31 août 2007

L'argent ne fait pas le bonheur (4)

Après la théorie du revenu relatif et de sa variante hirschienne, je vais aborder dans ce post l'explication psychologique du paradoxe du bonheur. C'est la théorie de l'adaptation.

L’adaptation

Au gré des circonstances, notre bonheur connaît des hauts et des bas, mais il revient toujours plus ou moins à son niveau de base. Un peu comme nous revenons toujours plus ou moins à notre poids de forme. Adam Smith l'a bien formulé : "l'esprit de tout homme retourne, plus ou moins vite, à son état naturel et habituel de tranquillité. Au sein de la prospérité, après un certain temps, il retombe dans cet état ; confronté à l'adversité, après un certain temps, il s'y élève".[1] Les psychologues parlent d’adaptation pour qualifier ce phénomène.

L’adaptation hédonique (l’habituation)

L’adaptation hédonique est le processus qui atténue progressivement l’impact sur le bonheur des circonstances de la vie. Le psychologue Harry Helson en a formalisé dès 1947 le modus operandi.

En règle générale, nous réagissons à un stimulus quelconque en fonction de l’expérience que nous en avons. L’impact à un moment donné d’un stimulus X sur le niveau de satisfaction individuel (U) est fonction de la différence entre le niveau d’intensité du stimulus et le niveau d’adaptation (AL) : Ut = f (Xt - ALt). Le « niveau d’adaptation » correspond à l’intensité du stimulus auquel l’individu est habitué ; il s’adapte à l’expérience, de sorte qu’à tout moment on a : ALt = f (Xt-1). Au fur et à mesure que le niveau d’adaptation intègre l’expérience nouvelle, l’impact d’un stimulus donné sur le niveau de satisfaction tend vers zéro[2].

Il suit de là que les évènements malheureux nous rendent moins malheureux qu’on ne l'aurait craint, et les évènements heureux nous rendent moins heureux qu’on ne l'aurait souhaité. Daniel Gilbert et ses collègues ont ainsi montré que les assistants de l'Université du Texas surestiment grandement l’impact sur leur bonheur d’une éventuelle promotion au rang de professeur (tableau 1).[3]

Tableau 1. Bonheur prévu vs vécu selon qu'on a ou non été promu
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Lire ainsi : les 33 assistants actuellement en poste estiment qu'une nomination les propulserait à un niveau moyen de bonheur d'indice 5.9 (sur une échelle de 1 à 7) pendant les cinq années suivantes ; par comparaison, les 25 professeurs nommés depuis moins de 5 ans rapportent un indice de bonheur de 5.2, tout comme les anciens assistants recalés il y a 5 à 10 ans...

A l’origine de l'écart entre l’effet prévu et l’effet vécu ("impact bias"), on trouve le plus souvent un biais de focalisation (focusing illusion). Le fait de focaliser notre attention sur le changement d’un paramètre de la situation, si important qu'il nous paraisse de prime abord, nous conduit à surestimer son impact sur la situation d'ensemble, et par conséquent sur notre niveau général de satisfaction. "Nothing that you focus on, prévient Kahneman, will make as much difference as you think".

Pour s'en convaincre, il suffit de répéter chez soi l'expérience passionnante que Kahneman et ses collègues ont réalisée auprès de 909 femmes actives du Texas. Ils leur ont demandé de découper une journée ordinaire en une succession de séquences, comme dans un film. Pour chacune de ces séquences, elles ont dû noter quels affects elles avaient éprouvés (ennui, joie, peine…), avec quelle intensité (sur une échelle de 0 à 6), la balance des affects positifs et négatifs donnant l’indice de bonheur relatif à chaque activité (tableau 2).

Tableau 2. Intensité des affects (*) selon le type d’activité[4]

(*) Affects positifs : “heureux”, “chaleureux/amical”, “prenant du plaisir” ; affects négatifs : “frustré/ennuyé”, “déprimé ”, “stressé”, “fâché”, “soucieux/anxieux”.... (**) Moyenne pour l’ensemble des femmes.

Chacun peut de même découper une journée ordinaire de sa vie en épisodes, puis les classer selon la satisfaction qu'il en aura retirée. Arrivé à ce point, le test consiste à se demander : combien de ces épisodes sont susceptibles d'être affectés, d'une façon ou d'une autre, par l’augmentation de son niveau de vie ?
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L’adaptation a toutefois des limites... Outre le fait que l’on s’adapte moins bien aux évènements malheureux qu’aux évènements heureux, les enquêtes montrent qu’il y a adaptation… en moyenne. Ainsi, tous les gens ne réagissent pas de la même façon au mariage : certains en ressortent durablement plus heureux et d’autres, en aussi grand nombre, en ressortent plus malheureux.[5] L’adaptation n’est donc pas cette force inexorable qui efface automatiquement à plus ou moins long terme les effets, heureux ou malheureux, de toutes les circonstances de la vie. Mais s’il est vrai que l’on ne s’adapte pas à tout, et pas tous de la même façon, il est clair que la plupart des gens s’adaptent à l’évolution de leur niveau de vie.
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On attend généralement de la consommation qu’elle nous procure plaisir et confort. Mais, parce que « le plaisir est le sentiment éprouvé lors du passage de l’inconfort au confort », on accède à l’état de confort quand le plaisir n’est plus[6]. Ainsi, la climatisation procure du plaisir à qui découvre qu’on peut vivre au frais par temps de canicule ; avec l’habitude, le confort s’installe et le plaisir disparaît.
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Dans "Le voyage d'Hector", le psychologue François Lelord donne un bon exemple de ces processus d’habituation. Titulaire d'un billet en classe économique, le héro se voit surclassé en business class :

"Hector se sentit très heureux d'être là. Son fauteuil était vraiment très confortable, les hôtesses lui avaient servi du champagne, et il trouvait aussi qu'elles lui faisaient plein de sourires, bien plus que lorsqu'il voyageait comme d'habitude, mais là c'était peut-être l'effet du champagne." Il fait part de sa satisfaction à son voisin, Charles, un homme d'affaires : "Comme ces sièges sont confortables ! Mais Charles grogna : Bof, ils s'allongent beaucoup moins bien qu'en première. Et Hector comprit que Charles avait l'habitude de voyager en business class, mais qu'un jour il avait été surclassé en première, et depuis, il s'en souvenait. Cela fit réfléchir Hector. Charles et lui étaient assis dans des fauteuils absolument pareils, ils buvaient le même champagne, mais tout ça rendait Hector beaucoup plus heureux parce que lui, il n'avait pas l'habitude[7]."

Si Charles paraît moins satisfait que son voisin Hector, cela peut tenir au mécanisme de l’habituation. Mais il se peut aussi que son niveau d'aspiration soit simplement plus élevé.

L’adaptation du niveau d’aspiration

Il se peut qu’un même indice sur l’échelle de satisfaction n’ait pas la même signification pour le chirurgien qui gagne 10 000 euros par mois et pour l’instituteur qui gagne 2 000 euros par mois. Le premier est peut-être plus heureux que le second, raison pour laquelle il est aussi plus exigeant. S’ils ne rapportent pas un niveau de satisfaction différent, cela tiendrait simplement au fait que leur niveau d'aspiration serait plus élevé.
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Si cette analyse est correcte, cela signifie que, contrairement à ce que prédit la théorie pure de l’adaptation, les circonstances de la vie influencent réellement le bonheur des gens. Mais les instruments de mesure du bonheur sont impuissants à le montrer, faute de pouvoir prendre en compte l'adaptation du niveau d'aspiration.
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Pour démontrer que le niveau d’aspiration s’adapte au niveau de vie, Easterlin a utilisé deux enquêtes Roper sur la population américaine, distantes de près de vingt ans[8]. Les questions posées étaient les suivantes : "Voici une liste. Quand vous songez à ce que serait pour vous une bonne vie – la vie que vous aimeriez avoir –, quels sont les éléments de cette liste que vous lui associez ?" ; "Quelles sont, dans cette liste, les choses que vous avez déjà ?" Les réponses à la première question nous informent sur les aspirations des gens, et les réponses à la seconde sur la mesure dans laquelle elles sont satisfaites (tableau 3).
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Easterlin commente ainsi son tableau : “Au fur et à mesure que les gens entrent en possession des biens auxquels ils aspiraient, leurs aspirations se déplacent vers de nouveaux biens, qu’ils n’associaient pas jusque-là à leur représentation d’une bonne vie. Ces résultats suggèrent que de nouvelles aspirations matérielles se développent quand les anciennes sont satisfaites, et dans une mesure telle que le nombre de biens désirés augmente en ligne avec le nombre de biens possédés." [9]
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Tableau 3. Nombre moyen de biens possédés ou désirés à divers moments du cycle de vie

(*) 24 items, dont 10 biens = une maison à soi, un jardin, une voiture, une deuxième voiture, une maison de vacance, une piscine, des voyages à l’étranger, une TV couleur, une deuxième TV couleur, de beaux habits.

Parce que les aspirations augmentent au même rythme que la consommation, la mesure dans laquelle elles sont réalisées ne varie guère au fil du temps, donc le niveau de satisfaction non plus. Cqfd…

Toutefois, l’Enquête Roper ne concerne que des biens particuliers. Qu’en est-il des aspirations concernant le revenu ? Sont-elles indexées sur le revenu ? La réponse est positive. Dans un sondage de 1987, publié par le Chicago Tribune, les individus qui gagnaient moins de 30 000 $ par an estimaient qu’ils seraient pleinement satisfaits avec un revenu de 50 000 $, mais ceux qui gagnaient plus de 100 000 $ estimaient qu’il leur faudrait 250 000 $ pour être satisfaits. Dans la mesure où ce n’est pas le niveau absolu de rémunération, mais son écart avec le niveau d’aspiration qui détermine le niveau de satisfaction, on conçoit que les individus gagnant 100 000 $ ne soient pas beaucoup plus satisfaits que ceux gagnant 30 000 $[10].

L’indexation des aspirations sur le niveau de vie pourrait aussi expliquer pourquoi les gens déclarent en moyenne être plus heureux qu’il y a cinq ans mais rapportent un niveau de satisfaction inchangé ! La raison en est qu’ils évaluent leur niveau de vie d'alors en fonction de leur niveau d'aspiration d’aujourd'hui. Or, cinq ans auparavant, leurs aspirations étaient plus modestes, et ils n’étaient pas moins satisfaits.

Il reste qu’un grand verre à moitié vide vaut toujours mieux qu’un petit verre à moitié plein. C’est pourquoi un même indice sur l’échelle de satisfaction n’a probablement pas la même signification dans l’un et l’autre cas...

Conclusion

Adam Smith déplorait la propension des hommes à ne jamais se satisfaire de leur condition : "l’avarice surestime la différence entre la pauvreté et la richesse ; l’ambition, celle entre la vie privée et la vie publique ; la vaine gloire, celle entre l’obscurité et une réputation éclatante". Chaque fois, la déception est au bout de l’expérience, comme en témoigne cette épitaphe, découverte sur la tombe d’un infortuné qui voulut "améliorer une santé tolérable en prenant des remèdes : "J’étais bien, j’ai souhaité être mieux, et voilà où je suis." [11]

Si la réussite n'ajoute pas grand chose à notre bonheur, et si un échec peut faire notre malheur, "quel profit trouve l’homme à toute la peine qu’il prend sous le soleil ?" La réponse de l'Ecclésiaste vaut d'être méditée : "Il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail". Le reste est "vanité et poursuite de vent". La vérité : "Il n’y a pas de profit sous le soleil !"

Mais il n’y a que les moralistes pour voir le bonheur dans le contentement. Le commun des gens est au contraire persuadé qu’une maison plus grande, une voiture plus grosse, un salaire plus élevé, un titre plus ronflant... les rendraient plus heureux. Vanitas vanitatum

Les gens n’anticipent pas l’adaptation. Sans cela, ils feraient sans doute des choix différents qui les rendraient plus heureux. Par exemple, ils prendraient du bon temps au lieu de faire des heures sup pour payer les traites de leur BMW... Las ! Si vos amis roulent en BMW, il n’est pas si facile de se satisfaire d’une Clio !

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Références

[1] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, III, chap. 3, 1759. PUF Quadrige.
[2] Shane Frederick, Loewenstein George : Hedonic Adaptation, in E. Diener, D. Kahneman, N. Schwartz, Well-being: the foundation of hedonic psychology, Russel Sage Foundation, 1999
[3] Daniel Gilbert et al. : Immune neglect : a source of durability bias in affective forecasting, J. of personality and social psychology, vol. 75, n°3, 1998. Cf. aussi le cas des paraplégiques et des gagnants au loto : Annexe IV
[4] adapté de Kahneman D., Krueger A. B., Schkade D., Schwarz N., Stone A. A. (2004) : A survey method for characterizing daily life experience: The Day Reconstruction Method (DRM), Science, 306.
[5] Cf. Ed Diener et al. : Reexamining Adaptation and the set point model of Happiness : reactions to change in marital status, J. of personality and social psychology, vol. 84, n°3, 2003. [6] Hirschman, op. cit..
[7] François Lelord, Le voyage d’Hector ou la recherche du bonheur. Odile Jacob, 2002
[8] Do aspirations adjust to the level of achievement? Texte présenté au Colloque organisé à Paris par l’European Science Foundation sur le thème Income, interactions and subjective well-being, 25-26 septembre 2003.
[9] Easterlin Richard, Explaining happiness, Daedalus, Spring 2004
[10] cité par Mihaly Csikszentmihalyi, If We Are So Rich, Why Aren’t We Happy - American Psychologist, Oct. 1999
[11] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), III, chap. 3, op. cit. L’épitaphe exacte est en italien : 'Stavo ben, ma per star meglio, sto qui' (in Joseph Addison, The Spectator, 29 mars 1711).

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Inspiré de notre sujet de TPE ?

Non surement l'inverse finalement...