22 sept. 2007

Le droit d'ignorer l'Etat

Un élève m'a demandé un jour si on pouvait refuser d'être citoyen, ie de payer ses impôts, faire son service militaire, se soumettre aux lois communes, quitte à ne bénéficier d'aucun des avantages que l'Etat accorde à ses citoyens ? Je lui ai répondu qu'il valait mieux ne pas essayer, vu que ces non-citoyens là finissaient immanquablement en prison. Il en a, me semble-t-il, conclu que la France n'était pas une vraie démocratie.

J'ai repensé à cette discussion en lisant l'autre soir un texte étonnant écrit en 1850, et devenu depuis un grand classique chez les anarchistes de toutes obédiences. En voici le début :

Comme corollaire à la proposition que toutes les institutions doivent être subordonnées à la loi d'égale liberté, nous devons nécessairement admettre le droit du citoyen d'adopter volontairement la condition de hors-la-loi. Si tout homme a la liberté de faire tout ce qu'il veut, pourvu qu'il n'enfreigne pas la liberté égale de quelque autre homme, alors il est libre de rompre tout rapport avec l'État, -- de renoncer à sa protection et de refuser de payer pour son soutien. Il est évident qu'en agissant ainsi il n'empiète en aucune manière sur la liberté des autres, car son attitude est passive, et tant qu'elle reste telle il ne peut devenir un agresseur. Il est également évident qu'il ne peut être contraint de continuer à faire partie d'une communauté politique sans une violation de la loi morale, puisque la qualité de citoyen entraîne le paiement de taxes et que la saisie des biens d'un homme contre sa volonté est une infraction à ses droits. Le gouvernement étant simplement un agent employé en commun par un certain nombre d'individus pour leur assurer des avantages déterminés, la nature même du rapport implique qu'il appartient à chacun de dire s'il veut ou non employer un tel agent. Si l'un d'entre eux décide d'ignorer cette confédération de sûreté mutuelle, il n'y a rien à dire, excepté qu'il perd tout droit à ses bons offices et s'expose au danger de mauvais traitements, -- une chose qui lui est tout à fait loisible de faire s'il s'en accommode. Il ne peut être maintenu de force dans une combinaison politique sans une violation de la loi d'égale liberté ; il peut s'en retirer sans commettre aucune violation de ce genre ; et il a, par conséquent, le droit de se retirer ainsi.

La suite : Ici

Question : une démocratie authentique peut-elle, sans renier ses principes les plus sacrés, refuser à ses citoyens le droit d'ignorer l'Etat ?
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Eléments de réponse

Dans son livre « On democracy », Robert Dahl énumère dix bonnes raisons d’adopter la démocratie. Parmi ces raisons, il y a celle-ci, qui peut aider à débrouiller notre question:

Seule la démocratie peut offrir aux citoyens la liberté d’autodétermination la plus grande possible – i.e. le droit de vivre sous les lois de leur choix.

L'homme ne peut raisonnablement espérer une vie satisfaisante sans vivre en société. Mais vivre en société a un prix : on ne fait pas toujours ce que l'on veut. Dès l'enfance, chacun apprend que les groupes qu'il souhaite intégrer suivent certaines règles et usages, auxquels, en tant que membre, il lui faudra se conformer. Par conséquent, sauf à pouvoir imposer ses vues par la force, il reste à trouver le moyen de régler pacifiquement ses différents, éventuellement en faisant des compromis.

Une question surgit alors, extrêmement complexe, aussi bien en théorie qu’en pratique : êtes-vous libre de choisir des règles auxquelles on vous impose d’obéir ? Au vu de la capacité extraordinaire qu’a l’Etat de faire exécuter ses lois par la contrainte, cette question concerne chaque citoyen. Comment pouvez-vous être à la fois libre de choisir les lois que l’Etat fera exécuter et, dans le même temps, ne pas être libre de leur désobéir ?

Si vous et vos concitoyens étiez toujours d’accord, la solution serait facile : les lois seraient simplement adoptées à l’unanimité. En pareil cas, vous n’auriez même pas besoin de loi : en obéissant aux lois, vous obéiriez à vous-mêmes. La question ne se poserait même pas, et l'harmonie règnerait entre les hommes. Hélas ! un consensus sincère, spontané et pérenne est chose rare dans les affaires humaines. Notre difficile question demeure donc irrésolue.

A défaut d'une solution idéale, nous pouvons au moins envisager un processus de décision aussi démocratique que possible. Ce processus répondrait à ces trois critères raisonnables:

- avant qu’une loi soit adoptée, tous les citoyens auront eu la possibilité de faire connaître leur point de vue ;

- tous les citoyens auront eu la possibilité de discuter, délibérer, négocier, faire des compromis, de sorte que, dans les circonstances les plus favorables, il advienne que la loi satisfasse tout le monde ;

- dans la mesure où cette dernière éventualité ne peut être qu'exceptionnelle, serait adoptée la proposition de loi qui recueille le plus grand nombre de suffrages.

Si un tel processus ne garantit pas que tous les citoyens vivront sous les lois qu’ils ont choisies, il étend le champ de l’autodétermination au maximum de ses limites réalistes. Même si toutes les propositions ne sont pas retenues par la majorité, chacun reconnaîtra que le processus de décision est plus satisfaisant qu’aucun autre envisageable. Dans cette mesure, chacun exerce sa liberté d’autodétermination en choisissant librement de vivre sous une constitution démocratique plutôt que sous une constitution qui ne le serait pas.
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Traduit, et adapté, de Robert DAHL : “On democracy”, Yale University Press, 2000 (pages 44 à 61)
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Par conséquent, avant de décréter que, dans notre démocratie, personne n’a le droit d’ignorer l’Etat, il faudrait s’assurer qu’il n’y a pas une meilleure solution, un compromis, qui permette d'étendre "le champ de l’autodétermination au maximum de ses limites réalistes". Avec un peu d'imagination, un tel compromis me paraît envisageable. Démonstration :

1. Dans une démocratie digne de ce nom, le droit à l’autodétermination des libertariens doit être reconnu.

2. D’un autre côté, la majorité ne pourrait tolérer que de pareils énergumènes, devenus littéralement hors-la-loi, continuent à vivre parmi nous.

3. Dans ces conditions, je ne vois qu'une solution qui soit réaliste et satisfaisante pour tout le monde : ménager sur le territoire de la République une zone State-Free, où nos amis libertariens pourraient vivre selon leur bon plaisir -- i.e. organiser une société sans Etat. Une terre isolée, mieux une île déserte, serait l’idéal.

Et bien, cet endroit existe : c’est l’île de Clipperton !

Bien entendu, il n'y a pas de raisons de favoriser les libertariens plutôt que d'autres. Aussi la République devrait-elle étendre sa sollicitude à tous ceux qui refusent en bloc le monde tel qu'il est... Par exemple, nos amis islamistes pourraient trouver sur l'Ile Amsterdam de nombreuses colonies de pingouins à évangéliser. Quant à nos amis gauchistes, beaucoup plus nombreux, il faudrait sans doute leur réserver la Terre Adélie, avec là encore de vastes colonies de pingouins à organiser...

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