7 oct. 2006

La démocratie (I)

Qu’est-ce que la démocratie ?
traduction de Robert DAHL, On democracy, Yale UP 1998

Livrés à nous-mêmes, nous ne pourrions jamais atteindre tous les objectifs que nous nous fixons. Pour augmenter nos chances, il peut être utile de coopérer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs que nous.

Dans cet esprit, supposons qu’avec une centaine de comparses, vous ayez choisi de fonder une association. Dès la première réunion, certains membres suggèrent qu’il faudrait une constitution. Leur suggestion est aussitôt adoptée. Comme vous avez toutes les qualités requises pour l’emploi, on vous propose de rédiger un avant-projet de constitution. Il sera débattu lors de la prochaine assemblée.

Vous acceptez de bonne grâce mais, avant de vous mettre au travail, vous souhaiteriez en savoir un peu plus sur les attentes de vos camarades :

« Je crois connaître les buts qui nous rassemblent, mais je suis moins sûr de la manière dont nous prendrons nos décisions. Par exemple, voulons-nous une constitution qui délègue aux plus capables et aux mieux informés d’entre nous le pouvoir de prendre toutes les décisions importantes ? Ce type d’arrangement non seulement assurerait des décisions plus sages mais il économiserait aussi au plus grand nombre du temps et des efforts. »

Les associés rejettent avec indignation une pareille solution. L’un d’eux, appelons-le « le Grand Orateur », résume bien l’opinion générale :

« Sur tous les sujets importants dont notre association devra connaître, il ne se trouve personne parmi nous qui soit tellement plus avisé que les autres, au point que son opinion devrait prévaloir sur celle de tous les autres. Même si, sur tel ou tel sujet, à tel ou tel moment, certains en sauront inévitablement davantage, nous sommes tous capables d’apprendre ce qu’il faut savoir pour pouvoir décider en connaissance de cause. Bien sûr, il faudra pour cela que nous débattions et délibérions de ces sujets avant de décider quoique ce soit. Délibérer, débattre et ensuite décider quelle politique adopter, c’est précisément l’une des raisons qui nous ont conduit à fonder cette association. Et nous sommes tous également qualifiés pour participer à la discussion des problèmes puis au choix des politiques à suivre. Par conséquent, notre constitution devra être fondée sur ce postulat : elle doit garantir à chacun d’entre nous le droit de participer aux décisions de l’association. En un mot, puisque nous sommes tous également qualifiés, nous devons nous gouverner de façon démocratique. »

Son discours soulève un tonnerre d'applaudissements. Vous savez à présent ce qui vous reste à faire.

Las ! à peine vous êtes-vous mis au travail, vous découvrez que d’autres associations, se prétendant tout aussi démocratiques que la vôtre, ont adopté des constitutions très dissemblables. Pour prendre un exemple parmi les nations démocratiques, la Constitution des Etats-Unis accorde au Président un pouvoir exécutif considérable, tout en reconnaissant au Congrès un pouvoir législatif très important ; par contraste, la plupart des pays européens ont préféré le système parlementaire, où le chef de l’exécutif est choisi par le Parlement. Il y a bien d’autres variantes, mais le point important, c’est qu’il n’existe pas de modèle unique de constitution démocratique.

Vous vous demandez alors si par delà leur grande diversité, toutes ces constitutions n’auraient pas quelque chose en commun qui justifierait leur label « démocratique ». Vous vous demandez aussi dans quelle mesure certaines ne seraient pas plus démocratiques que d’autres. Finalement, vous vous demandez : qu’est ce que la démocratie ?

Infortunément, le terme est employé selon des acceptions aussi nombreuses que variées. Aussi décidez-vous sagement de vous en tenir à la mission que l'on vous a confiée : établir un ensemble de règles et de principes, une constitution, qui déterminera comment seront prises les décisions au sein de l’association ; cette constitution devra être conforme au principe posé par le « Grand Orateur » : tous les membres sont également qualifiés pour participer au processus de décision qui déterminera la politique de l’association.

Quoiqu’il en soit par ailleurs, s’agissant du gouvernement de l’association, tous les membres doivent être considérés comme politiquement égaux.

Les critères d'un processus démocratique

En pratique, on peut identifier certains critères auxquels le gouvernement d’une association devra nécessairement satisfaire pour répondre aux attentes exprimées par le « Grand Orateur ». J’en ai repéré cinq :

La participation effective. Avant qu’une politique soit adoptée par l’association, chaque membre dispose, à l’égal des autres, du droit effectif de faire connaître son point de vue. Il va de soi que si certains ne parvenaient pas à se faire entendre, leur point de vue aurait moins de chance d’emporter l’adhésion. A la limite, une minorité qui contrôlerait les différents moyens d’expression parviendrait à imposer ses vues, ne serait-ce qu’en privant d’expression les opinions adverses.

L’égalité de vote. Quand vient le moment de décider de la politique à suivre, chaque membre dispose, à l’égal des autres, du droit effectif de participer au vote ; dans le décompte final, sa voix compte à l’égal des autres.

La compréhension éclairée. Chaque membre dispose, à l’égal des autres, du droit effectif d'être raisonnablement informé des différentes propositions et de leurs conséquences prévisibles ; pour que ce droit soit effectif, chaque membre doit pouvoir accéder à toutes les informations utiles. Comme l’a dit le « Grand Orateur », chacun doit pouvoir apprendre, au terme d’un processus de questionnement, de discussion et de délibération, tout ce qu’il faut savoir pour pouvoir décider en connaissance de cause. C’est à cette condition qu’un Périclès pouvait dire des Athéniens :

« Nos citoyens ordinaires, bien qu’accaparés par toutes sortes d’activités privées, n’en sont pas moins bons juges lorsqu’ils ont à connaître des affaires publiques ; ... loin de voir dans la discussion un empêchement à l’action, nous y voyons au contraire l’indispensable préliminaire de toute action un tant soit peu avisée ».

Le contrôle de l'agenda. Supposons qu’une faction, constituée par exemple de grands propriétaires, s’oppose secrètement à ce que tous les membres de l’association soient traités en égaux. Faute de pouvoir faire que le droit de vote, ou le décompte des votes, soient fonction de la richesse des membres, ces rusés ploutocrates imaginent une ingénieuse solution : ils proposent une constitution qui aurait toutes les apparences de la démocratie (y figureraient les trois premiers critères), mais où l’ordre du jour serait établi par un comité exécutif composé d'eux seuls. En contrôlant l’ordre du jour, ils s’assurent que l’assemblée ne pourra envisager ou adopter des politiques contraires à leurs intérêts. Par conséquent, si l’on tient que les membres sont politiquement égaux, tous doivent pouvoir participer, à l’égal des autres, à la définition de l’ordre du jour des réunions. Cela autorise chacun à proposer de mettre (et de remettre) sur la table tous sujets intéressant la vie de l’association.

L’inclusion de tous. Dans une communauté, tous les adultes, résidents permanents, doivent bénéficier pleinement des droits civiques qu’impliquent les quatre premiers critères. Un principe rarement vérifié avant le vingtième siècle (cf. ce graphique de Freedom House).
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Il y a donc de bonnes raisons d’adopter ces cinq critères d’un gouvernement démocratique. Chacun est strictement nécessaire si l’on tient à ce que tous les membres de la communauté soient politiquement égaux lorsqu’il s’agit de déterminer la politique à suivre. En clair, si l’un ou l’autre de ces critères n’était pas respecté, les membres ne seraient pas politiquement égaux.

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