6 oct. 2007

Le verrou malthusien

Depuis Adam Smith, une question fondamentale hante les économistes et les historiens : pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches tandis que d’autres restaient pauvres ? Plus précisément, la question d'Adam Smith peut être décomposée en trois questions distinctes : Pourquoi le verrou malthusien a-t-il persisté aussi longtemps ? Pourquoi la Révolution industrielle est-elle survenue en Angleterre, et pas ailleurs (eg, en Chine ou au Japon) ? Pourquoi certaines nations restent-elles aujourd’hui encore prisonnières du verrou malthusien ?
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Comme l'écrivait Robert Lucas dans ses Lectures on Economic Growth : "Once one starts to think about them, it is hard to think about anything else." Depuis plus de vingt ans, c'est le genre de questions auxquelles n'a cessé de réfléchir Gregory Clark. Farewell to Alms : a brief economic history of the world, paru cette année aux Princeton UP, est le résultat de ses recherches. Sa thèse est originale, brillante, et particulièrement convaincante pour ce qui est de répondre aux deux premières questions. Mais l’explication de la grande divergence du 20ème siècle risque de faire tousser les esprits progressistes -- et notamment ceux qui, à l’instar de Jeffrey Sachs, plaident pour une politique d’aide publique massive au développement.

Résumé de Farewell to Alms (I)

Dans le monde préindustriel, le revenu par habitant pouvait varier d'une société à l'autre, et d'une époque à l'autre, mais il n'augmentait pas à long terme. Le verrou malthusien assurait que tout accroissement du niveau de vie, par exemple grâce à un changement technologique, était inévitablement absorbé par l’accroissement de la population. Pour cette raison, l’habitant type de 1800, fut-il anglais, n’était pas plus riche que le chasseur-cueilleur du paléolithique. C’est la situation que résume le graphique 1.
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Graphique 1. L’histoire économique du monde en un graphique

Il faudra attendre la révolution industrielle pour que l’humanité échappe enfin au verrou malthusien. Du moins, une partie de l’humanité, car l’Afrique Noire, par exemple, n’en est toujours pas sortie...

Le verrou malthusien

Le modèle malthusien est bien résumé par les trois propositions suivantes :

- le taux de natalité varie selon les sociétés, mais il a partout tendance à s'élever quand le niveau de vie s'élève ;
- à l'inverse, le taux de mortalité d’une société a tendance à baisser quand le niveau de vie s'élève ;
- le niveau de vie d’une société tend à diminuer quand la population augmente.

Le graphique 2 décrit le système de relation entre ces trois variables :
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Graphique 2. L’équilibre malthusien


Le niveau de vie – la quantité de biens et services disponible par habitant – est représenté en abscisse, les taux de natalité et de mortalité en ordonnées. Le niveau de vie correspondant à un accroissement naturel nul est le revenu de subsistance, y*. C’est le niveau de revenu qui permet juste à la population de se reproduire. Si le niveau de vie est supérieur au niveau de subsistance (par exemple, au niveau y0), la natalité s’élève, la mortalité diminue, et la population augmente. Par suite, le revenu par tête diminue jusqu’au niveau de subsistance y*. A ce niveau, la population cesse de croître, et se stabilise à son niveau d'équilibre N*.

Au coeur de la théorie malthusienne, on trouve donc l'idée d'un conflit entre le niveau de vie et la population -- c'est la troisième proposition. Les salaires et les revenus par tête tendent à long terme vers leur niveau de subsistance : telle est la loi d’airain du monde malthusien. Sa justification théorique a été apportée par Ricardo et sa loi des rendements décroissants.

La production mobilise trois facteurs de production : la Terre, le Travail, le Capital. Si l’un de ces facteurs est fixe, mobiliser une quantité toujours plus grande des deux autres facteurs ne peut que réduire leur productivité marginale, donc leur rémunération. Or, dans le monde préindustriel, la terre était le facteur limitant. A technologie constante, l’augmentation de la quantité de travail s’accompagnait nécessairement d’une diminution de la productivité marginale du travail, donc des revenus du travail. C’est exactement ce qui advenait quand la population augmentait. Tôt ou tard, la capacité de charge démographique de la terre était atteinte, et la loi des rendements décroissants entrait en scène. Plus de bouches à nourrir, cela signifie aussi plus de bras pour travailler, mais ces derniers sont progressivement employés à des activités de moins en moins productives : on associe les cultures, on pratique un deuxième puis un troisième labour, un deuxième puis un troisième sarclage, on entretient mieux les clôtures, les canaux d'irrigation, on soigne et surveille mieux les animaux, etc. Gràce à l'intensification du travail, les rendements de la terre augmentent, mais, inexorablement, la productivité marginale du travail diminue, et avec elle le niveau de vie des travailleurs et de leur famille.

En fin de compte, le revenu de subsistance des sociétés préindustrielles est déterminé par leur régime de mortalité et de natalité. Une fois établi le niveau de revenu qui égalise la mortalité et la natalité, la taille de la population dépend seulement de la capacité de charge démographique de la terre, qui dépend elle-même des ressources foncières et technologiques dont dispose la société. Cette relation est décrite par le graphique 3.

Graphique 3. Les conséquences du progrès technique dans un monde malthusien

Le changement technologique se traduit par un déplacement vers le haut de la droite (T0 vers T1). Dans un premier temps, comme la population ne s’ajuste que lentement, le niveau de vie s’élève. C’est du reste la raison d'être du changement technologique. Mais, graduellement, les freins malthusiens se relâchent, la natalité s'élève, la mortalité diminue. La population augmentant, le niveau de vie revient progressivement à son niveau initial. Un nouvel équilibre est atteint, associant au niveau de subsistance y* un niveau de population plus élevé, N1. Au bout du compte, le progrès technique n’a fait qu’élever le nombre des hommes.

On peut illustrer ce point par l'exemple de l'Angleterre. Sa population a augmenté entre 1200 et 1316 -- elle atteint alors 6 millions d’habitants --, puis s’est effondrée entre 1350 et 1450, du fait de la peste noire. Conformément aux prédictions du modèle malthusien, la relation entre le nombre des hommes et le niveau de vie est clairement négative (cf. graphique 4). A partir de 1650, toutefois, la population anglaise augmente fortement, atteignant 8 millions d'habitants en 1800, sans que le niveau de vie moyen ne baisse. Les changements technologiques ont élevé la capacité de charge démographique de l'Angleterre, augmentant le nombre des hommes mais pas leur niveau de vie.


Graphique 4. Progrès technique et Population en Angleterre, 1200-1800


Lorsqu’il réfléchissait à son fameux Essai sur le principe de population (paru en 1798), Malthus officiait à Okewood (cf. photo), un village du Sud-Ouest de l’Angleterre où, entre 1792 et 1794, on enregistra 51 baptêmes et 12 funérailles… Dans cette région arriérée, la population augmentait rapidement et, avec elle, le nombre des pauvres.

Okewood Chapel

Contre son père et contre l’idéologie des Lumières qui, de Condorcet à Godwin, soutenaient que les malheurs des hommes venaient d’un mauvais gouvernement, non d’une mauvaise nature, Malthus voulait établir que la pauvreté n’était en rien le produit de mauvaises institutions. Au contraire, tout changement politique qui favoriserait le progrès social et la démocratie ne pouvait, à terme, qu’ajouter au malheur des pauvres. Chercher à redistribuer les revenus -- comme avec les poor laws -- ne pouvait qu’aboutir à accroître le nombre des pauvres (ne serait-ce qu'en leur permettant de faire plus d’enfants), donc réduire à terme leurs salaires et leur niveau de vie.

Dans un monde malthusien, les progrès de l'égalité sociale dégradent tout à la fois la condition des pauvres et celle des riches. Au contraire, l'augmentation des inégalités sociales aurait peu d'effet sur la condition des pauvres. Si le roi se mettait à prélever soudainement 50 % des revenus de ses sujets, cela réduirait, dans un premier temps, leur niveau de vie. Mais, à terme, la population diminuerait et le niveau de vie de la population reviendrait à son niveau initial. C'est dire qu'il n’est rien que le gouvernement puisse faire pour améliorer à long terme le sort des pauvres. Autant laisser les choses en l’état et permettre aux riches de jouir paisiblement de leur condition.

1 commentaire:

danieldesete a dit…

Merci pour cette traduction très précieuse. Cela donne envie de lire l'original. Les graphiques sont très convaincants.
D. Chabaud Sète