2 oct. 2007

Othello

Dans cette pièce, le personnage principal est en fait Iago, le porte-enseigne d’Othello. S. T. Coleridge le décrit comme “An accomplished and artful villain who was indefatigable in his exertions to poison the mind of the brave and swarthy moor.” (1)

Iago avec Roderigo


En apparence, Iago est un honnête homme. Tous ceux qui l’approchent le jugent de la sorte. Pour Cassio, florentin comme lui, il est « l’honnête Iago ». Pour Othello, il est « this fellow’s of exceeding honesty » auquel il confie sa femme durant le voyage vers Chypre. Desdémone voit en lui « an honest fellow ». Tous lui demandent conseil, y compris sur les affaires les plus graves. Quand elle sent son mari lui échapper, c’est vers Iago que Desdémone se tourne : « O good Iago, What shall I do to win my lord again ? Good friend, go to him.”
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Il est aussi un bon compagnon, qui sait à l’occasion lever le coude, et s’y entend pour mettre de l’ambiance. En bon habitué des tavernes, il connait toutes les chansons de marins :

And let me the canakin clink, clink;
And let me the canakin clink, clink :
A soldier's a man,
A life's but a span;
Why then let a soldier drink.

Mais Iago nous prévient : "I am not what I am". Il veut dire par là qu’il est un être sans être, une coquille vide et sans attaches, dont la vie manque cruellement de sens et de valeurs, qui trompe son ennui existentiel dans le plaisir et dans l’action (« Pleasure, and action, make the hours seem short »), et s’efforce de pallier son déficit d’être en accumulant un peu d’avoir et d’honneurs. Mais voilà que ces honneurs, on les lui refuse.

Iago est fort marri qu’Othello ne l’ait pas choisi pour lieutenant : « foi d'honnête homme, je sais ce que je vaux : (...) ce poste, celui-là, rien de moins ». Othello lui a préféré Cassio, un Florentin qui « se damnerait pour de belles femmes, mais qui, jamais, jamais, n’a mené se battre la moindre escouade ! » Tandis que lui, Iago, Sa Seignerie le Maure a pu le voir à l’oeuvre « à Rhodes, à Chypre et sur tant d’autres champs de belle bataille ». Décidément, il n’y a pas de justice ! « La peste des armes, c’est qu’on n’y a de l’avancement, aujourd’hui, que si quelqu’un vous pousse ou vous recherche, mais plus jamais à l’ancienneté, comme au temps où le second succédait au premier... ».

Dans ces conditions, Iago prend la résolution de se comporter comme ces serviteurs « qui, à cheval sur les formes, masqués de zèle, gardent pourtant leur coeur pour eux seuls et, ne cédant au maître que les dehors, savent bien se servir de lui ». De cette façon, « en le servant, je ne sers que moi-même ». Ah ! « si j’étais Othello, ce n’est pas Iago que je voudrais être ».

De son côté, Othello est l’antithèse de Iago. Il est un chef de guerre, investi par le Sénat de Venise pour défendre la Cité contre la flotte turque. Arrivé d’on ne sait où, il vient d’épouser une jeune et noble Vénitienne qui lui témoigne toutes les marques de l’amour. Othello réunit en sa personne tous les attributs de la reconnaissance et de la réussite sociales. Il symbolise « celui qui bénéficie de l’être infus dans la société, (...) qui a en lui, ou en tous cas semble avoir, le désir d’être, le will, et en manifeste le dynamisme ». Bref, Othello est pour Iago une provocation vivante. Aussi ce dernier va-t-il tout mettre en oeuvre pour « réduire à rien la foi en soi et dans les autres du Maure » (2).

Othello and Iago by Solomon Alexander Hart, 19th century engraving.

Iago, c'est l’homme du ressentiment. Il est cet homme au regard rentré, qui envie ceux qui ne connaissent pas l’envie, ceux qui sont forts et assurés d’eux-mêmes. Et Iago envie Othello, il l'envie à mort. Sa force, ses capacités à être au monde, sa volonté de puissance lui sont insupportables ; elles le ramènent à ses propres insuffisances. Mais ce qu'il envie le plus chez lui, c'est sa femme. Habituellement, les femmes inspirent à Iago du dégoût : "sournoises et vicieuses, les femmes ne sont que lubricité". (3) Toutes les femmes, sauf Desdémone. Las ! cette créature parfaite a donné son coeur à Othello. Pour Iago, c’en est trop. Ce qu’il ne peut avoir, nul ne doit l’avoir. "Ce sentiment abominable est le summum de l’envie qui raisonne en ces termes : Puisque je ne peux pas avoir une chose, le monde entier ne doit plus rien avoir ! Le monde entier ne doit plus être rien !" (4) Aussi Iago va-t-il s'employer à détruire l’amour de Desdémone et d’Othello.

On est à Chypre, le bâteau d’Othello a été retardé par la tempête. Sur le quai, Desdémone l’attend. Il arrive enfin :
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Othello
Ô ma belle guerrière !

Desdémone
Mon Othello !

Othello
Je m’émerveille autant que je suis heureux
De vous voir ici, avant moi ! Joie de mon âme,
Si après toutes les tempêtes vient tant de paix,
Que les vents soufflent, à en réveiller les morts,
Que les barques qui peinent contre les vagues
En gravissent les pentes jusqu’à la cime,
Fussent-elles l’Olympe, puis replongent
Comme du haut du ciel jusqu’en enfer !
Mourrais-je maintenant,
Ce serait à mon heure la plus heureuse,
Car je crains que mon âme ait tant de joie
Que plus jamais, dans ce qui nous attend
Et que nous ignorons, j’aie bonheur semblable.


Desdémone
Le ciel permette
Que notre amour et nos félicités ne fassent
Que croître avec le nombre de nos jours !


Othello
Exaucez-la, puissances généreuses.
Je ne puis dire assez mon grand bonheur,
Il me coupe le souffle, c’est trop de joie.
Que ce baiser, et ce baiser encore
Soient les plus grands débats qui jamais divisent nos coeurs !


Ils s’embrassent.
Iago, à part
Oh, maintenant vous êtes toute harmonie,
Mais, par ma foi d’honnête homme, cette musique,
Je vais en détendre les cordes.


A cet effet, Iago va concevoir un plan diabolique:

Réfléchissons... Après un peu de temps,
Insinuer à l’oreille d’Othello
Que Cassio est trop familier avec sa femme.
Sa façon d’être, ses manières affables
Ne sont-elles pas suspectes ? N’est-il pas
De ceux qui savent tourner la tête à des épouses ?
Le More est par nature franc, sans méfiance,
Il croit les gens honnêtes pour peu qu'ils le paraissent,
Et il se laissera mener par le bout du nez
Aussi gentiment qu'un âne... Je tiens mon plan,
Il est engendré. C’est l'enfer et la nuit
Qui doivent mettre au monde ce petit monstre.


Pour priver Othello de sa musique, il va instiller dans son oreille le poison de la jalousie, « ce monstre aux yeux verts qui nargue la proie même qu’il dévore ». Il lui susurre que Desdémone n’est qu’une femme comme les autres, une Vénitienne qui plus est...

Je sais trop ce que sont nos Vénitiennes.
Et qu’il n’est que le Ciel qui sache les torts
Qu’à leurs maris elles n’osent certes pas dire.
Toute leur morale,
Ce n’est pas de ne pas pécher, c’est de n’en rien faire savoir.


Et Othello vacille. En lui, le soupçon grandit, il ne dort plus, il n’est plus lui-même. Iago triomphe :

... Voyez comme il arrive !
Aucun pavot, aucune mandragore au monde,
Aucune des décoctions qui assoupissent
Ne te rendra jamais le doux sommeil
Dont tu dormais, hier...

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Les assurances de Desdémone n’y pourront rien changer. Comme le dit Emilia, la jalousie est « un monstre qui s’engendre lui-même et se nourrit de soi ».
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Ainsi qu’il le reconnaîtra plus tard, Othello a « perdu tout jugement ». Et l’on verra Iago se payer le luxe de morigéner Othello pour sa jalousie, « a passion most unsuiting for such a man » :

Iago
Que ne supportez-vous votre fortune
Comme il convient à un homme !


Othello
Un homme ? S’il porte des cornes,
Ce n’est qu’un monstre, une bête.


« Privé de sa musique, brisé au meilleur de son vouloir-être » (5), Othello est devenu un Iago. Son amour n’était qu’un leurre, croit-il. Mais il peut encore sauver son honneur. Car l’honneur est tout pour l’homme ; là se situe la différence avec les « bêtes à cornes ». Et Iago d’enfoncer le clou :

Good name in man and woman, my dear lord,
is the immediate jewel of their souls.
Who steals my purse steals trash; 'tis something, 'tis nothing;
'Twas mine, 'tis his, and has been slave to thousands.
But he that filches from me my good name
Robs me of that which not enriches him
And makes me poor indeed
.

Pour redevenir lui-même, redorer son blason, Othello comprend qu’il lui faut tuer Desdémone. Quand on l’arrêtera, il dira : « je ne fis rien par haine, je ne pensais qu’à l’honneur ». Ainsi finit Othello, « an honourable murderer, if you will »…
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Notes
1. Toutes les citations sont extraites d’Othello, trad. Yves Bonnefoy (Folio, édition bilingue). Les illustrations sont extraites de la base Shakespeare illustrated et de la Folger Library
2. Yves Bonnefoy, préface à Othello (Folio)
3. It is merely a lust of the blood and a permission of the will. Come, be a man
4. Nietzsche, Aurore
5. Yves Bonnefoy, op. cit.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

PLus je viens lire ce blog, plus je sens la critique s'éveiller en moi. J'apprécie particulièrement le "thème" actuel autour du ressentiment et de l'envie... Une question cependant: pourquoi n'abordez-vous pas la question de la forture au sens machiavelien pour Othello?

Anonyme a dit…
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Anonyme a dit…
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