10 mars 2006

Liberté économique et liberté politique

Dans les milieux antilibéraux, on pose en axiome que la liberté économique est l’ennemi de la liberté politique. Qu’en est-il en réalité ?

Je soutiendrai que la liberté économique ajoute à la liberté en général, à la liberté politique en particulier ; et que toutes deux sont à l'origine de la richesse des nations.

1. Toutes deux servent le projet libéral

(i) Limiter le Pouvoir

En suivant Montesquieu, on peut voir dans le libéralisme une technique de "freins et de contrepoids" par lesquels "le Pouvoir arrête le Pouvoir" :

Ce qui assure la connexion entre le libéralisme économique et le libéralisme politique, c’est une conception de l’individu et de ses droits, définis corrélativement à ceux de l’Etat. (...) [Au minimum], l’Etat est le garant des contrats, dont il rend efficace l’exécution, comme il assure aux propriétaires la jouissance paisible de leurs biens. Même s’il est aussi discret et peu visible que possible, il est donc présent à toutes les transactions de la société civile. Non seulement " veilleur de nuit ", mais aussi médiateur et arbitre, il règle le jeu des intérêts, et maintient ou rétablit la paix entre les parties en conflit. L’Etat exerce donc des fonctions spécifiques, limitées, mais absolument essentielles. Malheureusement sa force, qui est nécessaire à la protection des particuliers, peut devenir une source d’abus contre lesquels ceux-ci doivent se prémunir.

R. BOUDON, F. BOURRICAUT : Dictionnaire Critique de la Sociologie.

Ici, il convient de distinguer entre les libertariens et les sociaux-libéraux. Selon les premiers, l'intervention de l'Etat doit être aussi réduite que possible : sortie de ses missions régaliennes, l'action publique revient en effet à "prendre aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas" (Bastiat). La Propriété étant inséparable de la Liberté, la Liberté se réduit quand l'Etat se répand. Il suit de là que l'Etat doit être minimal. De leur côté, moins arqueboutés sur les grands principes que les libertariens, les socio-libéraux reprennent avec Tony Blair le mot d'ordre de l'ordo-libéralisme : "le marché autant que possible, l'Etat autant que nécessaire".

Dans tous les cas, le libéralisme se propose de répondre à cette question fondamentale : "à quelles conditions charbonnier peut-il être maître chez lui ?" (Boudon, op. cit.)

(ii) comme la liberté politique, la liberté économique est un droit de l'homme essentiel

The core ingredients of economic freedom are personal choice, protection of private property, and freedom of exchange. Individuals have economic freedom when : (a) their property acquired without the use of force, fraud, or theft is protected from physical invasions by others and (b) they are free to use, exchange, or give their property to another as long as their actions do not violate the identical rights of others.

Fraser Institute (Index des libertés économiques)
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C'est dire que la liberté économique est fondée sur le droit de propriété. Pour les libéraux, il s'agit d'un droit naturel, qui en tant que tel s'impose à la Loi. La propriété est en effet inséparable de la faculté de créer, c'est à dire de ce qu'il y a de meilleur dans l'homme :
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Dans la force du mot, l'homme naît propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne ; la propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir ; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir.

BASTIAT : Propriété et Loi, Journal des Economistes, 15 mai 1848

Malheureusement, dans certains pays, prévaut encore l'économie de pillage et l'esclavage ; dans nos contrées, les excès de la redistribution et de la règlementation sont les formes modernes de la spoliation.

==> Extraits de "Tout passe" de Vassili Grossman

Anna Sergueievna : L'Etat achète le grain au kolkhoze six kopecks le kilo et vend le pain un rouble. Dans notre kolkhoze, on n'a pas donné aux paysans un seul gramme de grain en quatre ans. Et s'ils prennent une poignée de ce grain qu'ils ont, qu'on le veuille ou non, semé, ils sont condamnés à sept ans ! (...) Les ouvriers du bâtiment ont des tarifs : deux roubles et demi pour fixer une porte, pour encastrer une serrure. Mais pour ce même travail, fait un jour de congé, un particulier donnera cinquante roubles. L'Etat paie donc vingt cinq fois moins cher mais, malgré tout, c'est encore aux paysans qu'on prend le plus. Qu'il s'agisse des citadins ou des paysans, j'estime que l'Etat prend... un peu beaucoup. Les maisons de repos, les écoles, les tracteurs, la défense, je comprends tout cela mais vraiment on prend trop, il faudrait prendre moins. (...)

Ivan Grigoriévitch : Autrefois, je pensais que la liberté, c'était la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Mais la liberté s'étend à toute la vie de tous les hommes. La liberté, c'est le droit de semer ce que l'on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c'est le droit pour celui qui a semé de faire du pain, de le vendre ou de ne pas le vendre, s'il le veut. C'est le droit pour le serrurier, le fondeur d'acier, l'artiste de vivre et de travailler comme ils l'entendent et non comme on le leur ordonne. Mais ici il n'y a pas de liberté ni pour celui qui écrit des livres ni pour celui qui sème le blé ni pour celui qui fait des bottes... [...]

Dans le combat que les hommes livrent chaque jour pour vivre, dans les expédients auxquels recourent les ouvriers pour gagner un rouble de plus en travaillant la nuit, dans la lutte des kolkhoziens pour obtenir du blé et des pommes de terre, seul avantage qu'ils tirent de leur labeur, il devinait qu'il n'y avait pas seulement le désir de vivre mieux, d'habiller leurs enfants et de les nourrir à leur faim. Dans la lutte pour obtenir le droit de fabriquer des bottes, de tricoter des pull-overs, de semer librement ce que l'on veut transparaissait l'aspiration à la liberté, cette aspiration propre à l'être humain, naturelle, indestructible. Et cette même aspiration, il l'avait constatée chez les bagnards. La liberté était immortelle des deux côtés des barbelés.

2. La liberté économique sert la liberté politique

(i) les libertés économiques sont la cause ultime du développement économique

C’est la thèse que développe, à la suite d'Adam Smith et de Schumpeter, la "nouvelle histoire économique" (Douglass North, Prix Nobel d'Economie, "The rise of the western world", 1973). Le décollage de l'Angleterre et de la Hollande, puis le rattrapage par les autres, s'explique par une structure de droits de propriété qui a créé les incitations favorables à l'innovation : telle est la cause ultime de la croissance et du progrès technique.

Lorsque des arrangements institutionnels définissent et protègent convenablement les droits de propriété, le rendement privé des initiatives économiques se rapproche le plus possible de leur rendement social, et la structure des incitations est optimale. Les conditions sont alors réunies pour une croissance durable : cf. l'analyse de Paul Romer sur les institutions de marché et le progrès technique.

Il s'ensuit que le rôle prioritaire de l'Etat est d'instituer et de garantir les libertés économiques, i.e. les droits de propriété.

(ii) le développement économique favorise le plein exercice de la liberté politique

Le développement économique est un processus de modernisation au cours duquel émergent des valeurs et des aptitudes favorables à la démocratie et à la participation politique (cf. cette carte de Ronald Inglehart) ; les changements sociaux et culturels qu'il induit favorisent la floraison et la pérennité des institutions démocratiques. De fait, on observe une remarquable corrélation entre l'index des libertés publiques, l'index du niveau de vie et l'index des valeurs démocratiques.
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Deux conséquences en découlent : la mauvaise nouvelle, c'est qu'il ne suffit pas de promulguer la démocratie pour avoir la démocratie ; la bonne nouvelle, c'est que partout où le niveau de vie progresse, la démocratie progresse aussi.
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Pour un bon exposé des thèses de Ronald Inglehart, cf. son article classique: et, plus récent, son Human Development as a Theory of Social Change: A Cross-Cultural Perspective avec Chris Welzel et Hans-Dieter Klingemann.
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D'un autre côté, comme le montre Benjamin Friedman dans "The moral consequences of economic growth" (2005), la démocratie n'est pas éternelle. Quand l'égalité sociale progresse, la concurrence entre les groupes sociaux devient plus vive, et ceux qui ont le plus à perdre défendent becs et ongles leur pré carré. Pour peu que l'économie soit en panne de croissance, on voit fleurir alors, sur fonds de discours social-populistes et national-populistes, la haine de l'étranger, la haine des juifs, la haine des bourgeois, la haine du capital, la haine de l'Europe...
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Or, la croissance est le meilleur baume que l'on connaisse pour apaiser les tensions sociales qui accompagnent la démocratisation de la société. C'est dire que la démocratie a besoin des fruits de la croissance.
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(iii) à son tour, la liberté politique renforce l'effet de la liberté économique et contribue au développement économique

A l'évidence, observe Robert Dahl, les nations démocratiques sont plus prospères que les autres :

Depuis deux siècles, l’économie de marché a généralement produit davantage de prospérité que tout autre système économique. Les nations démocratiques contemporaines ayant toutes une économie de marché, et les nations à économies de marché ayant plus de chances d’accéder à la prospérité, il en résulte que les nations démocratiques contemporaines sont souvent des nations prospères.

Les démocraties disposent d’autres avantages économiques. En premier lieu, les nations démocratiques s’attachent à développer l’éducation ; or, une population active éduquée favorise la croissance économique et l’innovation. En second lieu, l’empire du droit trouve dans les démocraties un terrain plus favorable : les juges y sont plus indépendants ; les droits de propriété mieux protégés ; les obligations contractuelles mieux respectées ; l’intervention arbitraire de l’Etat et des politiciens dans la vie économique moins fréquent. Enfin, les économies modernes dépendent des communications, et les barrières à la communication sont moins élevées dans les démocraties ; l’accès à l’information et l’échange d’informations y sont plus aisés, et beaucoup moins dangereux que dans la plupart des systèmes non démocratiques.
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En résumé, malgré quelques notables exceptions dans les deux cas, les nations démocratiques contemporaines ont constitué un environnement plus hospitalier que les nations non démocratiques pour accéder aux bienfaits de l’économie de marché et de la croissance économique.


Pour autant, s’il est vrai que la démocratie et l’économie de marché profitent l’une à l’autre, nous ne devons pas perdre de vue le coût que celle-ci impose à celle-là. Parce qu’elle crée de l’inégalité économique, l’économie de marché réduit les chances d’accéder à une véritable égalité politique entre tous les citoyens des nations démocratiques.
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Robert DAHL, On democracy, Yale UP, 1998

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Voici comment David Landes décrit, dans Richesse et Pauvreté des Nations, la société idéale pour la croissance et le développement.

"La société idéale pour la croissance et le développement serait celle qui :

1. saurait utiliser, gérer et construire les instruments de production et créer, adapter et maîtriser de nouvelles techniques sur le front de l’innovation technologique ;

2. saurait inculquer ce savoir et ce savoir-faire aux jeunes, soit par l’enseignement général, soit par l’apprentissage ;

3. choisirait les individus selon leurs compétences et leur mérite relatif les promouvrait et les rétrograderait selon leurs résultats ;

4. laisserait les coudées franches à l’entreprise individuelle ou collective ; encouragerait l’esprit d’initiative, la concurrence et l’émulation ;

5. permettrait aux individus de jouir pleinement des fruits de leur travail et de leur entreprise.
Ces critères ne vont pas sans leurs corollaires : égalité des sexes (ce qui double le vivier des talents), absence de discrimination fondée sur des critères non pertinents (race, sexe, religion, etc.), et aussi préférence pour la rationalité scientifique (les moyens appropriés aux fins) contre la magie et la superstition (irrationalité).

Une telle société jouirait également du type d’institutions sociales et politiques qui favorisent la réalisation de ces objectifs plus généraux, institutions qui, par exemple :

1. garantiraient les droits à la propriété privée, afin d’encourager l’épargne et l’investissement ;

2. garantiraient les droits à la liberté individuelle, les protégeant contre les abus de la tyrannie et le désordre privé (criminalité et corruption) ;

3. feraient respecter les droits de contrat, explicites et implicites ;

4. assureraient un gouvernement stable, pas nécessairement démocratique, mais régi par des règles connues du public (un gouvernement par la loi et non par les hommes) ; dans le cas d’un système démocratique, c’est-à-dire fondé sur des élections périodiques, la majorité l’emporte mais ne viole pas les droits des perdants, qui acceptent leur défaite en attendant un retour de fortune issu des urnes ;

5. assureraient un gouvernement attentif, à l’écoute des doléances, et disposé à redresser les torts ;

6. assureraient un gouvernement honnête, de sorte que les acteurs économiques ne soient pas tentés de rechercher des avantages et des privilèges dans le cadre du marché ou à l’extérieur ; dans le jargon économique, il ne devrait pas y avoir de rentes de situation ou de faveurs ;

7. assureraient un gouvernement efficace, modéré, modeste dans ses besoins ; cela devrait avoir pour effet de maintenir les impôts à un niveau bas, de contenir les prétentions du gouvernement sur le surplus social et d’éviter les privilèges.

Une société idéale de ce type se caractériserait également par l’honnêteté qui serait garantie par la loi ; mais, dans l’absolu, la loi ne devrait pas être nécessaire. Les individus penseraient qu’être honnête est chose normale (que cela paie) et vivraient et agiraient en conséquence.

Il est d’autres corollaires : cette société serait marquée par la mobilité géographique et sociale. Les gens, mus par la recherche de meilleures perspectives, se déplaceraient librement ; leur réussite matérielle et sociale dépendrait de ce qu’ils feraient ou ne feraient pas d’eux-mêmes. Cette société priserait le nouveau plutôt que l’ancien, la jeunesse plutôt que l’expérience, le changement et le risque plutôt que la sécurité. Elle ne serait pas fondée sur un partage égal, car les talents ne sont pas égaux ; mais elle tendrait à une distribution plus uniforme des revenus que ce que l’on trouve dans un système reposant sur les privilèges et les faveurs. Sa classe moyenne serait relativement nombreuse. Cette égalité plus grande se manifesterait par une uniformisation des tenues vestimentaires et des relations plus faciles entre classes sociales.

Ce sont ces vertus qui ont favorisé le progrès matériel et économique, et ce n’est pas une coïncidence si la première nation industrielle fut celle qui se rapprocha le plus de ce type nouveau d’organisation sociale."