26 sept. 2006

La rationalité des croyances magiques

Une action, une croyance, est rationnelle, si l’acteur a de bonnes raisons de faire ce qu’il a fait, de croire ce qu'il croit. La magie est-elle rationnelle ? Si la réponse est non, la sociologie n'a rien à dire sur ce sujet. Si l'on pense, en revanche, que la pensée magique, et les actes qui en découlent, sont compréhensibles dans le cadre de l'hypothèse générale de rationalité, il faut nous demander : quelles sont les bonnes raisons des croyances et des pratiques magiques ?

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Ces bonnes raisons, le sociologue doit les rechercher dans la situation type des acteurs. Comme l'a montré, entre autres, le grand ethnologue Evans Pritchard, c'est surtout dans les situations de malheur que les hommes recourent aux diagnostics et aux remèdes magiques. Le sociologue doit alors s'informer sur ces diagnostics, et sur les remèdes qui en découlent. Ces diagnostics constituent le coeur de la pensée magique, et il faut chercher à les comprendre en remontant au système général d'explication du malheur, la vision du monde des acteurs.

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Pour éviter toute généralisation excessive, je vais m'appuyer sur le cas des bacongo.

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¤ Le contexte : la situation du mukongo

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Le mukongo évolue dans la plus grande insécurité. A 40 ans, il aura vu mourir la plupart de ceux qu'il aura aimés : le paludisme, la dysenterie et les pneumonies sont souvent fatals aux petits enfants, le Sida fait des ravages chez les grands. Il a connu la guerre civile, avec ses horreurs, et la désolation qui en a résulté. Il vit au jour le jour, avec souvent moins d'un euro par jour. Mais il observe aussi qu'autour de lui, dans sa famille, dans son village, tout le monde n'est pas égal devant le malheur. Certains s'en sortent mieux que d'autres. Aussi, le mukongo se pose des questions; il se demande par exemple : "pourquoi suis-je moi si malheureux ?" et "pourquoi celui-là s'en sort-il aussi bien?" Idéalement, le malheur serait la rançon du vice et le bonheur la récompense de la vertu. Mais chacun voit bien qu'il n'en va pas ainsi. Alors pourquoi ? Pourquoi la vie est-elle si dure pour moi, et si douce pour Untel ?

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Ces questions, les ancêtres se les sont posées aussi. C'est précisément pour y répondre qu'ils ont élaboré au fil du temps ces représentations magiques du monde avec lesquelles notre mukongo a grandi. Indépendamment de leur utilité sociale, ces croyances magiques lui sont utiles, à lui personnellement. Elles lui offrent même ce qu'aucun cours de Sciences n'offrira jamais à nos élèves : moyennant l'aide de quelques spécialistes, tous à portée de main et de bourse, ces croyances lui proposent tout à la fois un diagnostic crédible sur les causes de son infortune et le remède idoine.

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¤ Le diagnostic et le remède

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C'est dans les situations de malheur, avons-nous dit, que les hommes ont recours à la magie. Aussi, représentons nous un mukongo dans le malheur. En quête d'explication, il ira consulter un féticheur généraliste: le devin (de nos jours il aurait aussi recours aux ressources du dispensaire, des sectes prophétiques, des églises, etc.). Le diagnostic porté par le devin se réfère généralement à l'un ou l'autre des quatre registres de causalité suivants :

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Les registres de la causalité magique

¤ L’action d'un Ancêtre. Les Ancêtres sont mécontents parce qu’on a trop tardé à organiser un matanga (fête de retrait de deuil en l’honneur du défunt), ou parce qu’on a omis de les consulter sur une affaire importante qui regarde le clan. Remède : se réconcilier avec les Ancêtres en implorant leur pardon et en leur donnant une fête (fête des morts, grand matanga).

¤ L’action d’un Aîné. C’est typiquement la malédiction jetée par le chef de famille contre un jeune qui s’est montré « ingrat » ; ce peut être aussi le sort jeté par une tante jalouse que vos enfants soient mieux habillés, mieux nourris que les siens. Remède : se réconcilier avec les Aînés en sollicitant leur pardon (eg, celui dont la « chance est attachée » fait amende honorable et se fend d’un cadeau à l'oncle maternel), ou en organisant une confession collective pour que les coeurs se débondent et que les comptes se soldent.

¤ L’action d’un Ndoki, le sorcier que son nkundu (la force maléfique qui le domine) ou ses pairs (le "kitémo de la nuit") poussent à "manger" ses proches. Remède : recourir aux services d’un chasseur de sorcier. Ce dernier identifie le sorcier et fait procéder à telle ou tele ordalie (not. l’épreuve du poison). Alternativement, on peut interroger le mort (c'est l'épreuve de la danse du cercueil).

¤ L’action d’un Esprit. La victime est possédée par un esprit maléfique. Remède : l’esprit identifié, on confie le malade au spécialiste de cet esprit ; il suivra alors une cure-initiation d’où il sortira guéri, et désormais spécialiste de cet esprit.

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Dans la pratique, c'est à la sorcellerie (lato sensu, les registres 2 et 3 ci-dessus) que sont imputées l'essentiel des infortunes. Il y a de bonnes raisons à cela.

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¤ La vision du monde des bacongo

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Comme les sociétés paysannes étudiées par George Foster, les bacongo se représentent le monde d'après l’image du Limited Good (cf. le texte de Foster ci-après). Selon cette vision du monde, les bonnes choses de la vie sont distribuées en quantité si limitée que "le profit de l'un est le dommage de l'autre" (Montaigne).

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L’image du Limited Good

Les comportements des paysans sont gouvernés par un système général de représentations en vertu duquel l’environnement dans son entier – l’univers social, économique, naturel – est structuré de telle sorte que toutes les choses importantes de la vie – la terre, la santé, l’amitié, l’amour, l’honneur, le respect, le pouvoir et l’influence, la sécurité – ne sont pas distribuées en quantité suffisante pour satisfaire ne fût-ce que les besoins minimums des villageois. Non seulement ces biens n’existent pas en quantité suffisante, mais il n’est pas dans le pouvoir des villageois d’ajouter en quoi que ce soit aux ressources existantes. Tout se passe comme si la pénurie de bonnes terres dans le village, un fait objectif, valait pour toutes les bonnes choses de la vie. (…)

Dès lors, tout progrès observé dans la situation de quelqu’un, en particulier dans le domaine économique, est perçu comme une menace pour la communauté tout entière. S’il n’existe qu’une quantité limitée des bonnes choses, quelqu’un forcément aura été dépouillé. Et comme il n’est pas toujours évident de savoir qui a perdu – ce peut être ego – chaque individu et chaque famille de la communauté se sent directement menacé. L’idée qu’on ne peut améliorer sa position qu’aux dépens des autres me paraît être la clef pour saisir l’image du Limited Good.

George Foster, Tzintzuntzan, Mexican village in a changing world, Waveland Press, 1988

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Dans l'esprit du mukongo, un individu ordinaire ne saurait avoir qu’une vie ordinaire, avec son lot de malheurs. Seuls échappent à la commune condition les individus capables de mobiliser des ressources extraordinaires: les sorciers. Il suit de là que toute réussite excédant une norme raisonnable est imputée à la sorcellerie. Las ! celle-ci est réputée n'améliorer le lot des uns qu'en aggravant celui des autres. Aussi, lui attribue-t-on presque toutes les infortunes survenues dans la communauté. D’où l'extrême gravité des accusations de sorcellerie, avec la chasse aux sorciers et ses conséquences tragiques : le bannissement ou la mort du sorcier présumé, la segmentation du lignage.

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Mais l'accusation de sorcellerie n'est pas le seul danger que court l'homme prospère. L'envie a bien d'autres moyens d'atteindre ses victimes (cf. le texte du Père Van Wing, ci-après). Les vieux ne manquent pas d'utiliser à des fins malveillantes la kindoki du clan (le pouvoir qu'ont les vieux d’attacher la chance des jeunes) ; un rival sans scrupules, une femme jalouse, un voisin mal embouché peuvent toujours recourir à l’intervention d’un féticheur spécialisé dans les envoûtements, etc...

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La sorcellerie et l’envie

La sorcellerie naît de l’envie (Kimpala). Le mukongo est très porté à ce vice, et il le sait : « nous autres, bacongo, nous sommes très envieux ». C’est une excuse courante. Qu’est-ce qui excite l’envie ? La préférence donnée à un autre, la prospérité d’autrui. Ses femmes sont fécondes, ses enfants grandissent sans accidents ; son petit bétail se multiplie ; ses plantations sont belles ; ses chasses sont heureuses ? Alors le coeur des hommes se retourne à son égard. Leurs yeux ne sont plus doux. Dans l’intime du coeur, ils trament contre lui. Aussi pendant la nuit l’homme prospère a-t-il des songes affreux. Il se voit vidé de lui-même par le ndoki. Bientôt cet homme devient morose ; son corps est brisé. Alors il s’en va consulter des féticheurs aux nkisi réputés. Dans les chemins on le voit marcher prudemment, car l’envie y cache des herbes qui provoquent des éruptions douloureuses, et des épines qui blessent horriblement. S’il rencontre un objet dont il ignore la provenance, ce ne peut être qu’un piège de l’ennemi. Araignées, crapauds, serpents, autant d’êtres malfaisants au service de l’envie. Les termites même, quand elles s’attaquent à sa couchette, sont un mauvais présage. L’envie a tant de moyens d’atteindre ses victimes. Elle peut se faire initier à tous les secrets de la kindoki chez quelque vieux nganga à la tête blanchie dans la pratique des maléfices ; une fois instruit, il est loisible à l’envieux de se transformer en crapaud, puce, araignée, et attaquer ainsi sa victime. Il a encore la faculté de se métamorphoser en boa, léopard, crocodile. Tout le monde sait cela. Des féticheurs ont des nkisi ad hoc ... Voilà ce que croit le mukongo au sujet de l’envie, le vice le plus exécrable qui soit.

R.P. VAN WING, Etudes Bacongo, Religion et Magie, 1921

Lexique : nkisi = fétiches ; ndoki = sorcier ; mukongo = un congolais ; nganga = féticheur

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J'ai résumé le système bacongo d'explication du malheur dans le schéma ci-après:

Le malheur, la sorcellerie et l’envie

a. Dans l'esprit du mukongo, seule la sorcellerie permet d’échapper à la loi commune (la misère).
b. Toute réussite excédant la norme est attribuée à la sorcellerie.
c. L’homme prospère excite l’envie du prochain.
d. Malédictions et sortilèges.
e. Victimes de la sorcellerie, "mangés" par les bandoki, minés par les sorts et les malédictions
f. Les envieux accusent l’homme prospère (ou un rival, un ennemi…) de sorcellerie
g. Exécution ou bannissement du sorcier présumé ; graves disputes pouvant conduire à la segmentation du lignage.

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En résumé, l'ordre magico-religieux bacongo peut être compris du point de vue du mukongo de base. Celui-ci a de bonnes raisons de croire ce qu'il croit et de faire ce qu'il fait.

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Le problème est évidemment que les actions magiques sont généralement inefficaces. Dans ces conditions, comment expliquer qu’elles perdurent ? La réponse se trouve chez Durkheim qui, dans "Les formes élémentaires de la vie religieuse" (1912), « reconstruit de façon convaincante ce qui se passe dans la tête du primitif. Au lieu d’y placer une logique tout à fait étrangère à la nôtre, il y place la même logique, et montre que les croyances magiques ont la même origine que les nôtres. En un mot, il nous les rend compréhensibles » (Raymond Boudon, Etude sur les sociologues classiques).

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Durkheim observe d'abord que nos savants eux-mêmes conservent souvent leur confiance à une théorie contredite par les faits. Et ils ont de bonnes raisons pour cela : "Quand une loi scientifique a pour elle l’autorité d’expériences nombreuses et variées, il est contraire à toute méthode d’y renoncer trop facilement sur la découverte d’un fait qui paraît la contredire. Encore faut-il être sûr que ce fait ne comporte qu’une seule interprétation et qu’il n’est pas possible d’en rendre compte sans abandonner la proposition qu’il semble informer. Or l’Australien ne procède par autrement quand il attribue l’insuccès d’un Intichiuma à quelque maléfice..." Les rituels n’ont pas été accomplis comme il fallait ; les dieux ou les ancêtres étaient de mauvaise humeur ce jour-là ; des interférences sont venues perturber l’expérience, etc.

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D'un autre côté, on ne peut renoncer à une théorie que si l'on dispose d’une théorie alternative. Or, dans les sociétés traditionnelles, le marché des théories n’est pas très actif et les interprétations du monde n’évoluent guère… A contrario, la mondialisation met les populations aborigènes brutalement en contact avec de nouveaux paradigmes, religieux ou scientifiques. Au 17ème siècle, quand les missionnaires capucins s’installèrent dans le Royaume de Kongo, ils virent affluer des mères implorant qu’on donne le baptême à leurs enfants malades (tombola mwana, ie. donner la chance à l’enfant). Aujourd’hui, les mères du pays Kongo fréquentent aussi bien le dispensaire que le féticheur, les sectes prophétiques, l’Eglise ou le Temple.

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Le problème de notre primitif originel est encore compliqué du fait que la réalité semble parfois donner raison à des croyances fausses. Durkheim observe ainsi que les rituels destinés à faire tomber la pluie sont précisément effectués à l’époque où elle a plus de chances de tomber: "Comme les rites, surtout ceux qui sont périodiques, ne demandent rien d’autre à la nature que de suivre son cours régulier, il n’est pas surprenant que, le plus souvent, elle ait l’air de leur obéir."

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Chez nous, il arrive fréquemment que les malades atteints du zona aillent consulter un guérisseur. Ils ont de bonnes raisons pour cela. Le zona est une maladie que la médecine soigne mal. Or, les guérisseurs obtiennent apparemment de bons résultats. En réalité, le zona passe généralement tout seul au bout de deux semaines. Or, le malade type consulte le médecin quand les démangeaisons deviennent intolérables, soit plusieurs jours après la survenue des premiers symptômes cutanés ; le problème persistant, il se tourne vers le guérisseur. Mais la maladie est alors en phase terminale... Aussi le patient impute-t-il sa guérison à l'action magique du guérisseur...

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