8 juin 2007

L'argent ne fait pas le bonheur (3)

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Le revenu relatif n’affecte pas seulement le jugement sur le niveau de vie (cf. le billet précédent), il affecte aussi le niveau de vie.


Si la croissance de la richesse matérielle est virtuellement illimitée, il n’en va pas de même de cette autre forme de richesse dont parle Wicksteed :

Napoléon affirmait que chaque soldat français portait dans sa giberne un bâton de maréchal. Mais il devait bien savoir que, quand bien même il serait possible à quelque soldat de s’élever jusqu’à la position de maréchal, il est "impossible" [ce mot qui n’est pas français] que chaque soldat puisse en faire autant. Car l’existence d’un maréchal implique l’existence d’un certain nombre de soldats qui ne le soient pas. De même, dans une société industrielle avancée, il est possible à certains de devenir riche ; mais il n’est pas possible à chacun de le devenir ; (…) dans la conception de la richesse qui prévaut dans la classe moyenne, il y a en effet la disposition de serviteurs. (...) Or, de même que nous ne pouvons tous devenir maréchal, nous ne pouvons tous avoir des serviteurs. [1]

A la suite de Wicksteed, Roy Harrod proposait de distinguer la "richesse oligarchique" et la "richesse démocratique". Celle-ci comprend tous les biens et services dont la production peut augmenter indéfiniment sans perdre en qualité. Celle-là comprend tous les biens dont l’offre est limitée par leur nature même, comme les serviteurs ou le bâton de Maréchal : dans le langage de Wicksteed, chacun peut y prétendre mais tous ne peuvent y accéder.

Fred Hirsch leur a donné un nom : ce sont les "biens positionnels". Une consommation élargie de ce type de biens n’est pas possible, compte tenu de leur rareté, ou pas soutenable, car la satisfaction qu’on en retire est affectée par la mesure dans laquelle les autres les consomment. Là se situent les véritables limites de la croissance : des limites non pas physiques, mais sociales.[2]

Le problème vient de ce que la demande de ce type de biens ne cesse de croître. A structure de préférences inchangée, elle augmenterait au même taux que la consommation totale, ce qui serait déjà problématique ; mais les biens positionnels sont des biens supérieurs – la structure des préférences se modifie en leur faveur quand le niveau de vie s’élève –, aussi leur demande croît-elle plus vite que l’ensemble.

Partant, le marché connaît un excès structurel de demande, qui débouche tantôt sur la hausse des prix (cf. l’immobilier à Paris), tantôt sur des phénomènes de congestion : des villes, des routes, des universités deviennent saturées…

A une situation de congestion, on peut remédier en restreignant l’accès aux biens, par la réglementation (permis de construire…) ou par la taxation (péages urbains…). Mais cela a pour effet d’augmenter le prix du bien. Alternativement, on peut recourir à la sélection, comme à l’Université, ce qui a le mérite de préserver la valeur des diplômes sans en élever le coût.
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Là où la pression de la demande n’a pu être contenue, la qualité des biens se dégrade : les diplômes sont dévalués, et il faut étudier plus longtemps pour accéder à une position sociale donnée ; les routes sont encombrées, et il faut rouler plus longtemps pour se rendre au même endroit…
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Dans cette course à l’échalote, c’est la position relative dans l’échelle des revenus, des richesses ou des diplômes, qui va déterminer la qualité ou la quantité de biens positionnels auxquels on aura accès. Pour accéder à une position de cadre, le diplôme relatif importe plus que le diplôme en soi ; pour se payer un appartement à Paris, le revenu relatif importe plus que le revenu absolu, etc.
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Comme l’écrit Robert Frank : "Nous aimerions tous disposer d’une villa avec une vue à couper le souffle. Mais seule une infime minorité d’entre nous pourra réaliser son rêve. En pratique, cela dépend non de notre revenu absolu mais de notre revenu relatif. Le revenu médian d’une communauté de 100 familles peut être de dix mille ou de dix millions d’euros, s’il n’y a que dix emplacements avec vue seules 10 % des familles pourront jouir d’une maison avec vue."[3]
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Aussi, imaginez une famille dont le revenu réel aurait augmenté, mais moins vite que la moyenne. Avant, son revenu lui permettait de vivre en centre-ville ; désormais, son revenu n’est plus suffisant, et elle doit déménager dans un quartier périphérique. Avant, elle pouvait payer à ses enfants les années d’études suffisantes pour accéder à une position de cadre ; désormais, il faut étudier deux ou trois ans de plus pour obtenir un diplôme de même valeur, et cela, elle ne peut plus l’offrir à ses enfants. Avant, il fallait moins d’une demi-heure de transport pour aller travailler ; désormais, il faut plus d’une heure. A l’évidence, cette famille a de bonnes raisons de n’être pas plus satisfaite, malgré un revenu réel plus élevé.

Pour le comprendre, il n’est pas besoin de recourir à une variable intermédiaire d’interprétation, comme la comparaison sociale ou l’adaptation. Du fait de la hausse des dépenses en "biens intermédiaires de consommation" (dépenses pour le logement, le transport, l’éducation), la "consommation nette" de cette famille – son niveau de vie proprement dit – n’a guère augmenté. Par conséquent, écrit Fred Hirsch, "le revenu relatif reste la clef, mais pour estimer le niveau de consommation nette de l’individu et non l’évaluation qu’il en fait".

Les faits confirment-ils la théorie de Hirsch ?

Elizabeth Warren et Amelia Tyagi ont calculé qu’une famille américaine dispose aujourd’hui d’un revenu réel 75 % plus élevé qu’il y a trente ans. Mais les coûts de l’assurance-maladie, des études supérieures, d’une maison dans un quartier bien fréquenté, avec une bonne école pour les enfants, ont augmenté au moins aussi vite. La hausse de l’activité féminine a également occasionné des dépenses supplémentaires : deuxième voiture, frais de garderie, plus d’impôts... Au final, la "consommation nette" d’une famille américaine n’aurait pas augmenté depuis trente ans ! [4]

Reste que, selon le BLS, le coefficient budgétaire des dépenses pour le logement, le transport ou l’éducation a seulement augmenté d’un point depuis 1970, contre trois pour les loisirs. S’il faut aujourd’hui dépenser plus pour se déplacer, se loger, étudier, etc. force est aussi de constater qu’en 2003, 56 % des achats de voitures aux Etats-Unis ont porté sur des Sport Utility Vehicles, ou que la surface médiane des habitations a augmenté de 40 % depuis 1973, alors même que la taille moyenne des ménages diminuait de 20 % ![5] Quant aux dépenses d’éducation, il est difficile de ne voir là qu’un bien positionnel : outre que l’éducation peut être un bien en soi, elle contribue grandement aux progrès de la productivité et du niveau de vie…
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A l’évidence, les limites sociales de la croissance n’ont pas empêché que la "consommation nette" des américains ait fortement augmenté depuis trente ans.

Conclusion

Aujourd’hui comme hier, les bonnes choses de la vie existent en quantité limitée. Avec ou sans croissance, il n’y en aura jamais assez pour satisfaire tout le monde.
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"La plupart des gens aspirent à exercer un métier passionnant, à trouver un conjoint beau, intelligent et attentionné, à vivre dans un quartier sûr avec de bonnes écoles pour les enfants... Las ! Tous les emplois ne sont pas également intéressants, tous les partenaires ne sont pas également séduisants, certains quartiers sont plus sûrs que d’autres, et seules vingt universités se classeront chaque année dans le Top 20 de U.S. News and World Report".[6]

Si chacun peut prétendre s’élever sur l’échelle sociale, il est bien évident que tous ne peuvent en faire autant. En termes de rangs, la croissance économique est un jeu à somme nulle.

S’éclaire alors le paradoxe du niveau de vie et du bonheur. Pour la plupart des gens, tout s’est passé comme s’ils avaient grimpé les barreaux d’une échelle qui s’enfonçait au fur et à mesure qu’ils la gravissaient. Seuls ceux dont le revenu s’est élevé plus vite que la moyenne sont devenus plus satisfaits de leur condition. A l’inverse, ceux dont le revenu a augmenté moins vite que la moyenne sont moins satisfaits qu’auparavant.

Easterlin a proposé une remarquable représentation de ce phénomène. Imaginons que Monsieur Dupont voit son revenu stagner au niveau Y1 tandis que le revenu de son voisin Durant progresse jusqu’au niveau Y3, et que celui de Monsieur Toulemonde s’élève jusqu’au niveau Y2. Entre-temps, le niveau moyen d’aspiration s’est élevé de Al à Am. Malgré un revenu doublé, Monsieur Toulemonde rapporte toujours l’indice H1 sur l’échelle du bonheur. Monsieur Durant est plus satisfait, avec un indice H4. Quant à Monsieur Dupont, malgré un revenu inchangé, il est désormais moins heureux qu’auparavant (graph).
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Graphique. Bonheur, revenu et niveau d’aspiration
Lire ainsi : au niveau de revenu Y1, l’individu qui a un niveau d’aspiration Al a un indice de bonheur H1

Richard Easterlin, Income and Happiness, Economic Journal, 111, july 2001


Notes

[1] Philip H. Wicksteed, The Common Sense of Political Economy, III.1.47, 1910 (trad. personnelle)
[2] Social limits to growth (Harvard UP 1976). Fred Hirsh fut journaliste à l’Economist, économiste au FMI, puis professeur à l’université de Warwick. Il est disparu en 1978, à l’âge de quarante six ans.
[3] Robert Frank, Luxury Fever, Free Press 1999
[4] The Two-Income Trap, Basic Books 2003, cité par Jeff Madrick, New York Times, Sept. 4, 2003.
[5] Robert J. Samuelson, Pressure of the American Dream, Washington Post, July 26, 2004.
[6] Frank, op. cit.

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