23 déc. 2007

La perte sèche de Noël

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Il n’est pas facile de faire un bon cadeau. En première analyse, le meilleur cadeau est celui qu’aurait choisi le destinataire. Mais ce dernier sait mieux que vous ce qui est bon pour lui. C'est pourquoi les cadeaux se révèlent souvent mal adaptés aux préférences de ceux qui les reçoivent. Dans la mesure où un meilleur choix était possible, il y a là une perte sèche du point de vue des consommateurs.

L'économiste Joel Waldfogel a traité cette question dans un article célèbre de l’American Economic Review, intitulé “The Deadweight Loss of Christmas”. Le problème théorique est représenté dans la figure 1 ci-dessous, où la valeur du bien offert (G) apparaît en abscisses et celle des autres biens disponibles en ordonnées.
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Le point I correspond à la position actuelle de l'individu Dupont avant la réception de son cadeau (au niveau d’utilité Uo), compte tenu de sa contrainte budgétaire (aa’) et de ses préférences. Supposons que son ami Martin offre à Dupont x $ en cash. La droite de budget se déplace vers le haut (bb’) et, toutes choses égales par ailleurs, sa position est désormais située au point II (au niveau d’utilité U1 > Uo). Si maintenant, au lieu de cash, Martin décide d’offrir un cadeau, ce dernier ajoutera probablement moins à l’utilité de Dupont que son équivalent monétaire. Supposons que l’utilité marginale du cadeau représente 70 % de son prix d'achat, le niveau d’utilité de Dupont est désormais situé à U2 (donc en deça de U1). Le segment c'b' mesure la perte sèche consécutive au cadeau.
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Une perte sèche apparaît quand, par exemple, on vous offre un pull à 80 € pour lequel vous n'auriez pas voulu payer plus de 60 €. Pour estimer l'importance de la perte sèche associée aux cadeaux de Noël (« the deadweight loss of Christmas »), Waldfogel a demandé à ses étudiants d’évaluer les présents qu'ils avaient reçus à Noël : d’une part, le prix payé par les donateurs; d’autre part, le prix qu’ils seraient prêts à payer pour avoir ces articles (1er questionnaire) ou qu'ils exigeraient pour les retourner, abstraction faite de leur valeur sentimentale (2ème questionnaire). Comme prévu, il ressort du sondage que les cadeaux de Noël coûtent beaucoup plus à ceux qui les donnent qu'ils ne valent pour ceux qui les reçoivent. La perte sèche de Noël représente entre un dixième (estimation basse) et un tiers (estimation haute) de la valeur des cadeaux reçus (tableau 1). Si l’on généralise ces résultats à la masse des cadeaux échangés chaque année aux Etats-Unis, ce sont des milliards de $ qui sont ainsi gaspillés.
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Dans ces conditions, pourquoi ne pas donner simplement de l'argent ? Un économiste conséquent doit-il renoncer à faire des cadeaux ? Pas nécessairement. Faire un cadeau est souvent plus efficient qu’il n’y paraît de prime abord.
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En premier lieu, la perte sèche varie beaucoup selon le donateur, sa proximité au donataire, et la connaissance qu’il a de ses préférences. Maximale quand il s’agit des grands-parents, elle est faible quand le cadeau vient des parents, des frères et sœurs, et tend vers zéro quand il vient des amis (cf. fig. 3 dans l'article de Walfogel). Ceci explique que les grands parents soient les plus nombreux à préférer donner de l’argent (42 % de leurs dons se font en espèce contre 10 % de la part des parents et 0 % de la part du petit ami).
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Il arrive même que le cadeau soit si bien choisi que son utilité pour le donataire excède le prix payé par le donateur. Après tout, le cadeau idéal est celui qui vous fait découvrir un univers passionnant que vous ne soupçonniez pas. Pour vos amis, cela suppose de deviner chez vous des préférences latentes, qui ne demandaient qu'à être révélées. Avec le risque de tomber à côté... Tel ami bien intentionné vous offre ce Noël une super compilation de musique tibétaine, en faisant le pari qu'il réussira à vous faire aimer ça. Peine perdue ! Quelques années plus tôt, le même ami vous avait offert le premier volume de la correspondance de Flaubert dans La Pléiade et votre vie en fut changée. Cela signifie qu'un cadeau peut être ponctuellement inefficient mais, les bonnes surprises compensant les mauvaises, il n'y a pas de perte sèche à long terme. Ajoutons qu'il y a des articles que l'on aime bien recevoir mais qu'on ne peut se résoudre à acheter, ce qui pourrait expliquer le succès des boites de chocolat à Noël.
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Finalement, l'argument décisif en faveur du cadeau tient à sa valeur de signal. Un cadeau est un signal qui permet de communiquer à une personne que l’on pense à elle, que l’on se soucie d’elle, et qu’on veut lui faire plaisir. Dans cette perspective, offrir de l’argent liquide à un proche, a fortiori à sa petite amie, serait complètement inefficient...
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Il y a bien la solution des gift-cards (bons d'achats), moins fongibles que le cash, mais plus personnalisés. Du point de vue du donateur, cette innovation présente l'intérêt de réduire considérablement les coûts de transaction : plus besoin de courir les grands magasins, ni de se creuser la tête pour chercher un cadeau personnalisé. Pour ces raisons, deux Américains sur trois y ont recours -- la National Retail Federation évalue à près de vingt-cinq milliards de $ le montant dépensé en gift-cards pour Noël 2006, en hausse de 34 % par rapport à Noël 2005.
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Du point de vue des détaillants, ces bons sont une aubaine. Outre qu'ils s’apparentent à un prêt sans intérêt que les clients consentent au commerçant (selon Marketing Workshop, 30 % seulement utilisent leur bon dans le mois suivant sa réception), il arrive qu'ils ne soient jamais utilisés (TowerGroup évalue à 8 milliards de $ le gain pour les détaillants, soit 10 % de la valeur totale des cartes émises en 2006). Qui plus est, leurs bénéficiaires ont tendance à dépenser bien au delà de la valeur du bon.
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Las ! la gift-card a aussi un grave inconvénient. Elle signale au donataire que vous ne vous êtes pas beaucoup fâtigué, que vous n’êtes pas disposé à payer de votre personne... Bref, elle est pauvre en sentiment. Or, s’agissant de cadeaux, le sentiment est l’essentiel. C'est toute la limite de l'enquête de Waldfogel (cf. supra), dont le questionnaire demandait aux étudiants de faire abstraction de la valeur sentimentale des présents reçus. Dans la réalité, le seul fait de donner ajoute une valeur sentimentale à la valeur marchande d'un article. Une alliance ou une bague peuvent valoir beaucoup plus pour leur propriétaire que pour le bijoutier ; de même, un dessein offert par un enfant peut avoir une valeur inestimable pour ses parents.
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Comme le montre ce dernier exemple, la valeur sentimentale d'un cadeau dépend moins de son prix que du temps (et du soin) qu'on lui a consacré. La dépense de temps constitue ici un signal beaucoup plus puissant que la dépense d'argent, en particulier quand le temps coûte cher, comme c'est le cas pour un cadre supérieur. Partant, substituer des cadeaux qui coûtent du temps à des cadeaux qui coûtent de l'argent présente le double avantage de réduire la perte sèche de Noël sans altérer la force du signal.
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Et si le temps et l'argent vous sont comptés, n'oubliez pas : en matière de don, c'est l'intention qui compte…
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Sources:

The deadweight loss of Christmas (pdf), by Joel Waldfogel, American Economic Review, December 1993, vol 83, no 5. CR de The Economist: Is Santa a deadweight loss?, Dec 20th 2001
The Gift-Card Economy, by Stephen J. Dubner and Steven D. Levitt, Freakonomics, New York Times Magazine, January 7, 2007
The gift right out, by James Surowiecki, The New Yorker, 25 décembre 2006
Time and Communication in Economic and Social Interaction (pdf), by A. Michael Spence, Quarterly Journal of Economics, Vol. 87, No. 4. (Nov., 1973)

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