdent déjà qu'à l'acquisition de cette même chose quand ils ne la possèdent pas [dans cet exemple, leur bonne santé]."
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Source: Robert Frank, Luxury Fever, Princeton UP, 2000 (traduction personnelle)

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